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Un des plus grands mathématiciens du XXe siècle : Gaston Julia

Écrit par Christian Mira. Associe a la categorie Sciences et Techniques

En 1975, le terme "fractal " est créé pour désigner des structures mathématiques complexes, décrivant des situations reconnues depuis peu dans un grand nombre de domaines de la science. Quasi simultanément, apparaît l'expression " ensembles de Julia " associée à ce nouveau mot.

Avant cette date, Julia n'était connu que d'un petit nombre de mathématiciens spécialistes de la théorie de l'itération.

Gaston Julia1 GastonDepuis, ce nom devient courant dans la plupart des disciplines scientifiques, et les articles citant les " ensembles de Julia " sont de plus en plus nombreux. Cette reconnaissance internationale, devenue maintenant interdisciplinaire, a pour origine un article de 200 pages " Mémoire sur l'itération des fractions rationnelles ", publié en 1918 dans le Journal de Mathématiques Pures et Appliquées. À l'époque, Gaston Julia avait 25 ans. Cette remarquable publication lui valut le Grand prix de mathématiques décerné par l'Institut, distinction couronnant ainsi l'un des plus grands mathématiciens du XXe siècle. Peu nombreux sont les Pieds-Noirs qui savent que cet illustre savant est l'un des leurs, né en 1893 sur cette terre d'Oranie où il vécut jusqu'à 18 ans.

Qui est donc Gaston Julia, élu le 5 mars 1934, membre de l'Institut (Académie des Sciences), devenant à 41 ans son plus jeune membre? Pourquoi sa notoriété concerne-t-elle maintenant de si nombreux domaines scientifiques ? Le but de ce texte est de tenter une réponse à chacune de ces deux questions. Un article publié le 24 mars 1934 dans le n° 4751 de L'Illustration, avec les informations que son fils Marc ( lu i-m ê m e membre de l'Académie des Sciences, ainsi que son frère Sylvestre), a eu l'amabilité de me communiquer, vont fournir les éléments de réponse à la première question. Quant à la seconde, c'est en tant que chercheur universitaire que j'essaierai d'y répondre le plus simplement possible, mon travail ayant été orienté par le mémoire de 1918, et un contact avec son auteur en 1963.

L'Illustration, célèbre hebdomadaire de l'avant-guerre, intitulait son article " Le plus jeune membre de l'Institut, grand mathématicien français ". Dès le début, ce journal montre dans quelles circonstances l'Oranie a été le cadre où se sont révélées les qualités intellectuelles exceptionnelles du jeune Gaston, et où ses maîtres ont très vite pressenti chez ce surdoué un avenir particulièrement brillant. Une citation d'extraits significatifs de l'article permet, en effet, de retracer une tranche de vie déjà bien pleine. Celle qui aboutit à son entrée, en 1934, à l'Académie des Sciences.

Une jeunesse en Oranie

" C'est parce qu'il avait commencé par être premier dès l'âge de 5 ans, dans la classe enfantine de sœur Théoduline à Sidi-Bel-Abbès, qu'une mère énergique lui assigna une fois pour toutes, cette règle de vie: toujours premier!... Sœur Théoduline encouragea la maman à maintenir la devise. Et la devise fut maintenue. D'abord chez les Frères des écoles chrétiennes qui prirent l'enfant deux ans plus tard et bientôt, déclarèrent aux parents: " Il faut l'envoyer au lycée; tâchez d'obtenir une bourse ". C'est seulement une demi-bourse pour le lycée d'Oran qu'obtint le jeune Gaston, dont le père, artisan mécanicien, gagnait durement sa vie à réparer les machines agricoles dans la campagne oranaise ".

" Tu ne peux entrer en cinquième; les camarades ont un an d'allemand et tu ne sais même pas le lire! ". Tel fut l'accueil à Oran.

- " Gardez-moi un seul mois! ", supplia le gosse.

" Et, en un mois, sans d'autre professeur que son livre et ses petits camarades, Gaston Julia rattrapa ses condisciples et les dépassa, puisqu'il fut premier à la fin de l'année en allemand, comme dans tout le reste, y compris la gymnastique et la fabrication des toupies, des cerfs-volants, que tout enfant pauvre doit faire de ses mains. La devise était sauve. Elle le demeura jusqu'au bachot, jusqu'à la bourse, entière cette fois, pour Janson-de-Sailly, classe de mathématiques supérieures ".

Préparation des concours des Grandes Écoles et élève de l'École normale supérieure

Cet " exil " en métropole, loin de sa terre natale, permet à Gaston Julia de manifester encore plus spectaculairement des dons hors du commun. C'est ainsi que L'Illustration poursuit en décrivant une nouvelle et capitale étape de la vie du grand mathématicien pied-noir.

" Le duel avec la destinée avait été dur pour l'enfant; pour l'adolescent, il commença à devenir tragique, en attendant de toucher au sublime pour l'homme mûr. Gaston Julia rentre à Janson par l'infirmerie où il doit lutter d'abord contre une typhoïde dont il ne triomphe qu'en novembre. Conséquence: deux mois de retard à l'entrée en " taupe ", cette classe si difficile qu'elle exige au moins deux années de préparation en bonne forme pour livrer un polytechnicien ou un normalien sciences présentable. Gaston Julia se contente des huit mois qui lui restent pour se faire admettre simultanément à Normale et Polytechnique. Deux fois premier, naturellement. L'esprit du jeune normalien n'a jamais encore connu de détente. Son seul souvenir de luxe est cette boîte de compas que le proviseur de Janson lui permit d'acheter, non sans bougonner, sur les 200 F d'argent de poche que versaient pour lui les anciens du lycée. Ces compas..., et certain violon d'enfant, cadeau de sa mère, sur lequel un officier de la Légion (il y a de tout dans la Légion, même des artistes) lui avait appris les rudiments de la musique. À Normale, la musique, comme chacun sait, hante les " turnes " et les couloirs. Le mathématicien prodige découvre Bach, Schubert, Schumann, tout en préparant l'agrégation ".

Le héros

" Cette fois, le candidat ne peut attendre le classement. Le 4 août 1914, celui-ci n'était pas encore terminé, que Gaston Julia endossait, au 57e de ligne, à Libourne, la capote de soldat. Et le soldat Julia, bientôt caporal, puis sous-lieutenant, montait au front avec le 144, régiment d'Infanterie pour y devenir, du premier coup, le premier jour, le prototype du héros: " le 25 janvier 1915, a montré le plus profond mépris du danger. Sous un bombardement d'une extrême violence, a su malgré sa jeunesse (22 ans) prendre un réel ascendant sur ses hommes. Atteint d'une balle en pleine figure lui occasionnant une blessure affreuse et ne pouvant plus parler, a écrit sur un billet, qu'il ne voulait pas être évacué; ne s'est rendu à l'ambulance que quand l'attaque a été refoulée. Cet officier voyait le feu pour la première fois ". Par l'infirmerie - je veux dire le Val-de-Grâce - le jeune homme était une fois de plus reconduit aux mathématiques. Je ne sais si vous avez eu jamais à calculer quoi que ce soit durant une rage de dents. Personnellement, je n'ai jamais compris que l'esprit pût reconnaître des symboles, tandis que les nerfs tiraillent la chair. Or, la blessure de Gaston Julia (le nez emporté) entraîne la plus horrible des souffrances de ce genre. Une douleur faciale de tous les instants que la cicatrice, longue à venir, ne calmera d'ailleurs jamais entièrement. C'est dans cet état pitoyable que cette tête de mathématicien français reprend et développe sa pensée créatrice un moment interrompue. Maîtrise, dans tous les sens du terme ".

La carrière d'un savant reconnu

Comme indiqué plus haut, elle débute en 1918 avec le Grand prix de mathématiques décerné par l'Institut. Ce prix fut suivi de multiples distinctions. C'est ainsi que l'université de Stockholm l'appela à la même chaire où Painlevé connut sa première gloire. Il fut élu en tant que membre étranger à l'Académie d'Upsal et à l'Académie Pontificale de Rome, puis le 5 mars 1934 membre de l'Institut. De façon surprenante, L'Illustration de mars 1934 prophétise la consécration actuelle interdisciplinaire des résultats de 1918, ceci dans les termes qui suivent: " Souvenons-nous seulement que le jeu des symboles mathématiques trouve, tôt ou tard, son application aux sciences du réel. Qui soupçonnait, il y a soixante ans, que les " matrices algébriques " de notre grand Hermite devaient servir, en 1925, aux travaux dHeisenberg touchant la structure de la lumière, ou encore que le " calcul différentiel absolu " du célèbre italien Levi Civita pût devenir l'outil indispensable à la formulation des théories physiques de M. Einstein ? Sachons donc que les travaux de M. Gaston Julia sont strictement du même ordre. Les savants étrangers en sont d'accord, au moins autant que les collègues français du nouvel académicien ".

En tant que professeur à l'École Normale Supérieure, Polytechnique, l'Université de Paris, Gaston Julia, par son imposante personnalité, a laissé une très forte impression auprès de ses anciens élèves. À ce sujet, son fils Marc nous dit: " En plus de la compétence, il avait une très forte présence que les auditeurs n'oubliaient pas. Cinquante ans après, certains de ces anciens élèves me disent des choses très touchantes qui témoignent de l'influence produite ".

L'homme, sa famille, l'attachement à la terre natale

L'article de L'Illustration nous donne un premier accès au cadre familial de ce génie: " Et maintenant bien que le seuil de l'intimité ne doive pas être franchi par le journaliste, s'il vous arrive en passant dans certaine rue calme de Versailles d'entendre monter d'un jardin clos, les cris joyeux de 6 petits garçons, ou encore un duo de piano et de violon dépassant franchement l'ordinaire niveau des amateurs, admirez qu'une demeure aussi pleinement vivante soit celle de M. Gaston Julia et de son infirmière du Val-de-Grâce, Mlle Marianne Chausson, devenue sa femme en 1918. Si d'aventure, vous croyiez encore au poncif du grand mathématicien perdu dans les nuages, distrait de la vie, faites-en votre deuil. C'est dans la vie tout court, réelle, totale, que cette fois le plus jeune des académiciens français (41 ans) mérite aussi le premier prix de courage ".

 


Gaston Julia, Mme Julia et leurs six garçons
(coll. Particulière)

 

Son fils Marc complète cette information en nous donnant une image plus intime de ce grand homme, et de sa très forte personnalité.

" Ma première réflexion sera qu'il vivait intensément. Dans notre enfance, et même après, la première impression était la force. Il savait tout, pouvait répondre à n'importe quelle question. Mes frères et moi en posions beaucoup. Nous avons appris énormément en l'écoutant, même sans nous en rendre compte sur le moment. Nous habitions Versailles, et ses cours et réunions se passaient à Paris. Il s'arrangeait pour grouper ces activités au début de la semaine. Quand il revenait le soir d'une journée à Paris, il nous faisait un récit détaillé des entrevues, discussions, avec commentaires. Il avait une mémoire d'éléphant comme on dit, de sorte qu'il pouvait reproduire les discussions mot pour mot. On se croyait au théâtre, ou au cinéma. Au début nous ne connaissions pas les personnes qu'il avait rencontrées. Peu à peu elles devenaient familières. Je dois dire que mon père avait un jugement très sûr sur les personnes, et ce que j'ai appris enfant m'a servi par la suite.

Il savait écouter les autres, mais n'avait pas beaucoup de patience pour les sottises, ou bien pire, ce qui lui paraissait de mauvaise foi. Il l'exprimait souvent de façon abrupte de sorte que, comme l'a dit l'un de ses amis, il avait de très bons amis, mais aussi de très bons ennemis. Mon père souffrait de temps en temps de crises de névralgies faciales, suites de sa blessure de guerre. Elles provoquaient des souffrances épouvantables. À ces moments-là mes frères et moi, bien que normalement assez bruyants, savions qu'il fallait nous tenir tranquilles. Un de nos très bons souvenirs est celui de fins d'après-midi à la campagne où nos parents jouaient de la musique à la maison. Les sonates pour violon et piano de Mozart étaient de leurs morceaux favoris. Le rôle de notre mère, tout d'amour et de générosité, a été crucial aussi bien pour rendre l'existence paisible à notre père, que pour nous les enfants à qui elle a permis de grandir sans être écrasés par la personnalité si forte de notre père ".

Cependant cette si forte personnalité était respectueuse des choix de ses enfants, ainsi que le dit Marc Julia: " Je dois dire d'ailleurs qu'il n'a fait aucune objection quand j'ai annoncé mon désir d'étudier la chimie. Au contraire, il m'a fait rencontrer des gens de ce métier, ce qui m'a été très utile pour voir plus clair et m'orienter ".

Maintenant un point qui touche de plus près les lecteurs de l'algérianiste: l'homme en relation avec ses racines.

Son fils définit cette relation ainsi: " Mon père avait gardé un grand attachement à sa terre natale. Il y est retourné de nombreuses fois entre les deux guerres pour rendre visite aux siens, ou présider la distribution des prix au lycée d'Oran. Il y était attaché comme tous les êtres humains pour les endroits où ils ont " traîné leurs guêtres " étant enfants; qu'ils aient joué aux billes sur le trottoir des villes ou fait voler des cerfs-volants dans la campagne. Ses parents et ses deux soeurs avec leurs familles avaient continué à vivre dans l'Oranais alors que les deux garçons Gaston et Roger avaient fait leurs carrières en métropole. La partie "algérienne" de la famille est rentrée en métropole en 1962 ".

Les ensembles de Julia

À la fin du XIXe siècle le mathématicien allemand Von Koch définissait un " objet " mathématique nouveau en utilisant la construction géométrique simple de la figure ci-dessous. À partir d'un triangle équilatéral, cette construction revient à ajouter à chaque segment de droite un triangle équilatéral à égale distance des extrémités, en la répétant indéfiniment. La limite de l'enveloppe ainsi obtenue est une structure géométrique complexe appelée fractale en 1975.

 

 

Cette structure jouit de propriétés surprenantes. Chacune de ses parties reproduit la totalité (auto similarité). Elle présente un aspect tout à fait identique quelle que soit l'échelle considérée (le tout est semblable aux parties mêmes infinitésimales). Considérant que la dimension d'un point est zéro, celle d'une courbe est un, celle d'une surface est deux, la dimension de la structure obtenue est non entière et se situe entre celle d'une courbe et celle d'une surface.

 

   
Un " ensemble de Julia ". La figure de droite est un agrandissement d'une toute petite portion de celle de gauche, montrant ainsi la propriété d'auto-similarité.

 

L'apport capital du mémoire de 1918 a été de montrer que de telles structures géométriques complexes peuvent être engendrées par des équations appelées selon la discipline scientifique: itérations, équations aux récurrences, transformations ponctuelles, modèles mathématiques discrets. Les résultats de Gaston Julia ont permis ainsi la transition d'une situation purement géométrique à une situation dynamique, c'est-à-dire celle des phénomènes qui évoluent dans le temps.

La " prophétie " de l'auteur de l'article de L'Illustration est accomplie, car maintenant la situation fractale se présente comme assez générale. Elle se rencontre fréquemment dans l'évolution des phénomènes dynamiques. La nature apparaît fractale (poumons, nuages, amas galactiques, réseaux hydrographiques, etc ...). Plus particulièrement, ces structures complexes sont associées aux comportements de la théorie du chaos avec des applications dans de nombreux domaines (physique, mécanique des fluides, chimie, botanique, biologie, etc ...). Depuis peu les fractales sont utilisées pour charger des images fixes, ou des vidéos sur un ordinateur.

Les ordinateurs permettent aussi de visualiser les solutions des équations de la dynamique, en particulier celles étudiées par Julia. Ces solutions se traduisent généralement par des images d'une surprenante beauté. À l'époque, Poincaré disait: " Le savant digne de ce nom, le géomètre surtout, éprouve en face de son oeuvre la même impression que l'artiste; sa jouissance est aussi grande et de même nature. Si je n'écrivais pour un public amoureux de la Science, je n'oserais pas m'exprimer ainsi; je redouterais l'incrédulité des profanes. Mais ici, je puis dire toute ma pensée. Si nous travaillons, c'est moins pour obtenir ces résultats positifs auxquels le vulgaire nous croit uniquement attachés, que pour ressentir cette émotion esthétique et la communiquer à ceux qui sont capables de l'éprouver ". De nos jours, un nombre croissant de familles dispose d'un micro-ordinateur. Mêmes les profanes peuvent ainsi avoir accès à l'émotion esthétique que procurent les ensembles de Julia.

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