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Le four solaire de La Bouzaréah

Écrit par Maurice Touchais. Associe a la categorie Sciences et Techniques

Technique française en Algérie, le miroir solaire de la Bouzaréah

Il est un point d'histoire généralement ignoré: I'Algérie a connu une crise énergétique, trente ans avant la Crise mondiale de 1973. Les centrales thermiques algériennes, qui fonctionnaient en effet avec du charbon venant le plus souvent d'Angleterre voyaient, en 1943, les navires charbonniers couler régulièrement en Atlantique du fait de la guerre sous-marine. Les charbons algériens de remplacement Kenadza Djérada, étaient extrêmement cendreux, et leur faible teneur en matières volatiles les rendaient impropres à une utilisation dans les chaudières au charbon pulvérisé, alors installées dans certaines grandes centrales.

Le Gouvernement Général de l'Algérie chargea alors l'auteur, spécialiste de la thermique, d'étudier les possibilités d'utilisation de l'énergie solaire, si abondante au Sahara, pour soulager, autant que faire se pouvait, les centrales thermiques du pays. A moins d'envisager un transport de chaleur sur plus de 1000 km, le problème apparut rapidement quasi insoluble, en raison de l'absence, dans le désert, de la source froide exigée par la thermodynamique.

L'idée ne fut pas abandonnée pour autant. Un peu plus tard, le Conseil Supérieur de la Recherche Scientifique Appliquée en Algérie (C.S.R.S.A.A.) envisagea des applications chimiques de l'énergie solaire. Il paraissait possible, en effet, de fabriquer au four solaire (où peuvent se développer des températures extrêmement élevées) du nitrate de soude, en partant d'une réaction d'oxydation de l'azote atmosphérique (qui se produit à 3000 °C), réaction généralement utilisée dans certains pays nordiques, abondamment pourvus d'énergie hydraulique, grâce à l'arc électrique. Ce nitrate de soude était nécessaire à l'agriculture algérienne.

C'était toute une industrie à mettre au point; on ne connaissait guère que quelques essais de laboratoire, à petite échelle, en France et aux Etats-Unis. La solution du problème fut confiée au même spécialiste qui était allé enquêter au Sahara. Il est exaltant, pour un ingénieur, d'avoir à résoudre un problème entièrement nouveau, sans aucun précédent, sans bibliographie possible: un but à atteindre, une feuille blanche et cent millions pour y parvenir, c'était les seules données... Mais nous étions en Algérie; I'Administration n'était pas encore alourdie de ces contrôles interminables et de cette fuite incessante devant les responsabilités qui caractérisent si bien l'Administration du Vieux Pays, de l'autre côté de l'eau. Il fallait aller de l'avant et l'on faisait confiance.

Les études furent longues; il fallut tout inventer. Pendant que les études théoriques se développaient, des expériences étaient entreprises à la Faculté des Sciences d'Alger pour mettre au point le réacteur spécial et définir les conditions optimales de la réaction. Le premier gramme de nitrate de soude solaire ne fut obtenu que vers 1951, tant il y eut de difficultés à surmonter. Avaient pris part aux études non seulement les Bureaux d'ingénieurs ETELEC de M. Touchais, agissant en maître d'oeuvre pour les parties optiques et thermiques et A. Harouimi, Ingénieur-Conseil, pour le Génie Civil, mais aussi les professeurs de Chimie Guillemonat, de Physique Wolfers, Savornin et Crausse, l'ingénieur Général des Mines Betier ordonnateur des dépenses, et surtout L. Frixon ingénieur, directeur de la Production à Electricité et Gaz d'Algérie, qui fut le véritable promoteur de l'opération.

On passa alors à l'étude de l'appareil industriel prototype, dont la puissance incidente fut fixée à 50 kW. Il avait été projeté de répartir un grand nombre de ces miroirs réacteurs sur les Hauts Plateaux algériens. Une grande industrie pourrait ainsi y naître.

En réalité, le prototype devait également permettre de procéder à des études expérimentales à plus grande échelle que celles qui avaient été exécutées jusqu'ici à l'aide de miroirs de 2 m de diamètre, provenant de projecteurs de D.C.A. et vendus par l'Armée. Une certaine précision de l'optique et des mécanismes devait donc être recherchée, afin de se placer dans les meilleures conditions possibles.

Cinq projets furent étudiés pour être assuré que tous les aspects du problème à résoudre avaient été bien méthodiquement examinés. Un sixième projet, tenant compte de toutes les observations faites, fut alors confié à une firme française, les Ets Sauter-Harle, à Paris, avec la collaboration du Centre technique de l'aluminium (pour le traitement des surfaces et la formation des miroirs), et de quelques autres industriels.

four-solaire

 

                    L'appareil, qui avait désormais pris le nom d'Héliodyne et qui pesait près de 40 tonnes, fut installé à l'observatoire d'Alger-Bouzaréah, où une station solaire fut organisée. Les particularités de l'appareil étaient les suivantes:

–Miroir paraboloïde de 8,40 m de diamètre, monté sur charpente treillis en aluminium AG-5, avec tendeurs de précontraints afin de réduire au maximum les déformations soit au cours des mouvements, soit sous l'effet du vent (qui pouvait souffler à 200 km/h).

–Distance focale: 3,14 m, monture équatoriale. La concentration dans le plan focal était de 21.000 soleils, ce qui donnait la plus forte concentration de rayons ultra-violets obtenue jusqu'alors dans le monde. Cela était dû à la nature exceptionnelle de la surface réfléchissante, qui était en aluminium 99,99 brillanté et légèrement anodisé (15) pour protéger la surface. Le facteur de réflexion d'un tel miroir était de l'ordre de 0,80, à peu près dans tout le spectre. La surface avait été conçue pour une fabrication industrielle en grande série. Les miroirs élémentaires, au nombre de 144, étaient en effet obtenus à la presse, ce qui était une gageure.

Mais le plus remarquable était la précision du mécanisme de poursuite du soleil: 4 cent millièmes, soit une erreur de 4 m pour un observateur placé à 100 km. Et, cependant, les réducteurs d'entrainement pouvaient être soumis à des couples énormes dus aux coups de vent (soit 10.000 m/kg) sans que cette précision en souffrit beaucoup. Le mouvement d'orientation de l'appareil n'était pas commandé, comme cela se fait d'habitude et se fait encore, par cellules photoélectriques (ou photorésistances), mais par l'horloge de l'observatoire elle-même L'Héliodyne se comportait, en somme, comme une horloge fille dont l'horloge mère était celle qui donnait l'heure astronomique: l'intérêt d'un tel dispositif était de rendre la régulation indépendante de la nébulosité.

La concentration énergétique était tellement grande, qu'une erreur d'une seconde de temps (soit 15 secondes d'arc) eût provoqué des désastres. Des écrans de sécurité étaient d'ailleurs prévus, qui pouvaient être déclenchés en cas de nécessité.

Tout le dispositif de contrôle et de régulation avait été fabriqué et monté dans les laboratoires du bureau ETELEC de M. Touchais. Il eût été extrêmement dangereux, d'ailleurs, de vérifier le premier réglage du miroir directement au soleil. L'opération se fit donc sur la pleine lune, qui a à peu près le même diamètre apparent que le soleil. C'est ce qui fixa la date du 17 août 1954 à minuit. On peut concevoir quelle fut la satisfaction de l'auteur du projet, maître d'oeuvre, en constatant que la forme et les dimensions de l'image focale étaient exactement celles qu'il avait lui-même calculées trois années auparavant.

Et là se place une anecdote amusante. En faisant cette vérification, l'auteur eut à se placer dans le flux lumineux réfléchi, et il fut surpris de sentir se répandre en lui comme une douce chaleur: il était le premier homme au monde à se chauffer les mains à la lumière de la Lune !

Hélas ! moins de trois ans plus tard éclatait la première bombe de la rébellion algérienne. Les crédits de fonctionnement furent immédiatement stoppés. Il n'était plus question de recherche scientifique, mais de survie. Tout le programme d'essai qui avait été commencé fut abandonné. Non seulement on ne fabriqua pas le nitrate de soude pour lequel l'appareil avait été construit, mais les essais d'obtention d'hydrogène par pyrocatalyse de la vapeur d'eau, qui avaient été aussi prévus ne furent pas entrepris non plus. Et l'Héliodyne, dont l'énorme corolle se profilait parfois sur le ciel, juste au-dessus de Notre-Dame d'Afrlque, devenait le témoin de cette civilisation française-algérienne, jusque-là triomphante et qui avortait stupidement.

Aujourd'hui, l'Héliodyne –qui a résisté aux morsures du temps, démontrant l'excellence de sa fabrication– nettoyé de la poussière qui le recouvre, est parfois montré aux diplomates étrangers, comme preuve, hélas ! muette et triste, de l'"audace" de la nouvelle science algérienne...

Maurice TOUCHAIS,

Ex ingénieur en chef d'Electricité et Gaz d'Algérie; ex-ingénieur en chef de l'Association algérienne des propriétaires d'appareils à vapeur et électriques (A.A.P.A.V.E.); ingénieur-conseil en thermique et automatique (cabinet E.TE.L.E.C.); ingénieur physicien de recherche C.N.R.S. à l'lnstitut de l'énergie solaire de l'Université d'Alger (I.E.S.U.A.) en retraite. Ancien président de la Société des sciences d'Afrique du Nord.

 in L'Algérianiste n°3 de juin 1978

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