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Les ponts de Constantine

Écrit par Jean Bayol. Associe a la categorie Constantinois

 

On ne peut évoquer les gorges .du Rhumel sans parler des ouvrages d'art qui les franchissent. La Constantine moderne ne serait pas ce qu'elle est sans ses ponts.

Leurs silhouettes familières font si intimement partie du panorama de la cité d'aujourd'hui que rares sont les cartes postales où l'un ou l'autre de ces ponts ne figure pas. Sans compter les peintures qui les ont fixés sur la toile. La chanson populaire .s'en est emparée. La rivalité économique entre Philippeville et Constantine en a fixé le litige :

A Philippeville au moins il y a le pont romain...
A Constantine, il y a le pont suspendu, etc. I

Et pourtant, de 1304 à 1792, c'est-à-dire durant près de cinq siècles, aucune artère carrossable ne franchissait les gorges
.

1. — Le pont d'El Kantara

En 1792, Salah Bey avait fait restaurer l'ancien pont romain par son architecte maltais Bartolomeo. C'est le seul ouvrage qui existait lors de la prise de Constantine par les Français qui l'appelèrent « le pont d'El Kantara » (2). Mais il manquait de solidité et ne put supporter longtemps le trafic de plus en plus dense provoqué par l'essor de la cité. Aussi, ce qui devait arriver survint, le 18 mars 1857, à 7 heures et demie du matin.

Ce jour-là, un contingent d'infanterie passait sur le pont, suivi d'une ordonnance chevauchant la monture de l'officier de service. Les hommes allaient atteindre la rive droite, lorsque soudain, le cheval, au moment de s'engager à son tour sur le tablier, refusa d'avancer.

Les sens affinés de l'animal avaient été alertés par des vibrations suspectes, imperceptibles aux hommes. L'ordonnance mit pied à terre et prit le cheval par la bride. Mais celui-ci n'en refusa pas moins d'avancer. A peine le dernier fantassin eût-il franchi le pont que ce dernier s'écroula dans l'abîme avec un fracas épouvantable, entraînant dans sa chute le siphon adducteur des eaux du Djebel Ouâch.

Il fallut donc songer à réparer au plus vite cette voie essentielle à la circulation ainsi que le siphon rompu. La solidité de ce qui restait du pont n'inspirant plus confiance, on décida de faire place nette à coups de canon. Le 29 mars 1857 fut pour les Constantinois, qui se rendirent en foule sur les lieux, un jour de grand spectacle. Sur la grande voûte en aval du pont deux pièces d'artillerie furent mises en batterie, prêtes à ouvrir le feu. A 12 heures précises, une première, puis une deuxième décharge ne firent que peu de dégâts, à peine quelques lézardes ! Les vieux moellons romains avaient la vie dure. Ce n'est qu'au quarantième coup .de canon que les restes du tablier, avec le haut des piles, s'écroulèrent enfin dans l'abîme au milieu d'un énorme nuage .de poussière. La foule poussa une immense clameur, tandis que femmes et jeunes filles s'affolaient à la vue des innombrables rats et autres bestioles détalant à toute vitesse dans toutes les directions. Pour une fois, ces gorges, décor de tant de scènes tragiques au cours des siècles, avaient fourni aux Constantinois un divertissement de choix et tout: à fait inédit.

Pour plus de sûreté, le tablier ,de l'ancien pont fut remplacé par une arche unique en fer, d'une portée de 56 mètres, jetée à 120 mètres au-dessus du Rhumel. Au milieu, figuraient, des deux côtés, des écussons avec le millésime 1864 et l'N napoléonien en l'honneur des l'Empereur. Lorsque Napoléon III, en personne, passa le pont en landau découvert lors de sa visite à Constantine, le 29 mai 1864, il lança un coup d'oeil admiratif dans les gorges, tout en répondant, avec une grande affabilité, aux vivats enthousiastes de la foule jalonnant son parcours.

Ce pont ne fut officiellement inauguré qu'en 1867. On le croyait à l'abri de toute nouvelle catastrophe ; il devait encore faire parler de lui. Deux ans plus tard, alors, que l'on construisait la gare actuelle sur les vestiges de l'amphithéâtre romain, un rouleau compresseur hippomobile défonça à nouveau le tablier du pont et tomba avec son attelage dans l'abîme.

Enfin, en 1952, la balustrade, côté amont, s'écroula en partie dans les gorges où les morceaux de fonte firent plusieurs victimes, entre autres un brave pêcheur à la ligne qui avait eu la malencontreuse idée d'aller, ce jour-là, taquiner le goujon (car il y en a dans le Rhumel !) juste .au-dessous du pont.

La municipalité profita de l'accident pour, non seulement, rétablir la rampe en plus solide, mais élargir aussi le tablier de deux mètres supplémentaires de chaque côté, afin de l'adapter à un trafic de plus en plus intense. Les deux portes jumelées à l'entrée du pont furent supprimées.

II. — Le pont de Sida Rachel

Comme au temps, de la Cirta romaine, ce, problème de la circulation ne se posait pas seulement pour les artères aboutissant à El Kantara. A Sidi Rachel, le pont du Diable, avait été construit vers 1850, se révélait également très insuffisant. Cette fois l'on n'hésita pas à faire aussi grand et aussi résistant que possible.



Mais il fallait, en outre, respecter le pittoresque du décor du vieux Constantine avec la vénérable petite mosquée de Sidi Rached, les maisons peintes en bleu ciel (là couleur des Djenoun bénéfiques) du vieux quartier -Indigène avec leurs nids de cigognes. Le pont contourna ou plutôt encadra donc tout cela d'une gigantesque courbe de 447 mètres de long comprenant de nombreuses arches dont celle du centre d'une portée de 70 mètres qui culmine à une centaine de mètres au-dessus du Rhumel.

Ce pont unique dans sa conception comporte trois caractéristiques principales : c'est le plus haut pont totalement en pierre du monde ; il comporte des arches doubles latéralement, et un tablier, non rectiligne, mais en forme de S.

III.     Le pont suspendu
 
En même temps qu'à Sidi Rached, les ingénieurs des Ponts et Chaussées, sous la direction de l'ingénieur en chef Arnaudin, poussaient activement l'achèvement d'une construction moins massive mais plus hardie et plus aérienne encore, le pont suspendu de Sidi M'Cid. L'entreprise était particulièrement spectaculaire. De nombreux Constantinois allaient admirer, avec des frissons de vertige, les ouvriers spécialisés qui, après avoir tendu Ies grands câbles porteurs, se trouvaient perchés au-dessus d'un abîme profond de 175 mètres pour ajuster une à une les pièces métalliques de la superstructure, jusqu'au jour où les deux moitiés du tablier purent se joindre.

Achevés simultanément, les deux ponts furent solennellement inaugurés le 12 avril 1912. Ce fut la fête de la plus belle victoire que le génie de l'homme eût remportée sur l'abîme des gorges. Désormais, celui-ci, malgré sa profondeur vertigineuse — l'on pourrait aisément caser la flèche de la cathédrale de Strasbourg (147 m) sous le tablier de Sidi M'Cid — n'opposait plus aucune entrave à la circulation.

Aujourd'hui, le pont suspendu est interdit à tout véhicule, les pouvoirs publics algériens n'ayant pas réussi à entretenir le tablier métallique et surtout les énormes câbles d'acier rongés par la rouille. Le visiteur pédestre peut sonder, du haut des ponts, le mystère des abîmes et méditer sur un long passé durant lequel aucun pont ne permettait de passer d'une rive à l'autre parce que l'on préférait la sécurité du fossé défensif au confort des communications. Le génie occidental était seul à pouvoir réaliser de telles prouesses.

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IV. — Le pont des chutes et la passerelle Perrégaux

Il faut mentionner encore le pont des chutes, construit en 1928, d'où l'on peut admirer, à loisir, d'un côté la grande cascade, et, de l'autre, la plus belle vue sur les gorges, surtout quand le soleil couchant transfigure l'arc naturel et la falaise du « Kef Ch'Kora » de ses reflets d'or et, pour terminer cette énumération, la passerelle suspendue de Perrégaux à côté de la Médersa. Malgré ses proportions plus modestes cette construction, quelque peu oscillante sous les pas des piétons, permet de beaux coups d'oeil sur la partie centrale des gorges et les vestiges romains, pont et aqueduc, ainsi que sur le Hammam de Salah Bey au fond du ravin.

L'aménagement architectural des gorges comporte encore d'autres réalisations comme la conduite d'eau remplaçant l'ancienne séguia romaine, utilisée par les Turcs, par une galerie et un réservoir de 4 mètres de hauteur sur 3 mètres de large et 80 mètres de long — véritable travail de Romain » — creusés à grands frais dans la falaise de la rive gauche aux abords de l'arc naturel, sans oublier le fameux « boulevard de l'Abîme » commencé en 1912, l'année même de l'achèvement du pont de Sidi M'Cid, où il aboutit après avoir longé le grandiose cirque rocheux à la sortie des gorges.

Le monument aux morts de 1914-1918, inspiré de l'arc de triomphe de Trajan à Timgad, vient symboliquement couronner le rocher en face de la Casbah. La Victoire géante qui déploie largement ses ailes au faite de l'édifice, semble évoquer non seulement le triomphe de nos armées, mais aussi celui que nos ingénieurs bâtisseurs remportèrent sur l'abîme.

Jean BAYOL

(1)Cf. L'Algérianiste n° 25 du 15 mars 1984, Constantine, le Rhumel et ses gorges.
(2)On notera le pléonasme. Pour les Arabes c'était tout simplement " El Kant’ra " (Ie pont) puisqu'il était unique.

In l’Algérianiste n° 27 de septembre 1984

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