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Les Noms de Cherchell

Écrit par Georges Bensadou. Associe a la categorie Algérois


La vénus de Cherchell

Les noms

de

Cherchell


Vous avez remarqué que j'ai écrit Cherchell avec deux "l" à la fin de ce toponyme (nom de lieu).

C'est d'ailleurs l'orthographe retenue habituellement par "L'Algérianiste", mais... qui lui a été reprochée par des lecteurs (1) qui soutiennent que ce mot ne s'écrit qu'avec un seul "l".

Alors, prenons nos livres d'histoire et de géographie, ou plutôt ceux de nos enfants ou petits-enfants. Nous constatons que les auteurs sont très partagés, Cherchel pour les uns, Cherchell pour les autres, et aucun d'eux ne trouve utile de justifier son opinion ! Curieux, n'est-ce pas ?

Maintenant, remontons dans le temps.

Le premier nom connu de ce joli port de l'Algérie est celui qui lui a été donné il y a près de 3 000 ans par les marins-commerçants phéniciens qui, partis de leurs cités maritimes du Proche-Orient, allaient chercher des métaux précieux en Espagne et qui vendaient leurs marchandises dans leurs comptoirs sur les côtes de la Méditerranée et notamment à Cherchell.

Selon certains auteurs, ce nom était IOL, pour d'autres YOL. Encore des hésitations ! Pour les uns, IOL / YOL aurait été choisi en l'honneur d'une divinité phénicienne, pour les autres, IOL / YOL désignerait simplement l'îlot qui protège le port des mauvais vents d'ouest de la Méditerranée. Poursuivons nos recherches, par l'histoire de l'Afrique romaine et nous apprenons que IOL / YOL est devenue la capitale de Juba Il de Maurétanie, sous le nom de Julia Caesarea ou bien Césarée, en l'honneur de l'Empereur Auguste... ou bien pour flatter son auteur.

«  Les romains en occupant l’Afrique après la disparition de Carthage n’eurent qu’à développer un corps vigoureux et non à ressusciter un cadavre comme ce fut le cas pour les français en 1830 »
L'aqueduc romain de Cherchell (IIIe siècle)
 

Voilà qui fait désordre ! Nos amis de l'Algérois diraient même, "quelle magataille d'embrouilles" (traduction : "quel sac d'embrouilles"). Mais en bon bel-abbé­sien, je préfère une expression typique en Oranie : "qué jaléo" (prononcez khaléo et ne lui cherchez pas d'autre sens qu'embrouillamini). Excellente occasion de consulter quelques livres sur le langage de là-bas... (2)

Alors, comment s'y retrouver?

Je vous propose de faire un bilan de nos connaissances sur Cherchell afin d'y voir plus clair. Pour cela, nous évoquerons rapidement l'histoire de la cité, ce qui nous permettra d'aborder l'étude de chaque proposition, concernant son nom, au vu de son histoire.



L'histoire de Cherchell

L'Homme est apparu très tôt dans la région de Cherchell, aussi l'histoire de la ville sera évoquée très, trop rapidement, dans le petit tableau qui suit :


1,5 million av. J.-C. : Apparition de l'Homo Habilis en AFN (Sétif, Maroc).

700000 ans : Lui succède l'Homo Erectus (Ternifine près Mascara, Maroc).

60 000 ans : Son successeur l'Atérien dans le Tell et dans la région, vers Ténès.

30 000 ans : Son successeur l'Ibéromaurusien dans la région : Cap Ténès, Cap Blanc (10 km de Cherchell), Cap Chenoua, Tipasa...

6 000 ans : Un nouveau venu, le Capsien, ancêtre du Berbère.



Musée de Cherchell : Apollon


Antiquité


Vers 3 000 av. J.-C. : Cherchell dans le royaume berbère des Masaesyles (Algérie de Siga, 10 km ouest de Beni-Saf à Constantine).

Vers 1100 : Les Phéniciens établissent un comptoir maritime à IOL / YOL.

Vers 146 : Annexion du royaume par les Berbères Massyles après la défaite des Phéniciens de Carthage. Vers 105 : annexion par le roi Bocchus de Maurétanie (Maroc) qui fait de Cherchell sa capitale et construit le "Tombeau de la Chrétienne" (sépulture royale).

Vers 70 : Partage de la Maurétanie - Roi Bogud, Maurétanie de l'Ouest (Maroc),

- Roi Bocchus II le Jeune, Maurétanie de l'Est (du Maroc en Alger). IOL / YOL est sa capitale.

Vers 46 : Maurétanie de Bocchus jusqu'à Djidjelli.

Vers 42 : Bocchus annexe la Maurétanie de l'Ouest.

Le nouveau royaume de Maurétanie comprend le Maroc, l'Algérie jusqu'à Djidjelli.

En 25 : Le prince numide Juba II reçoit de Rome le royaume de Maurétanie après le décès de Bocchus (sans successeur). Sa capi­tale est IOL / YOL.

Vers 16 apr. J.-C. : Juba II baptise Caesarea sa capitale.

En 40 : Ptolémée, roi de Maurétanie est assassiné par l'Empereur Caligula qui annexe son royaume pour en faire une province romaine. En 43 : L'empereur Claude divise cette province en Maurétanie Césarienne (capitale Caesarea) et Maurétanie Tingitane (Maroc, capi­tale: Tanger).

En 430: Les Vandales débarqués à Tanger (5 / 429) se dirigent vers Carthage. Occupation de Cherchell ? ou Cherchell sous l'autorité d'un prince berbère indépendant ?


Musée de Cherchell : statue d'Auguste


Moyen-âge


Vers 533: Les Grecs de Byzance ont détruit le royaume Vandale, occu­pent la Tunisie, le Constantinois et quelques ports : Alger, Cherchell, Ténès, Melilla, Tanger...

Période 647/710 : Conquête de l'AFN par les Arabes. Probabilité d'une garnison à Cherchell.

Période 761/911 : Cherchell port du royaume berbère (kharedjite) de Tahart (Tiaret).

Période 911/985: Sous la tutelle des Fatimides qui ont conquis l'AFN puis de leurs gouverneurs Zirides.

Période 985/1082: Anarchie dans le Maghrib Central. Autonomie de Cherchell ?

En 1082 : Conquête de l'Algérie (jusqu'à Alger) par les Berbères marocains. Dynastie des Almoravides.

Vers 1151 : Destruction de l'Empire Almoravide par les Berbères maro­cains de la dynastie des Almohades qui ont conquis toute l'AFN. Description de Cherchell par le géo­graphe El Idrisi (1053).

Période 1236/1509 : Disparition

Empire Almohade, partage entre dynasties berbères des Mérinides (Maroc), Abdelouadides (Algérie centrale) et Hafcides (Tunisie, et Constantinois).

Cherchell va connaître successivement la tutelle de leurs sultans. Arrivées des Musulmans chassés d'Espagne par les Rois catholiques. Selon Léon l'Africain, vers 1492, la bourgade est quasi déserte (avant l'arrivée de ces derniers qui vont redonner à la cité sa prospérité : jar­dinage, cultures, artisanat...).



Musée de Cherchell : Athéna

Temps modernes

En 1509 : Pour ne pas être occupés comme Oran... par les Espagnols, les notables de Cherchell leur payent tribut.

1512/1514 ? : Occupation de Cherchell par le pirate turc Kara Hassan qui édifie un État dans la région.

1516 : Les frères Barberousse, pirates turcs dirigés par l'aîné Aroudj, occupent Alger puis Cherchell après avoir tué Kara Hassan. Construction du Fort Turc (1516-1518). Mort d'Aroudj, le der­nier survivant des frères, Kheir Eddine doit évacuer la région d'Alger.

1525 : Retour définitif des Turcs. Port de pirates. Chantiers navals.

Epoque contemporaine

14 juin 1830 : Les Français débarquent à Sidi-Ferruch.

15 mars 1840 : Ils s'installent à Cherchell.

Le site de Cherchell était probable­ment occupé par une tribu berbère quand les Phéniciens y ont installé, il y a environ 3 000 ans, un comptoir sur la route maritime de l'Espagne et du Maroc. Mais nous ne possédons aucun témoignage, tant sur la vie de la bourgade qui devait s'y trouver, que sur son nom.

Ce que nous savons c'est que les Phéniciens, profitant de l'abri présenté par l'îlot, appelé aujourd'hui îlot Joinville, et de la plage située près de l'embouchure de l'oued Bellah, ont créé un port qu'ils ont appelé IOL ou YOL selon les auteurs.

Il faut savoir que les Phéniciens, dans leurs cités populaires de la côte méditerranéenne, aujourd'hui la Syrie, du Liban et d'Israël, ont inventé l'alphabet moderne dont nous avons hérité après qu'il eut été perfectionné par les Grecs. C'était un alphabet sans voyelle (3) et les Phéniciens ont écrit le nom du port (de droite à gauche) : lamed : IOD, c'est-à-dire pour nous par transcription en caractères latins (et de gauche à droite) I ou Y-L.

Grâce aux auteurs grecs, nous savons qu'il fallait prononcer IOL / YOL, la voyelle parlée et non écrite étant un "o". La consonne IOD représente aussi bien le son « i » que le son « y ». Il est donc pos­sible d'écrire IOL ou YOL. Mais que signifie IOL / YOL ?

Des historiens supposent que c'est le nom de l'une des divinités du panthéon des dieux phéniciens... mais sans autre précision ! Et mes lectures ne m'ont pas permis de découvrir un dieu ou une déesse phénicienne de ce nom... Peut-être qu'un lecteur aura eu plus de chan­ce!

D'autres auteurs pensent que IOD désigne une île en langue phéni­cienne, comme Alger / Ikosim dont le nom signifiait : l'île (I) des épines / ou des oiseaux impurs - les hiboux - (Kosim). Le nom du port aurait été, alors, l'île de... OL, la signification de ce OL restant, pour nous, une énigme.


Caesarea - Julia Caesarea - Césarée


Nous arrivons donc au nom donné, à la place de IOL / YOL, par le roi Juba II à sa capitale.

Pour essayer de nous départager entre ces différentes propositions, il faut évoquer les circonstances dans lesquelles ce changement s'est opéré.

En 60 avant J-C., la République romaine est bien malade. Elle est dirigée par un triumvat de consuls : Crassus, Pompée et Jules César qui, chacun, espère bien prendre bientôt le pouvoir. Après la mort de Crassus (53) la guerre civile s'annonce entre Pompée et César et elle va bientôt s'étendre à tout l'État romain entre 49 et 45. En Afrique du Nord, le roi berbère Juba 1er de Numidie de l'Est (à peu près le Constantinois) et celui de Numidie de l'Ouest (à peu près l'Algérois) qui s'appelle Massinissa, s'allient aux Pompéiens tandis que le roi Bogud de la Maurétanie de l'Ouest (Maroc) et le Roi Bocchus II le Jeune de la Maurétanie de l'Est (l'Oranie) prennent le parti des Césariens.

César va triompher de Pompée et de ses alliés, notamment en Afrique du Nord où il les bat à Thapsus (en Tunisie, aujourd'hui Ras Dimass à 58 km au sud de Sousse) en 47 av. J.-C. Juba 1er, vaincu, va se suicider dans des circonstances particulièrement dramatiques (4).

Captif, il sera traîné derrière le char de César lors du « triomphe » de ce dernier lorsqu'il. aura vaincu les derniers Pompéiens en Espagne, en 46 av. J-C. Et Juba va perdre le royaume de son père que César va démanteler en même temps que celui de Massinissa - la partie orien­tale, de Collo à Tabarka, devient la province romaine de l'Africa Nova.

  • la partie centrale, de Collo à Djidjelli (avec Cirta), devient le royaume de Sittius, allié de César(5).

  • la partie occidentale, ouest de l'Algérie et Oranie, va revenir au roi Bocchus II le Jeune de Maurétanie qui va faire de YOL sa capitale.

À Rome, Jules César (Caius Julius Ceasar) qui songe à instaurer une monarchie héréditaire, mais qui n'a pas de fils, adopte son petit neveu Caius Octavius (Octave) dont le nom va devenir Caius Caesar Octavianus (45). César triomphe, il gouverne seul Rome. Et il obtient du Sénat que le nom familial de Caesar devienne un titre honorifique, titre que porteront, par la suite, ses successeurs. Mais Jules César est assassiné le 15 mars 44 av. J-C. et après une nouvelle guerre civile contre un prétendant, Marc-Antoine, Octave va devenir après sa victoire (31 av. J-C.) le seul maître de la République romaine. Comme il possédait, alors, tous les pouvoirs civils et militaires, les historiens ont estimé que la République avait vécu et que, de fait, elle était devenue un Empire. Octave se voit attribuer par le Sénat, en 27, le titre « d'Auguste », c'est-à-dire de chef de droit divin et c'est pourquoi les historiens l'appellent l'Empereur Auguste.

Juba qui se trouve à la cour d'Auguste, est élevé par la sœur de ce dernier, Octavie, et tous deux se prennent d'affection pour Juba. Il va recevoir une éducation remarquable et il va devenir un lettré éminent en grec et en latin, et aussi un savant dans toutes les disciplines de l'époque. Ses ouvrages d'histoire et géographie seront appréciés par ses contemporains. Juba va servir dans l'armée romaine et Auguste va lui faire épouser Cléopâtre Séléné (la Blonde), fille captive, et également élevée à la cour, de la reine Cléopâtre d'Égypte et de Jules César. En Afrique du Nord, Bocchus II est décédé sans laisser d'héritier. Octave va propo­ser au Sénat, qui accepte, de donner le royaume de Bocchus II à son protégé Juba (25 av. J.-C.). Juba, désormais Juba II, à 27 ans, possède l'immense royaume de Maurétanie de l'océan Atlantique à l'oued El Kébir. Sa capitale est IOL / YOL, dont il va faire une cité brillante, cité de la culture et des arts.

L'empereur Auguste décède en 14 apr. J-C. et c'est son parent Tibère qui lui succède.

En l'an XVI, les monnaies émises par Juba II ne mentionnent plus comme capitale IOL / YOL, mais Caesarea.

Pourquoi ce nouveau nom?

Tout d'abord, il faut remarquer que ce nom est Caesarea et non pas Julia Caesarea. Seul le nom de Caesarea figure sur les documents de l'époque : monnaies, inscriptions... Et cela s'explique fort bien. Il aurait été étonnant que Juba II donne à sa capitale un nom honorant Jules César! En effet, il n'a eu qu'à souffrir de ce dernier : le suicide dramatique de son père Juba 1er, la perte de son royaume, sa captivité et le souvenir de son calvaire à Rome, traîné à sept ans derrière le char de César.

Par contre le choix du nom de Caesar, la ville de Caesar, du titre honorifique de son protecteur Auguste, est tout à fait logique. Il honore la mémoire de ce dernier décédé en 14, et auquel il doit tout : son bonheur et sa gloire.

Il semble que les auteurs qui ont fait état du nom de Julia Caesar aient été victimes d'une erreur d'un copiste qui, recopiant le manuscrit de la « Géographie » du célèbre Claude Ptolémée d'Alexandrie (Ile siècle), a cru que la mention IOL Kaisareia était une abréviation de Julia Kaisareia...

Il faut donc retenir le nom de Caesarea, que bien des historiens ont francisé en Césarée.



Cherchell/Cherchel



Les siècles vont passer, Caesarea va connaître les désordres qui vont devenir la loi commune à toute l'Afrique du Nord (voyez le tableau).

Les indigènes de la région qui parlent le berbère ont-ils des difficultés à prononcer Caesarea? Ou bien est-ce les conquérants arabes qui rencontrent cette gêne ? ou les uns et les autres? Toujours est-il que le nom de Caesarea va être déformé et va devenir

« Cherchâl » que les auteurs arabes écrivent « Charchâl ». Ce nom va être conservé par les Turcs. Lors de la conquête de l'Algérie, le maréchal comte Valée alors gouverneur géné­ral, entreprend de dégager la Mitidja envahie par les troupes de l'Émir 'Abd' al Qâder, et il occupe ainsi Cherchell où va s'installer une garnison (15 mars 1840). Et le 20 septembre 1840, Valée prend un arrêté (qui sera publié le 29) déci­dant de former à Cherchell une colonie de 100 familles. Pourquoi ce deuxième « l » à la fin du nom de la ville ? C'est une erreur peut-être due à une mauvaise compréhension de la langue des indigènes, et à l'ignorance de la langue arabe...

La ville de Cherchell deviendra, par décision de l'empereur Napoléon III signée le 17 juin et publiée le 13 juillet 1854, une commune de plein exercice.


Cherchell : le Phare


Alors comment écrire le nom de la ville, avec un « l » ou avec deux « l »?

Même s'il procède d'une erreur jamais rectifiée, l'arrêté du maréchal Valée, acte de baptême de la ville, fait loi, jusqu'au 3 juillet 1962 tout au moins.

Après l'indépendance de l'Algérie, il faut admettre, de facto, que l'orthographe arabe s'impose, et il faut écrire « Charchâl », mais avec sa prononciation habituelle, c'est-à-dire « Cherchâl »

Mais ceci est une autre histoire !

Georges Bensadou


Notes :

    1-Courrier des lecteurs, « L'Algérianiste » 51, septembre 1990, page 119.
    2-Par exemple : A. Lanly, « Le français d'AFN », Bordas 1970.
    J. Duclos, Ch. A. Massa, J. Monneret, Yves Pléven : « Le pataouète », Éditions Gandini 1992.
    L. Mazzella, « Le parler pied-noir », Rivages 1989. Amédée Moreno « Le parler d'Oran et d'Oranie », Éditions Gandini 1995.
    3-Nous devons aux Grecs nos voyelles. En effet, ils ont eu l'idée de se servir de consonnes phéniciennes ayant des sons voisins de ceux de nos voyelles et de les inclure dans l'alphabet.

    4-Pour ne pas tomber entre les mains de César, il se bat à mort avec son allié pompéien Petréius qu’il tue. Lui-même même blessé, se fait achever par un esclave. Son jeune fils s'appelle aussi Juba, âgé de six ans, est emmené à Rome.
    5-Sur l’Etat de Sittius, voir M. F. Bertrandy dans l’Algérianiste n° 79 de septembre 1997, page 15


    In « l’Algérianiste » n°88

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