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Chéragas : Naissance et débuts d'un village

Écrit par Gaston Palisser. Associe a la categorie Algérois

Au commencement de l'année 1842, le comte Eugène Guyot, accompagné de l'architecte en chef de la province d'Alger (1), parcourait le Sahel algérois à la recherche de points d'implantation favorables à la colonisation européenne.

Le directeur de l'Intérieur au Gouvernement général de l'Algérie s'arrêta d'abord à quelque 12 kilomètres de la ville, dans les environs du marabout de Sidi ben Ali, le « Sidi Benedi » mentionné par le commandant Boutin, sur ses plans de 1808. C'était un point culminant, à l'entrée de la plaine de Staouéli, le lieu-dit « des Scharagah », du nom d'une tribu, les Chrâga (pluriel de Chargi, l'Oriental) qui avait autrefois vécu dans cette région, mais dont il ne restait plus aucun représentant, en 1840, ses membres ayant successivement émigré depuis les premières années de la conquête.

Ce site, l'ingénieur-géographe Rozet l'avait décrit quelques années plus tôt. Dans sa relation (2), il montrait, pour l'essentiel, ces pentes arrondies issues du mont Bou Zaréah et fuyant souplement en une déclivité continue vers l'Ouest, vers la mer. De nombreuses sources jaillissaient du flanc des collines ou dans le creux des ravins, dessinant de longues traînées de verdure sur le trajet de leurs eaux. Partout, des oliviers voisinant parfois avec de hauts palmiers aux fûts élancés. Et dans cette agreste campagne, quelques constructions délabrées, encloses d'épaisses haies d'agaves ou de cactus acérés, entourées de terres en friche, parmi les oliviers, les orangers, les figuiers et la vigne folle :restes de jardins et de vergers retournant à l'état sauvage. Ces maisons de campagne à l'abandon avaient naguère appartenu à des dignitaires turcs, tels le trésorier de la Régence, el Khaznadji, le secrétaire du dey, el Khodja, à des chefs de la milice ou encore à de riches Maures de la ville.

Continuant sa route, le voyageur, laissant sur sa gauche l'haouch el Hamra en ruine, voyait bientôt blanchir devant lui, à travers un bosquet de palmiers, de cactus et d'agaves, la kouba du marabout de Sidi Khalef, environné d'un troupeau de tombes. Puis, longeant l'oued Defla, sur sa droite, il atteignait l'haouch el Khaznadji à demi démoli et un peu plus loin l'haouch el Kalâa, avec ses nombreux mégalithes enfouis dans la broussaille, témoignages surprenants, sous le ciel africain, d'une vaste et très ancienne nécropole couvrant les deux rives de l'oued Beni Messous. Poursuivant son pèlerinage en direction de Sidi-Ferruch, il s'arrêtait un peu plus loin à l'ombre des majestueux palmiers marquant l'emplacement du camp historique de Staouéli. Mais revenons plus haut en arrière, là où le comte Guyot devait un peu plus tard s'arrêter.

Ayant alors reconnu et apprécié les conditions favorables de ce point, sa situation dominante ainsi que la proximité de plusieurs sources abondantes, dont certaines à débit annuel permanent, le haut fonctionnaire y décidait la création d'un village. Cette fondation devait constituer un début de l'application de l'arrêté du 18 avril 1841, concernant la concession de terres et la formation de centres de population agricole dans le Sahel, projet cher au cœur du futur maréchal Bugeaud, son inspirateur. Dans la pensée du Gouverneur général, il s'agissait de compléter le glacis défensif de l'ancien Fahs, ou banlieue d'Alger, après la Maison Carrée et Kouba, à l'est, Dély Ibrahim et Douéra au sud, par la construction à l'ouest: d'un certain .nombre d'agglomérations dont une dizaine étaient prévues dans un premier temps: En fait il assignait à ces futures implantations européenne un double rôle : stratégique, tout d'abord, car protégées chacune par une enceinte et défendue par leurs habitants organisés .en milice ; économique ensuite; en ce qu'elles favoriseraient le peuplement agricole de da région L'insurrection de 1839 avait démontré .la nécessité du premier et le second s'imposait logiquement.

C'est ainsi que l'arrêté du 18 avril 1841 prévoyait que, dès leur installation, les colons recevraient des armes et qu'ils devraient répondre aux appels de l'autorité militaire pour la défense locale. Concernant la distribution des terres, l'arrêté stipulait qu'à chaque colon serait remis un titre provisoire de concession, le titre définitif ne lui étant délivré qu'ai bout d'un certain délai, après obtention obligatoire d'un satisfecit. Jusque ici il ne pourrait céder son droit qu'à des personnes agréées par l'administration ,un permis d'hypothéquer le bien n'étant accordé que pour la transaction de dépendances ou pour des travaux agricoles. Notons que plus tard, en vertu de l'ordonnance du 21 juillet 1845, les colons furent tenus d'acquitter à l'Etat une redevance annuelle et perpétuelle. Puis l'ordonnant du 1er septembre 1847 exigea un cautionnement et une redevance annuelle de 3 francs par hectare (3).

Un plan de colonisation avait été demandé au directeur de l'Intérieur et dans ce document fourni en 1842, celui-ci écrivait, exposant son projet de création du village « des Chéragas » : « Le quartier où ce village va s'établir est entièrement désert et il était indispensable de préparer cette première base aux entreprises publiques ou privées qui vont nécessairement se diriger vers cette plaine comprise entre la mer à l'ouest, la route de Douéra à Koléah au sud et la route de Douéra à Dély Ibrahim à l'est et qui est connue sous le nom de plaine de Staouéli, indépendamment de Ia question de sécurité, aucune culture, aucune spéculation privée ne saurait être profitable et même possible sur ce point et sur tant d'autres, qu'autan que l'Administration sera parvenue à attirer dans ces solitudes et à y fixe: par le lien puissant de la propriété, une population suffisamment compacte et nombreuse... »

Chéragas - 1960
Chéragas, 1960. – Vue prise de la route de dély-Ibrahim côté sud.
Au fond, les collines montant vers le Bou Zareah.

L'instrument premier de cette percée colonisatrice dans le Sahel devait être la route historique reliant Sidi-Ferruch à Alger. D'abord simple chemin carrossable ouvert entre le 16 juin et le 5 juillet 1830, cette .voie n'était pratiquement plus utilisée depuis la désaffection de l'ancien camp retranché qui avait suivi de peu la prise d'Alger: Commencés dès le mois d'avril 1842, les travaux d'amélioration et de remise en état de la route avaient été rapidement menés. et au mois d'août suivant, elle était praticable sur toute sa longueur. C'est à partir d'elle que le dispositif d'implantation prévu s'articulera progressivement. Après Chéragas ce sera Ouled Fayet, puis Staouéli, Zéralda, Saint-Ferdinand, Mahelma,,.etc. Trois villages de pêcheurs seront aussi créés sur la côte : Ain Fenian (Guyotville), Sidi-Ferruch et Fouka. Trois échecs, d'ailleurs, dans un premier temps, mais non définitifs, heureusement !

Le, plan de la nouvelle commune « des Chéragas » (4) avait été dressé par le service des travaux coloniaux de la province d'Alger et le comte Guyot, Ie présentant (5), écrivait : «:Le plan du village comprend 60 lots à bâtir, de 6 ares chaque, ce qui donnera aux colons un emplacement suffisant pour une vaste cour ou même pour un petit jardin entre les constructions, ,circonstance d'autant plus précieuse que le terrain est d'une qualité supérieure et qu'il eût été fâcheux que les 8 hectares qu'il contient fussent entièrement perdus pour l'agriculture. » Le nombre des lots à cultiver préparés étant moindre que celui des lots à bâtir, il proposait de n'établir dans le village, au début, que 50 familles sur lesquelles 20 recevraient 8 hectares, 20 autres 6 hectares et 10 seulement 4 hectares. Les 10 autres lots à bâtir restés vacants devaient être mis en réserve pour le cas où une nouvelle augmentation de territoire permettrait un accroissement de population correspondant. En fait, ces lots étaient situés à l'entrée de la plaine de Staouéli, point où le ministère de la Guerre avait un temps envisagé d'établir un haras. Il fallut attendre l'abandon de ce projet pour que ces terres puissent enfin être rattachées à la nouvelle commune, quelques mois plus tard. Le surplus du territoire, 60 hectares, devait être tenu en réserve, soit pour le pâturail commun, soit « pour des suppléments à divers colons qui mériteraient par leur travail, cet encouragement ».

Dans son rapport, le directeur de l'Intérieur rappelait que « la population qui doit occuper les Chéragas est prête depuis quelques mois et attend avec impatience, en France, le moment où il lui sera permis de venir en prendre possession. La liste des familles que j'ai dû choisir parmi toutes celles qui ont adressé des demandes pour cette localité sera soumise à M. le gouverneur général, après l'adoption du projet». Dans un rapport supplémentaire (6), il précisait : « Ce village doit être presque entièrement peuplé par une émigration venant des environs de Grasse, et qui arrivera prochainement sous la conduite de M. Mercurin, colon qui était venu à l'avance reconnaître les lieux et assister à nos travaux préparatoires. Ce dernier m'a demandé que pour favoriser l'établissement de ces familles et les installer dés leur débarquement dans le village, il leur fût construit à l'avance, par l'Administration et à ses frais, une ou plusieurs baraques où elles pourraient trouver un abri provisoire. » Ailleurs, il ajoutait

« ... les colons ... ne tarderont pas à arriver simultanément de France, afin de profiter de l'arrière-saison pour s'installer et préparer leurs terres... » Il recommandait, en conséquence, l'adoption rapide du projet.

Il fut entendu.

Et l'arrêté portant formation du village « des Chéragas », district de Douera, fut promulgué le 22 août 1842, étant paraphé par le lieutenant général Bugeaud, gouverneur général de l'Algérie. Il prévoyait l'établissement de 60 familles sur une circonscription territoriale renfermant 400 hectares environ, dotée par les Domaines et divisée en 200 lots, territoire qui devait être ultérieurement augmenté de 200 hectares.

Dès lors, les choses allèrent rondement.
Le 1er septembre suivant commençaient les travaux préparatoires (7). Sous la direction du Génie, 400 ouvriers militaires œuvrèrent activement à la délimitation du terrain, à son nivellement, puis au traçage des rues et à là construction de l'enceinte défensive. En même temps, on procédait à l'adduction d'eau, ainsi qu'à l'installation d'un lavoir et d'un abreuvoir. Dès le début aussi, on édifia une grande baraque de planches, la première d’une série de dix commandées par le comte Guyot et destinées aux dix centres dont la création était projetée. Pouvant contenir, une centaine de personnes, elle servit tout d'abord à loger une partie des travailleurs militaires puis on y abrita le premier contingent de colons; une trentaine, arrivés vers la mi-octobre. Ceux-ci l'utilisèrent pendant qu'ils construisaient leurs habitations propres, avant de céder bientôt la place à de nouveaux venus.

Les travaux défensifs du village avaient été sérieusement étudiés .par le Génie. On peut avoir un aperçu de leur détail et du soin apporté à ces ouvrages par un extrait du rapport de la direction de ce service-en date du 3 août 1842 : « Cette position [du village] et les détails défensifs, dimensions du parapet, fossé d'enceinte et flanquements ne laissent rien à désirer... les étages des tours ne sont pas assez élevés ; après un petit nombre de coups de fusil tirés des créneaux, les défenseurs seraient étouffés par la fumée. Il faudrait au moins 3,50 m au rez-de-chaussée ; quant au 1er étage, il suffirait qu'il ne soit pas plafonné. Il serait bon de ménager des évents au-dessus des créneaux, un sur chaque face, afin d'assurer une plus facile évacuation de la fumée. Les créneaux devraient être un peu plus élevés car un attaquant placé sur la contrescarpe et dont la balle entrerait par un créneau aurait plus de chance de blesser un défenseur à la tête que s'il tirait de bas en haut. Les murs dans l'évidement des mâchicoulis sont un peu faibles pour résister à la balle... » De fait, trois tours furent élevées, deux en simple rez-de-chaussée, dont une à proximité de la porte de Koléah et l'autre près de la porte d'Alger, la troisième, enfin, dotée d'un étage, plus vaste que les précédentes, située sur un point culminant au sud, la route reliant Chéragas à Dely Ibrahim n'existant pas encore et destinée à recevoir une brigade de gendarmerie (8).

Toutes ces dispositions défensives ne furent, heureusement, d'aucune utilité pratique, le Sahel demeurant calme, mais elles produisirent certainement un effet sécurisant sur les nouveaux colons, troublés par d'horribles histoires de fauves et d'égorgeurs entendues nombreuses depuis leur débarquement. Les événements des dernières années avaient, il est vrai, laissé de profondes traces dans les esprits. A cette époque cependant, la région algéroise entrait dans une ère de calme à peu près définitive.

Trois tribus pacifiques entouraient la nouvelle agglomération : les Bou Lahouache vers Staouéli, les Beni Messous au pied du Bou Zaréah et, en direction de Dély Ibrahim, les Zouaouas. De création assez récente, cette dernière tribu était constituée par les familles des premiers supplétifs indigènes de l'Armée d'Afrique que l'on avait installées là, à proximité d'Alger. Ces supplétifs provenaient de plusieurs tribus du Djurdjura, les Zouaouas, qui, traditionnellement, avaient servi les anciens maîtres d'Alger et de Tunis avant de s'enrôler dans l'Armée française. Ils avaient été d'abord 500 à répondre spontanément à l'appel lancé aux tribus par le général de Bourmont, dès août 1830 puis, leur nombre augmentant rapidement, le général Clauzel les organisa en deux bataillons (décret du ler octobre 1830). Ce furent les Zouaves, corps exclusivement indigène à l'origine qui devint mixte un peu plus tard et, à partir de 1841, uniquement français.

La population du nouveau village des Chéragas se composait presque entièrement de cultivateurs et d'artisans recrutés par les frères Mercurin autour de Grasse, dans une région chevauchant le Var et les Alpes-Maritimes, telles les localités de Montauroux, Fayence, Saint-Cassien-le-Castellet, ainsi que d'autres, encore indéterminées, dont certaines mêmes n'existent plus. Toutefois, il semble que quelques militaires libérables, selon le concept cher à Bugeaud, sont venus s'ajouter à eux. En tout cas, le nom d'un certain Berbillon, natif de l'Oise et ancien soldat du 35e de ligne, cultivateur à Chéragas, nous est parvenu. Et l'auteur a tenu un jour entre ses mains le livret militaire de Joseph Grimer, ancien d'un régiment de marche, qui reçut concession d'un lot de terrain situé au lieu-dit « Les Jardins » et jouxtant le centre, dont les pages mentionnaient les armes, munitions, vivres, outils agricoles et semences fournis par l'autorité militaire. Des travailleurs agricoles originaires des Baléares vinrent aussi assez vite grossir cette population puisque, dès les toutes premières années l'état civil mentionne les noms des Salort, des Bonned, des Sévera, des Juanéda, des Mascarau, etc.

Mais quelle que fût leur origine territoriale, tous ces colons se trouvèrent confrontés aux mêmes difficultés. Car bien qu'aidés par l'Administration, dans un premier temps, il leur fallut néanmoins subvenir rapidement à leurs besoins. Encore purent-ils s'estimer privilégiés, à Chéragas, par la possibilité qui leur fut donnée dès le départ, d'utiliser l'aire ancienne de culture sur laquelle était bâti le village ainsi que ses alentours, terres depuis longtemps défrichées, même si elles n'avaient été que superficiellement travaillées. Il faut ajouter que le morcellement de chaque concession en plusieurs parcelles, souvent éloignées les unes des autres, fut aussi une cause de retard dans la mise en valeur des terres. Or, en 1854, la concession des parcelles n'était pas encore terminée!

C'est qu'en effet, dans un rayon d'un millier de mètres environ autour du centre, commençaient les friches embroussaillées. Sols vierges à consistance presque lithique, par endroits, sur lesquels proliféraient à l'envi le cactus, l'agave, le lentisque, la scille et, surtout, le redoutable palmier nain qui retarda partout la mise en valeur des terres, la rendant aussi très onéreuse. En 1850 encore, les surfaces indéfrichées étaient importantes. L'annonce suivante, parue dans un numéro de l'Akhbar, en juin 1859, témoigne du retard : « A vendre une propriété sise à Chéragas, comprenant une grande maison de maîtres, 42 hectares, dont 28 environ défrichés, le reste en broussailles : pas de palmiers nains ». Les derniers mots soulignés démontrent combien ce végétal tenace était redouté des défricheurs !

C'est pourtant le défrichement qui fournit les premières productions locales : racines et branchages se transformèrent en charbon de bois ; le palmier nain et l'agave permirent la création de plusieurs entreprises artisanales de sisal et de crin végétal dont certaines existaient encore au début de ce siècle, preuve évidente de la persistance, sur le terrain, d'une matière première naturelle abondante. Toutes productions qui suivirent le lent retrait des broussailles puis disparurent avec elles. Assez rapidement aussi, on obtint un petit élevage de bétail, grâce aux prairies qu'arrosaient les nombreuses sources coulant sur les pentes.

Un contemporain (9) est passé par Chéragas, en 1844 probablement. Il nous livre un précieux instantané : « Partis dans la matinée du 25 avril du Bon-Pasteur [El Biar], Chéragas est le premier village rencontré. Il n'avait pas un an de date et n'offrait que cabanes de bois animées par un peu de cultures Les familles établies là venaient toutes des environs de Grasse et d'Antibes ; elles ne m'ont pas paru heureuses. Après une demi-heure de marche, nous avons vu le marabout de Sidi Khalef... Tout autour se déployaient d'épaisses et magnifiques prairies... »

Pourtant, si les Chéragassiens connurent des débuts certes difficiles, ils durent cependant s'estimer favorisés au regard de tous ces colons, hommes et femmes qui, partout ailleurs en Algérie, enfantèrent d'autres centres civilisés dans des conditions extrêmement pénibles et, souvent même, terribles. Presque pas de paludisme à Chéragas où les pentes assuraient l'écoulement des eaux, alors que la zone littorale, quelques kilomètres plus bas, était empoisonnée de miasmes pestilentiels. Pas de fauves non plus, à part les hordes innombrables de chacals bruyants et quelques hyènes peureuses. Les panthères hantaient plutôt les hauteurs boisées du Bou Zaréah, sur les pentes duquel le fameux Bombonnel abattit la dernière d'entre elles en 1865, et les lions de l'Atlas blidéen que les neiges chassaient parfois dans la plaine, en hiver, ne dépassèrent jamais les contreforts sud du Sahel. Quant à la sécurité des biens et des personnes, elle fut en général bien assurée, les indigènes de la région étant tranquilles et la brigade de gendarmerie locale jouant un rôle dissuasif, encore certainement renforcé par la proximité d'Alger.

Près de la tour à un étage que les gendarmes occupaient, dans la partie sud dominante du village, l'Administration avait fait construire une école à deux classes et, quelques mois plus tard, une modeste mairie vint s'installer tout près de là. La première municipalité s'y installa début 1844, le premier registre d'état civil étant signé par Honoré Mercurin, maire, et contresigné par Joseph Vial, J.-J. Raimbert et Pierre Ricord adjoints. Ce fut grâce à l'aide active des Trappistes que les Chéragassiens eurent leur première église, édifiée en 1855 sur le point culminant du centre, avec l'abbé Montagnac comme curé. Jusque-là le culte avait été célébré soit dans une des tours-blockhaus désaffectée, soit dans une salle de l'école communale.

En 1849, la commune fut dotée de 200 hectares supplémentaires, la zone d'el Amarah, ainsi que celle dite du « Grand Chéragas », ce qui étendit son territoire jusqu'à la mer entre Guyotville et Staouéli, lui permettant une grande diversité cultrale, grâce aux terrains dé composition aussi différents que les sables des dunes, les sols lourds des coteaux ou, les terres légères de Sidi Khalef. Mais les cultures premières des colons concernèrent en priorité la production maraîchère en vue d'une consommation locale immédiate, ainsi que celle des céréales, cela se conçoit aisément; Et très rapidement aussi, tous ces Méditerranéens plantèrent de la vigne puisque, dix années plus tard; on y buvait déjà .du bon vin. Ce que nous apprend le préhistorien J. Boucher de Perthes allant visiter le couvent de la Trappe (10) : « [une calèche nous conduit au] joli village de Cheragas: La route est très animée. Maures et, ce qui prouve combien le pays est tranquille, des femmes, des jeunes filles chrétiennes allant aux champs. De distance en distance, des fermes isolées, une  vaste plaine mi-cultivée devant nous... Au retour, mon cocher me demanda la permission de s'arrêter à Chéragas pour y visiter un ami. Celui-ci voulut me faire boire du vin [de Chéragas] :. Il vaut celui de Staouéli, c'est un vin rouge léger et qui ressemble à du beaujolais... »

Mais ce fut la culture des plantes odoriférantes traditionnellement élevées dans la région de Grasse et introduite à Chéragas vers 1850, principalement celle du géranium rosat, qui amena la prospérité du jeune centre. Les premiers essais entrepris donnèrent rapidement des résultats encourageants. Or le prix des essences était alors fort élevé : 250 francs le kilogramme, pour le géranium, 500 francs pour le jasmin. Et, l’assimilation douanière de l'Algérie à la France vint à point, en 1851, pour offrir des débouchés intéressants à ces produits. C'est sans doute aux effort: des frères Mercurin, à la compétence professionnelle de ces deux industriels-parfumeurs que Chéragas doit sa réussite presque immédiate dans ce domaine.

Chez nous les africains tome x
Naissance et débuts d'un village

P.R.Duvollet Chez nous les africains tome X


Deux anecdotes, en passant. En 1849, les Chéragassiens eurent l'occasion de prouver la reconnaissance qu'ils portaient à l'armée, comme tous les colons, à l'époque : un régiment de zouaves, retour de l'expédition des Zaatchas, s'apprêtait à bivouaquer dans les environs du village, sous une pluie battante. Unanimes, les habitants se précipitèrent pour offrir le gîte et le couvert, durant leur séjour, à ces hommes recrus de fatigue. Une dizaine d'années plus tard, le gouverneur général ayant mis des travailleurs militaires à la disposition des agriculteurs du Sahel pour les aider dans leurs travaux de fenaison et de moisson, les Chéragassiens reçurent avec chaleur les équipes de soldats envoyées chez eux. Un litre de vin, 20 grammes de café, 30 grammes de sucre et 1 franc constituaient le salaire quotidien de ces hommes.

Quelques auteurs nous font entrevoir les diverses activités du centre au cours des années. C'est Joanne (11), en 1856 : « Chéragas, 2.514 habitants (999 Français). Distilleries de plantes odoriférantes, usines de crin végétal, fromages estimés... » Mac Carty (12) précise : « Chéragas, connu par ses cultures d'arbustes odoriférants et par une imitation du fromage de Brie supérieure a ses modèles... » Mais les frères Goncourt (13), passant par Chéragas, ne l'ont pas vu. Parcourant la route historique de Sidi Ferruch à Alger en 1852, ils n'ont retenu de ce trajet « ...qu'une route poussiéreuse, cercle de cactus et de guinguettes... » Puis c'est E. Dalles (14), qui nous montre Chéragas en 1880 : « ... 2.586 habitants, village très disséminé ; les maisons qui en forment le centre sont bien construites, entourées de jardins, les rues bordées de beaux arbres dont l'eau courante baigne les racines. Au milieu de la grand-place coule une fontaine que surmonte le buste du maréchal Pélissier. Les premiers colons, originaires du Var pour la plupart, y ont importé la culture des plantes odoriférantes et de nombreuses distilleries témoignent de la prospérité de cette production. Elevage de bestiaux, herbe abondante, lait d'excellente qualité, fabrication du fromage  « Brie de Chéragas », très apprécié des gourmets. Industrie du crin végétal dont plusieurs fabriques installées. Moulins à huile, à blé, une tuilerie... »

Chéragas est désormais sur la bonne voie. Et si la crise des essences végétales survient en 1908, le kilogramme de géranium ne valant plus alors que 18 francs, ce qui amena l'abandon des dernières exploitations, elle n'affectera pas la prospérité du, centre, depuis longtemps déjà entrée dans une deuxième -phase avec la culture de la vigne qui avait pris le relais:

Une appréciation portée par l'inspecteur général des services, de colonisation, rejetant une demande de crédits formulée: par le conseil municipal de Chéragas, à la fin du siècle dernier, nous servira de conclusion : « La demande… est,d'autant plus inadmissible que le centre est de très ancienne création, qu'il est situé à proximité d'Alger et qu'il est un des villages les plus riches de la région la plus prospère de, l'Algérie... »

Gaston PALISSER

(1)Rapport du 8 juin 1842 au Gouvernement général.
(2)A. Rozet : Voyage dans la Régence 1835.
(3)    La colonisation en Algérie, 1830-1920, Gouvernement général de l'Algérie, 1922.
(4)    Orthographe fautive perpétuée par l'Administration. L'Algérie algérienne l'a corrigée,
(5)    Rapport du 20 août 1842 au conseil d'administration.
(7)    Rapport du général commandant la province au ministre de la Guerre; daté du 10-9-1842.
(8)    Cette tour quadrangulaire existait toujours, incorporée aux bâtiments de la nouvelle gendarmerie et divisée en cellules.
(9)    M. Poujoulat-:Études africaines; t. 1, 1847.
(10)    Lionel Bahut, in Algérie magazine, 1954. '
(11)    A Joanne : Guide de l'Algérie, 1856. '
(12)    Mac Carthy : Géographie de l’Algérie, 1858    ,
(13)    Edmond et Jules de Concourt : Journal, 't. l.'
(14)    E. Dalles : Guide de l'Algérie, 1880.
(15)    Rapport de l'Inspection des services de colorisation, du 19-9-1895. '

in l’Algérianiste n°22 de juin 1983

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