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Vers le sud

Écrit par Claude Caussignac. Associe a la categorie Societe

Pour les approcher, sur leurs confins encore, il faut, sans regarder en arrière, descendre au sud, tou­jours davantage. Oubliés depuis longtemps les arganiers du Sous et leurs compagnes cornues qui brou­tent dans les hautes branches ; cela étonnera toujours, les chèvres noires grimpant aux arbres. Et pourtant c'est la réalité, là-bas, de tous les jours.

Depuis longtemps déjà, sur la hamada stérile, les poteaux télégra­phiques sont les seuls arbres à l'ho­rizon. Sous chacun d'eux, des amas de verre, les isolateurs foudroyés. Dans leur nostalgie des combats d'antan, les caravaniers ont trouvé là un sport plaisant, à leur passage, tirer sur les isolateurs. La tentation est bien trop forte, rien n'a pu les en détourner. Cela donne déjà un aper­çu des tribus côtoyées: la poudre parle, et les poignards égorgent. Descendons toujours plus avant, dans les confins incertains de l'ex­trême sud marocain, là où l'oued Drâa, lors de crues centenaires, trouve une issue vers l'océan. De Timimoun nous sommes à la hau­teur, Lebouirate, où vainquirent les Hommes Bleus, n'est pas bien loin, dans la steppe caillouteuse... C'est leur pays, ils le connaissent, eux seuls peuvent impunément circu­ler... Le Rio-de-Oro est tout proche, ou ce qui veut le remplacer, les Reguibat, les Maures qui hantent ces confins, ignorent les frontières que d'autres ont tracées, prétendant par quelque extravagance, vouloir les leur imposer.

Des noms sont restés gravés dans ma mémoire, d'autrefois. Gourp, Erable, Pintado, tous ceux de l'Aéropostale, qui avaient affaire à ces nomades, lors des atterrissages forcés dans ces sables redoutables. La fourberie, la cruauté, les caracté­risaient. Aujourd'hui comme autre­fois rien n'indique qu'ils aient pu changer !

Mais comment donc les approcher ? Sur leurs immenses terrains de par­cours, quelques puits d'eux seuls connus. Restent les souks, lieux et dates déterminés, là on peut certes en rencontrer.

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A l'ombre d'une vieille forteresse érigée sur un mamelon, un ksar rouge, à arcactes blanchies parfois. Là circule une faune étrange. Des visages allonges, le nez en lame de sabre, parfois busqué, des yeux noirs au regard perçant en diable, habitués à inspecter à la limite de l'horizon, le teint bistre et sombre, mais ce ne sont pas des Noirs: leurs traits sont fins et purs. Des cotonnades bleu indigo les recouvrent, qui déteignent sur la peau, les fai­sant encore plus sombres. Des tur­bans noirs ou parfois bleus, entou­rent leurs chefs, leurs têtes je veux dire. Les femmes aussi de bleu sont revêtues, toutefois on n'en voit guère, de par l'éloignement des tentes : trois jours de marche par­fois, seuls les mâles convoient les dromadaires. Des danseuses, oui, et de leur race, on en aperçoit par hasard, elles séjournent dans les lieux de plaisir, pour leur danse tra­ditionnelle La Guédra, cela veut dire la marmite, rappel du tambour de terre cuite qui en garde la forme recouvert d'une peau, elle donne le rythme. Très lent d'abord, il va s'ac­célérant jusqu'à la frénésie. Mais, que l'on n'imagine pas surtout une danse du ventre à l'orientale: les danses berbères se pratiquent habillées jusqu'aux yeux, le plus souvent incantatoires, même si le sens très ancien a pu en être oublié. D'autres hommes, d'une autre race, se mêlent aux Sahariens. Ce sont des Chleuhs tout simplement, Berbères de l'Anti-Atlas voisin, en gros burnous de laine naturelle ou décorés de bandes sombres sur fond plus clair. Ils viennent en voisins, pour affaires, acheter des bêtes, vendre du grain ou de l'huile d'arganier, et ramener quelques bijoux à leurs femmes, d'ambre et d'argent. La grosse préoccupation pour le nomade reste ses bêtes, les droma­daires sans lesquels il ne pourrait vivre. Il paraît que, contrairement au Sahara algérien où il semble en perte de vitesse, leur élevage reste florissant dans le désert de l'ouest, contre l'océan, au moins pour le lait et la viande. Point de chameaux mités ou dépressifs comme je viens d'en voir dans le Sersou, remontés du Djebel Amour. Je n'aperçois, cir­culant dans les ruelles, l'air affairé et mécontent, que des bêtes splendides, le poil étrillé et luisant, bien en bosse, il est vrai qu'à Pâques le pâturage ne manque guère. Ceux qui en Algérie faisaient pitié, c'étaient des chameaux de l'été. Car au printemps, en Saoura, j'ai appro­ché aussi de merveilleux méhara! Il est très amusant de voir circuler ces jolies bêtes qui, de haut et d'un air réprobateur, vous contemplent au passage. Leurs selles reguibat sont vraiment curieuses d'aspect, rien à voir avec la rahla des Touareg et sa croix d'Agadès à laquelle on se tient, au besoin. Ici, il s'agit d'un demi-tonneau en bois, ouvert sur le devant pour que les pieds dirigent la bête, et dans lequel on s'asseoit! Il est perché sur la bosse, doublé d'une épaisse peau de mouton.

Aspect un peu ridicule mais parfai­tement fonctionnel, puisque ces prestigieux méharistes s'en servent, et que cela leur convient. Il n'est que de les voir épauler et tirer depuis ce baquet, et sans jamais rater la cible avec d'antiques moukallas, je devrais dire mkah'el au pluriel, pour en être bien persuadé.

Sous le minaret de la mosquée, avec ses boules et son croissant, à l'ombre aussi d'une éolienne tirant l'eau d'un puits profond, dans un très vaste enclos entouré d'un mur de pierres liées par un ciment d'ar­gile, le souk, marché hebdomadaire. Là arrivent et repartent presque tous les chameaux qui se vendent et s'achètent dans ce sud extrême. D'ici partaient les caravanes pour Tombouctou autrefois: nous sommes à Goulimine... Le souk fonctionne le samedi. Nous arrivons la veille au soir, et station­nons les véhicules tout à côté pour, au point du jour, être à pied d'œuvre. De partout arrivent à la queue leu leu les dromadaires, des hommes bleus les guident et les encouragent de la voix. Se dirigeant vers l'enclos, ils se rangent dans un endroit qui leur convient. Ce n'est pas la place qui manque, le souk est à la mesure de la grande foire de juillet qui draine des milliers de ces bêtes. Toutes les semaines néanmoins, deux à trois cents d'entre elles ici changent de mains, cela en fait beaucoup tout de même, je n'en ai jamais vu autant, réunies et aussi belles !

 

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Et voici quelque douze adultes ali­gnés dans un coin, l'oeil vif, le poil bien peigné, beige et uniforme. De la même race c'est certain, ils se res­semblent tous, grands et forts, des méhara coureurs, pas de ces petits chameaux de bât fort rustiques qui hantent le Djebel Amour. Les ache­teurs baguenaudent selon leur style particulier, discutent, tâtent les muscles et surtout examinent les dents. Ce n'est pas une mince affaire,tant leurs museaux dominent la foule. A deux hommes, l'un mainte­nant la tête, l'autre se pendant à la mâchoire, ils lui font ouvrir la bouche, comme le dentiste, à un patient. L'usure des incisives indique l'âge de la bête, je ne crois pas qu'ici l'on puisse impunément maquiller une bouche ancestrale, à la lime ou autrement: la vengeance serait terrible.

D'autres veulent contrôler de plus près les pieds ou autre chose. Il faut voir avec quelle maestria ils renver­sent sur le flanc ces bêtes colossales, l'un à la tête l'autre aux pieds, une torsion violente lui fait perdre l'équilibre malgré ses reniflements et son air révolté. L'ayant examiné, ils le libèrent enfin, vexé et penaud, il se remet sur pieds, l'arrière d'abord, le devant en dernier.

Les chamelons gracieux et tout fri­sés suivent leur mère, bien grands pourtant ils tètent encore tout le long du marché. Les bêtes entrent, sortent, les acheteurs de même, lors­qu'un animal lui convient, l'acqué­reur l'entrave en lui repliant un genou par devant, avec une lanière de cuir, lui coupe une touffe de poils, l'affaire est faite. Sans doute les deux compères iront-ils arroser ça au café maure, comme les pay­sans de chez nous; en attendant l'acheteur sort son vaste portefeuille entouré d'un cordon et suspendu à sa ceinture, et paye en billets cras­seux qu'il compte un à un en mouillant son doigt. Ici, c'est une belle chamelle blanche, un genou replié, son chamelon la suit et tète tant qu'il le peut. Ils par­tiront ensemble... Dans d'autres coins, des chèvres noires aux longs poils et l'air joyeux, des boucs cor­nus comme les "Marco Polo" du Pamir, les cornes en spirale, et ma foi des moutons, comme toujours serrés les uns contre les autres et parfaitement résignés.Un porteur d'eau désaltère à volonté, une outre en peau de chèvre fixée sur le dos; un tuyau de cuivre en sort qu'il bouche avec son pouce.

Des timbales larges et courtes en cuivre décoré et une clochette pour rappeler sa présence. Un turban rouge et un tablier de cuir achèvent de le distinguer. Des clients s'appro­chent, boivent une tasse d'eau fraîche et le remercient d'une piécet­te.

Il faut dire que lorsque l'on a décrit un chameau, il n'est que de multi­plier par cinquante pour avoir raconté le troupeau. Ou par trois cents, comme à présent. Il vous suf­fit d'extrapoler. Quelques mâles en rut tout de même encore, qui jettent un curieux cri. Ils blatèrent bien sûr, mais avec l'accent du matou amou­reux, non celui du chat qui à man­ger réclame. Si nous avions l'oreille plus attentive, nous pourrions davantage comprendre le langage des animaux, tel Saint François, le poverello d'Assise! En dehors de l'enclos, sur la place, des bijoutiers. Ici c'est le pays de l'ambre jaune. D'où provient-il? Mystère, ce n'est tout de même pas de la mer Baltique. Car on en voit en quantité. Les bijoux ainsi créés, avec de l'argent ou du cuivre argenté, sont très prisés des tribus. Il s'en fait un certain commerce; l'ambre s'achète un briquet à la main, on le flambe pour le distinguer du plas­tique qui, lui, brûle et fond. Ici sur cet étal, je ne vois guère de faux, la qualité d'abord; l'ambre est cher, un beau collier vaut un chameau, comme souvenir c'est plus commo­de, s'il ne peut lui-même avancer. Et ses vertus sont bénéfiques, et affir­mées...

Des gargotiers cuisent des bro­chettes sur un feu de charbon de bois, une forte odeur de pointes de feu leur ramène la clientèle. Les affaires faites, les nomades en goguette vont se payer leurs fantai­sies, tous ne sont point misérables, et retrouver quelque putain, c'est l'histoire d'un instant, ils y vont parfois à plusieurs, le plaisir n'aime pas la solitude. Une fois expédiée la chose, la mauvaise conscience aidant, il faut quérir quelques fou­lards, des bracelets et des colliers, savons de toilette et patchoulis vio­lents pour les épouses légitimes laissées dans leurs tentes, là-bas. S'ils ont la joie ou la douleur, d'en avoir, ma foi, plusieurs, il faudra doubler la mise, ou la tripler, le Koran stipule la justice dans les faveurs, cela limite le nombre des femmes et la polygamie se perd: c'est un luxe devenu trop cher. Mieux vaut n'en avoir qu'une, en somme, et la changer bien plus sou­vent. C'est ce qu'on fait pour les bagnoles, assurément... L'après-midi, le souk se vide, les nomades ont d'énormes distances à parcourir, se mesurant en journées de marche à pied, du lever au cou­cher du soleil... Silencieusement ils s'égaillent par des pistes invisibles et des chemins d'eux seuls connus qui, à leurs tentes les ramèneront, bien loin là-bas, le plus souvent par-delà les frontières, limites imposées par les hommes, invisibles sur le terrain et dont, éperdument, ils se moquent: tous bien sûr armés jus­qu'aux dents...

Ainsi de l'approche des Hommes Bleus aux abords de leur pays.

Claude Caussignac


 

In « l’algerianiste » n° 84

 

 

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