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L'œuvre des saint-simoniens au XIXe siècle

Écrit par Alain Lardillier. Associe a la categorie Societe

La doctrine

Le XIXe avait été le témoin d’événements marquants: l'Encyclopédie révélait la science, la révolution américaine laissait entrevoir une structure nouvelle, la société industrielle et la Révolution française devait abattre les barrières sociales. Enfin, les idées nouvelles voyageaient plus aisément à travers l’Europe. De ce fait, le XIXesiècle fut marqué par l'éclosion de plusieurs doctrines socio-économiques en relation avec cette révolution industrielle naissante: industrialisme libéral de Jean-Baptiste Say, socialisme de Proudhon,communautarisme de Fourier. Parallèlement, le paysage social changeait avec l’émergence de la bourgeoisie possédante et la prise de conscience par la classe ouvrière, de son poids social, du fait de son regroupement dans les nouvelles de structures industrielles, usines et manufactures.

Parmi toutes ces théories novatrices, figurait celle développée par Claude Henri de Saint-Simon (1760-1825): nouvelle religion, en même temps que programme économique et social qui proclamait la science comme base de société et d'administration politique. Toutes ces réformes devaient tendre à améliorer le sort de la classe la plus défavorisée et à augmenter le bonheur des hommes.

Les gens seraient plus heureux s'ils pouvaient faire face à leurs besoins et satisfaire leurs envies. Ce but nécessitait la mise en place d'un système économique rationnel et infaillible. La société voulue par Saint-Simon devait donc avoir pour base de gouvernement le système scientifique qui développait le savoir et les capacités des individus. La direction du pays devait donc être confiée à un collège de savants relayés, pour les réalisations pratiques, par les industriels et les chefs d'entreprises.

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Claude Henri de Saint-Simon

Cette recherche de l'amélioration du bien-être passait par une distribution équitable des richesses, seulement possible si l'État était détenteur de l'ensemble des ressources (ce qui entraînait la disparition de la propriété et de l’héritage).

Dans ce système, l'État omnipotent, avait l'entière disposition des richesses, donc du système bancaire. Les banques devaient se comporter essentiellement comme des organismes de crédit, dispensateurs des sommes indispensables à l'épanouissement des capacités. Ce crédit était donc au service de l'industrie. Cette doctrine scientiste et « industrialiste », recruta dans les milieux les plus divers: logiquement, parmi les élèves de l'École polytechnique,Enfantin, l'apôtre de la doctrine, mais aussi de nombreux militaires, Lamoricière, Bedeau, Cavaignac, qui servirent en « Afrique » - et dans le monde de la grande industrie aux côtés d'ingénieurs comme Eiffel, se retrouvèrent de grands chefs d'entreprises comme les frères Pereire, les Schneider ou les Talabot, mais aussi les soyeux lyonnais, Arlès-Dufour * et Duveyrier mais également conquit des gens d'horizons plus divers Charles Duveyrier, Ferdinand de Lesseps, vice-consul en Égypte ou le peintre Jérôme David.

En France, les réalisations de nombre de ces hommes furent marquantes: première ligne de chemin de fer Paris-Saint-Germain en-Laye, Compagnie générale Transatlantique, Cie Gale du Gaz de Paris, Cie des Omnibus de Paris, Assurances et banques de crédit pour les frères Pereire- Les aciéries du Creusot pour les Schneider - P L.M. et Crédit Lyonnais pour les Talabot, associés à Arlès-Dufour pour le Crédit Lyonnais.

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Charles Duveyrier

Pourquoi l’Algérie?


L'Algérie, allait. passionner les saint-simoniens pour des raisons de doctrine d'abord.

En effet, pour Saint-Simon, les Arabes, par leurs savants, avaient été les moteurs du progrès humain jusqu'à leur départ d'Espagne au XVe siècle. Il fallait que l'Occident leur rende la place qui était la leur.

Les saint-simoniens devaient donc être les instruments de cette grande réconciliation et œuvrer pour le « mariage de l'Orient et de l'Occident ». « La Méditerranée va devenir le lit nuptial de l'Orient et de l'Occident » écrivait Michel Chevalier dans le Globe du 25 février 1832.

Or l'Algérie, n'était-elle pas terre d'Orient qui remplacerait l'Égypte, où Enfantin et ses amis avaient connu l'échec ?

La société indigène, réputée primitive, devait permettre d'installer dans ce pays, les conditions du progrès social voulu par les saint-simoniens. Ainsi, s'élaborèrent des programmes d'administration et de colonisation: Ismaïl Urbain, le docteur Vital ou un grand nombre d'officiers des Bureaux Arabes eurent une véritable influence sur la politique algérienne, principalement sous le Second Empire à l'époque du « Royaume Arabe».

Enfin, l'Algérie - et ce sera le sujet de cet article - représentait pour les « producteurs », les chefs d'entreprises, un pays vierge de toute industrie, un laboratoire exceptionnel, où toutes les expériences, même les plus audacieuses étaient réalisables.

Et puisque, selon la formule du ministre de la IIIe République, jules Simon, « Il y a dans tout saint-simonien, un homme d'affaires très avisé », les réalisations saint-simoniennes allaient marquer l'Algérie du sceau de la modernité industrielle et économique.

Les réalisations

Nous traiterons dans cet article essentiellement des réalisations dont la mise en place a profondément modifié le visage et le rythme de l'Algérie de l'époque, et qui, se maintenant identiques, au fil des années, ont réglé l'existence de l'Algérie française, mais servent encore largement de base à l'infrastructure économique et industrielle de l'Algérie indépendante.

Nous délaisserons donc deux aspects essentiels de l'œuvre saint-simonienne en Algérie, car les péripéties de l'Histoire les ont rendus caduques ou les ont profondément modifiés. Ils ont ainsi perdu leur évidence, dans les Algéries du XXe siècle. Ainsi, en est-il, de l'influence d'Ismaïl Urbain, si importante qu'elle devint la pierre angulaire de la politique impériale du « Royaume arabe » mais sombra en même temps que Napoléon III. Ainsi en est-il aussi des programmes de colonisation de Lamoricière, Bedeau ou Cavaignac ou des réalisations des Bureaux Arabes.

Le système bancaire - La Société Générale Algérienne

Ces hommes d'affaires très avisés, selon la formule de Jules Simon, eurent à cœur de se doter en Algérie d'un outil financier qui leur permettrait de mener à bien leurs projets d'investissements. La mise en place et l'organisation d'un système bancaire performant s'inscrivit très vite dans les programmes des saint-simoniens,

 

Josué Auguste Rey, après un séjour consacré au commerce à Tanger et à Rabat, vint s'installer à Alger en 1845, et dès 1854, fonda, par émission d'actions de 25 F, le « Comptoir algérien de circulation », banque de crédit, au service du développement du petit commerce. Son habileté à placer son établissement en position de non concurrence avec la Banque de l'Algérie fondée le 4 août 1851 lui permit de développer son activité, au point qu'en 1858, le capital du « comptoir » avait été augmenté de 11 fois.

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Prosper Enfantin

Auguste Warnier, après l'échec de la fondation de la « Banque Agricole de l'Algérie », proposa aux pouvoirs publics, en 1864, la création de la « Caisse officielle de Colonisation », destinée à procurer aux colons la possibilité d'acquérir des terres, sans recourir aux emprunts bancaires.

Mais l'adhésion impériale aux idées saint-simoniennes, incita Enfantin en particulier, à soumettre le projet de création en Algérie d'un organisme de soutien au développement de la colonie, rôle tenu en France par le Crédit Foncier.

La puissance de la société devait être suffisante pour être à la fois, un organisme de crédit, mais surtout peut-être, le financier des grands travaux d'utilité publique projetés en Algérie. Enfantin lui donna le nom de « Société Générale de l'Algérie ». Le conseil d'administration fut présidé par Paulin Talabot et M. Fremy, directeur du Crédit Foncier.

Après quelques contretemps, le soutien du général de Chabaud-Latour, commandant du Génie en Algérie, permit de décider que la société avancerait une somme de 100 millions à l'État pour la réalisation, confiée à la Société Générale Algérienne, de grands travaux publics. En contrepartie, l'État s'acquitterait de sa dette en concédant à la société 100 000 hectares à raison de 1 F par hectare et par an. Ainsi, à partir de 1867, l'État reçut 87 millions et les réalisations suivirent par tranches successives: routes Alger-Oran et Alger-Constantine, aménagement des ports d'Alger, Oran et Philippeville, exploitation de carrières de Filfila, aménagement et reboisement des forêts, création des pépinières du gouvernement au Hamma (Jardin d’Essai Alger). La construction de douze villages fut également projetée.

Parallèlement, l'établissement de crédit se développait sous la direction de M. Lichtlinn, ancien directeur de la Banque de l'Algérie. L'essor de la société fut arrêté par une série de calamités qui s’abattirent sur la colonie à partir de 1866. Une invasion de sauterelles détruisent les récoltes du Tell; un tremblement de terre dévasta la région provocant une épidémie de choléra, qui diffusant à travers le pays, entraîna une famine épouvantable.

La « Société Générale Algérienne » consentit de fortes avances alors que la production baissait jusqu'à entraîner l'arrêt complet des affaires. Ces pertes très importantes ne purent être compensées par les revenus des terres, puisque le choix de la majorité s'était porté sur la province de Constantine, région la plus éprouvée par la famine et la misère.

Un investissement hasardeux de Paulin Talabot en Égypte, bloquant en 1873, 12 millions de francs dans ce pays, donna le coup de grâce à la « Société Générale Algérienne ». Le gouvernement décida de la renflouer, mais accompagna son geste de transformations.

Ainsi, en 1877, naquit la « Compagnie Algérienne » qui reprit les activités bancaires de sa devancière et, héritant de ses possessions agricoles, s'occupa de la mise en valeur d'une certaine partie et de la vente du reste.

La « Compagnie Algérienne » devint l'organisme le plus important d'aide au développement industriel commercial et agricole de l'Algérie, et de nombreuses succursales s'établirent dans les villes de grande et moyenne importance.

L'exploitation du sous-sol : les mines


Les saint-simioniens avaient entrepris, en France l’exploitation minière: ainsi, les fréres Talabot possédaient les mines du Creusot. Il était donc logique que la curiosité sientifique les pousse à entre prendre une étude géologique du sous-sol algérien. Dès 1843, l'ingénieur Henri Fournel débarqua à Alger et se livra, pendant quatre ans, à de nombreuses observations sur les possibilités immédiates et futurs du sous-sol, pendant que le capitaine Carette faisait un recen- sement de la province de Constantine Ce dernier en communiqua les résultats à Paulin Talabot. Celui-ci envoya immédiatement, des spécialistes à Bône et en1845, obtint les concessions d’exploitation à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Bône. Les tentatives de la « Mebdoudja » et de « Karezas » se soldèrent par un échec, mais en 1857, la découverte du gisement à ciel ouvert de
« Mokta  el Hadid » récompensa l'obstination de Talabot qui créa la « Société anonyme des minerais de fer magnétiques de Mokta el Hadid ». L'exploitation du gisement entraîna la prospérité régionale, puisque la mine, produisant 400000 tonnes en 1875, d'un excellent minerai, employait 450 ouvriers et fut à l'origine de la ligne de chemin de fer Karezas-la Seybouse qui put être prolongée jusqu'à Bône pour l'expédition du minerai vers les centres de traitement, permettant ainsi le développement et la modernisation du port. L'ère minière avait été ouverte, si bien que les différentes mines de fer d'Algérie employaient 3900 ouvriers en 1875, et que l'exploitation d'autres minerais, par d'autres sociétés saint-simoniennes suivit: mines de cuivre à Mouzaïa employant quatorze mineurs en 1849 et exportant 1400 tonnes de minerai par an, « Société Desvosges, Bazin et Cie » qui demanda en 1848, l'exploitation de gisements de fer et de cuivre dans la région de La Calle. La production du sous-sol algérien - fer, cuivre, antimoine, zinc, plomb - s'élevait à 600 000 tonnes en 1875. En 1934, le recensement faisait état de 140 concessions minières en Algérie, et si, certains sites furent fermés après épuisement, d'autres continuèrent à produire. Ainsi, le gisement d'Ouenza qui, en 1934 produisait annuellement 600000 tonnes d'un gisement estimé à 50 millions de tonnes, qui transitaient par le port de Bône. Le sous-sol, révéla aussi de grandes richesses de phosphates de chaux dans les mines du Kouif, du Djebel Onk ou de Tébessa, dont les productions assuraient à la France une place prépondérante sur le marché mondial. Puis, ce même sous-sol dévoila son pétrole...

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La mine de l'Ouenza (coll. particulière)


Les chemins de fer et les travaux publics

Très tôt, lors de notre installation en Algérie, certains saint-simoniens avaient pressenti l'importance, pour la colonie, de ce moyen de transport. Ainsi, dès 1833 époque où aucune ligne de chemin de fer n'existait en France Émile Pereire préconisait, pour permettre des mouvements de troupes plus rapides, la construction de deux lignes Bône-Constantine et Alger-Oran.

De nombreux projets d'ouverture de lignes furent déposés: Le premier, Alger-Blida, 61 kilomètres en 1853, échoua à deux reprises, fut repris et terminé par la « Compagnie des Chemins de Fer Algériens ». Elle entra en service le 8 juillet 1862.

Un autre projet de réseau complet fut proposé en 1854 par Warnier Il prévoyait la construction de lignes Alger-Oran, Amoura-Constantine, Constantine - Philippeville, Bône et Tlemcen -Mascara par Sidi-bel-Abbès.

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Gravure représentant le train inaugural de la section Alger-Blida ; en dépit de la liberté
d’interprétation propre aux illustrations de l’époque, on peut prétendre situer cette scène à
l’emplacement de la gare centrale d’Alger, au pied de la grande mosquée (doc.l’Illustration
)


Les frères Talabot, propriétaires du P.L.M, rachetèrent le « Compagnie des Chemins de Fer Algériens » et obtinrent le monopole de la construction du réseau pour toute l'Algérie. Le Ier mai 1863, ils obtenaient la concession pour la construction de la ligne Alger-Oran. La ligne fut construite en même temps que celle qui reliait Constantine à Philippeville. En 1879 s'ouvrit la ligne Alger-Constantine.

Ainsi, en 1934, un réseau ferré de 5330 kilomètres couvrait l'ensemble du pays.

Les grands travaux d'aménagement furent également marqués de l'empreinte des saint-simoniens. Ainsi, après Paulin Talabot qui avait aménagé à ses frais le port de Bône, l'ingénieur des Ponts et Chaussées Poirel s'occupa de la reconstruction du môle du port d'Alger qui s'était effondré. Il s'opposa, d'autre part en 1845, au projet qui voulait faire d'Alger un port militaire, et dirigea les travaux de construction de la jetée qui partait de Bab-Azoun, agrandissant considérablement la capacité du port.

D'autres travaux d'assainissement ou de construction de barrages furent dirigés par des ingénieurs comme Prax ou Don. Warnier modifia le visage de la Mitidja en participant, à ses frais, à l'assèchement du lac Halloula, ouvrant ainsi de vastes étendues à la culture.


L'exploration du pays


La curiosité scientifique poussa également un certain nombre des adeptes de Saint-Simon vers des contrées jusque-là inconnues. Prax Fournel et Canette sillonnèrent le Sahara soumis à la recherche des ressources du sous-sol, pendant que l'explorateur Henri Duveyrier arrivait le premier à El-Goléa, visitait le Hoggar, s'installait au milieu des Touaregs, apprenant leurs usages et leur langue et leur faisant découvrir l'Européen.

Ainsi, ce saint-simonisme, donna, par ses interprétations diverses, des attitudes très différentes voire contradictoires. Elles allèrent des positions hostiles à la colonisation, d'Urbain, du docteur Vital de Constantine ou de nombreux officiers des Bureaux arabes, jusqu'à des colonisateurs actifs comme les généraux « africains », Lamoricière, Bedeau, et d'autres. Les saint-simoniens dont nous avons évoqué les personnes et les réalisations voulurent n'être que « des hommes d'affaires très avisés ». Ils firent cohabiter leurs convictions doctrinales avec les impératifs du monde industriel. Ainsi, remplacèrent-ils capitalisme étatique voulu par Saint-Simon par un capitalisme privé appuyé sur un concept nouveau, les sociétés par actions. Ils misèrent sur une présence durable de la France en Algérie et s'employèrent à doter le pays des outils indispensables à une prospérité économique et ainsi, ils lui donnèrent le visage d'un pays moderne ouvert à « l'industrialisme ». Ils satisfaisaient ainsi au « credo » de leur doctrine: la production puisque chaque saint-simonien devait être avant tout un « producteur ».

Ils nous auront en outre permis de parcourir un chapitre de l'histoire de l'Algérie.

Alain LARDILLIER
*Biologiste né à Alger, `Alain Lardillier est l'auteur de Le peuplement français de l’Algérie de 1830 à 1900 :les raison de son échec, Edition de l’Atlanthrope,1992. Il publie par ailleurs de nombreux articles dans des revues d’histoire Il prépare un livre sue le maréchal Bugeaud.



Bibliographie sommaire :


DE SAINT-SIMON Henri Le nouveau Christianisme et les écrits sur la religion, Éditions Le Seuil, 1961

CHARLÉTY Sébastien, Histoire du saint-simonisme (1825-1864), Édifions P. Hartmann, 1931. –

GONNARD René, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates, Librairie Générale d Droit et de la Jurisprudence, 1947.

URBAIN Ismail, L'Algérie pour les Algériens (1860), et L'Algérie française, Indigènes et Immigrant (1862), Éditions Séguier, 2000 et 2002.

EMERIT Marcel, Les saint-simoniens en Algérie, Éditions Belles Lettres, 1941.

Algérie - Conseil Supérieur du Gouvernement: exposé de la situation de l'Algérie par le gouverneur général, 17 novembre 1875.


Extrait de « l’Algérianiste.» n° 102, juin 2003


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