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La christianisation des Berbères Haouara ses traces dans le culte des saints et l'usage des sonnailles chez les Touareg actuels

Écrit par Jean-Philippe Lefranc. Associe a la categorie Societe

Les Berbères Haouara - christianisés après l'écrasement de leur révolte par les troupes de Byzance en 569 - passèrent ensuite à l'Ouest du Tassili n Ajjer, et prirent, selon Ibn Khaldoun, l'appellation de Hukkara ou Hoggar. Des traces de cette christianisation subsistent encore chez les Touareg actuels.
Deux d'entre elles sont examinées ici
1 ° - Les six noms de saints, encore présents dans la mémoire des Kel Ahaggar, cités dans le Dictionnaire de Ch. de Foucauld - et considérés à tort par E.-F. Gautier et B. Lhote comme de " vieux petits dieux mal éliminés " du paganisme - sont des martyrs chrétiens, principalement des IIe et Ille siècles.
2 ° - L'usage des clochettes et des sonnailles, bien vivant chez les Touareg des différentes régions du Sahara, est jugé ridicule, voire obscène, dans l'islam. L'emploi religieux de clochettes, déjà attesté dans le culte de Mithra, a été introduit au cours du Ve siècle dans la liturgie chrétienne.

Introduction

Une note de Lefranc en 1985 a montré qu'en arrivant au Fezzan, l'apôtre de l'Islam, 'Okba Ibn Nâfa (666 après J.-C./46 hég.), avait rencontré divers peuples christianisés, en particulier les Berbères Huwwâra. Ceux-ci, installés au Kuwâr proche des Garamantes - c'est-à-dire la région de Rhât - avaient dû accueillir des missionnaires chrétiens, après l'écrasement de leur révolte de 569 par les troupes de Byzance. Passant à l'ouest du Tassili n Ajjer, ils prirent le nom d'Hukkâra ou Hoggar, selon Ibn Khaldoun. Chrétiens pendant au moins un siècle, les Hukkâra ont gardé l'empreinte de cette christianisation, encore décelable aujourd'hui. Deux de ces traces de christianisation sont examinées ici.

Le culte des Saints chez les Touareg actuels ou récents

Le Dictionnaire Touareg-Français du Père Ch. de Foucauld (1952) donne, en différents endroits (I p. 103, II p. 709, III p. 1319, 111 p. 1529, IV p. 1699), des noms propres énigmatiques qui renvoient tous à l'article Tamarès (IV p. 1903). Ce n'est qu'à ce nom que l'on trouve leur liste au complet, avec le texte explicatif suivant :

Tamârès : d'après d'anciennes légendes de l'Ah. il exista autrefois, parmi les Touareg, 6 hommes qui furent des saints. Ils vécurent en des temps antiques, avant l'introduction de l'islam chez les Touaregs. Ils s'appelaient Tamârès, Bourdân, Iâsoûd, Ouervas Noûfana, Râdes. Les Kel-Ah. Des siècles passés les avaient en grande vénération et les invoquaient pour obtenir ce qu'ils désiraient ; aujourd'hui ils sont tombés en oubli ; Il n'y a plus à avoir connaissance d'eux que quelques personnes âgées des familles nobles.

Les travaux de Charles de Foucauld n'ayant paru qu'après sa mort, survenue en 1916, il est étrange de trouver mention de ces personnages mystérieux dès 1910 sous la plume d'E.-F. Gautier. Il faut alors probablement admettre que les manuscrits de Charles de Foucauld ont été mis à la portée d'un certain nombre d'auteurs en quête d'informations sur les Touareg du Hoggar. D'autre part, certains auteurs font référence au livre de souvenirs du Dr. F Vermale ; mais cet ouvrage n'a paru qu'en 1926. Faut-il croire alors qu'il existe des mentions des six personnages cités plus haut dans le livre publié par A. de C. Motylinsky en 1908 ? Cela n'a pas pu être vérifié pour le moment.

Quelles que soient les publications qui aient indiqué les premières ces six personnages mystérieux et bienfaisants, un fait demeure. Le Père de Foucauld - sans doute grâce à son informateur Ba-Hammou, très au courant de ce qui se disait ou se faisait parmi les nobles des Kel Ahaggar - a recueilli six noms de personnages qui subsistaient encore dans la mémoire de quelques anciens.

Par la suite, E.-F. Gautier (1910) donne une opinion péremptoire, bien dans sa manière, sur ce problème dans son ouvrage " La Conquête du Sahara ". Il faut citer ici ce texte, repris ensuite par d'autres.

" Dans certaines familles, et plus particulièrement les nobles, à côté des saints orthodoxes (de l'Islam), on invoque des personnages mystérieux qui ne peuvent être autre chose que de vieux petits dieux mal éliminés (1) ".

 

Christianisation-PaysageDuHoggar
Paysage du Hoggar

 

De son côté, H. Lhote a écrit (1944, 1955) dans " Les Touareg du Hoggar " la liste, malheureusement fautive, de ces six noms

Tamârès, Bourdân, Tâssoud, Ouerdaz, Noulana, Radès. Et il reprend à son compte l'opinion d'E: F. Gautier: " On invoque des personnages mystérieux qui ne peuvent être que de vieux petits dieux mal éliminés ".

Deux ouvrages ont fait référence à un personnage ayant un certain rapport avec Noûfana, le cinquième nom de la liste. Leurs auteurs, le P. J. Mesnage (1914) et A. Guernier (1950), n'ont pas fait le rapprochement avec les noms donnés par Charles de Foucauld ; mais ces travaux ont permis d'orienter les recherches.

Les pages qui suivent vont montrer que certains de ces six noms mystérieux peuvent être identifiés. Il s'agit de noms de martyrs chrétiens - très vraisemblablement africains par la naissance - qui auraient possédé un grand renom parmi les communautés chrétiennes d'Afrique, et qui auraient été certainement en honneur et vénération chez les prétouareg des 6e et 7e siècles de notre ère.

Noûfana (= Namphamo)

Dans ce nom, il est fort tentant de reconnaître, à peine déformé par des siècles de tradition orale, le nom de Namphamo, martyrisé à Madaure avec ses compagnons " Mygdon, Sanae, Lucitas et alii interminato numéro " (St Augustin, Epist. 16), lors de la persécution qui se produisit dans la première année du règne de l'empereur Commode.

On sait qu'à ce moment-là, le 17 juillet 180, eut lieu la mort à Carthage des douze martyrs scillitains : Speratus, Nartzalus, Cittinus, Veturius, Felix, Aquilinus, Lactentius, Januaria, Generosa, Vestia, Donata et Secunda. La mort des martyrs de Madaure aurait eu lieu un peu auparavant sans doute, puisque Namphamo est revêtu du titre d'archimartyr, généralement interprété comme le titre de premier martyr de l'Eglise d'Afrique, ou du moins de la province de Numidie (J. Mesnage, 1914, p. 83).

Si l'on doit se fier au martyrologe hiéronymien, cité par J. Mesnage, on trouve au 4 décembre (pridie nonas décembres) la mort du martyr Miggin, et le lendemain celle de Namphamo. Mais, de son côté, le martyrologe romain place la mort de Namphamo (et de ses compagnons sans doute) au 4 juillet, ce qui vient justifier le titre de premier martyr - ou d'archimartyr - attribué à Namphamo, mis à mort 13 jours avant les douze martyrs scillitains.

Le rapprochement Noûfana-Namphamo, proposé ici, n'a évidemment pas une valeur indiscutable. C'est une hypothèse - la seule exprimée jusqu'à présent - mais elle a le mérite d'être vraisemblable. Quoi de plus naturel que des Berbères aient gardé une vénération particulière pour un personnage fameux, issu de leur peuple ? De plus, un tel rapprochement avec un martyr des premiers siècles du christianisme se trouve corroboré par l'identification probable de deux autres noms de la liste avec également deux autres martyrs chrétiens de grand renom.

Ouerdas (= Veritus ?)

D'emblée, ce nom commençant par un " OU " ou par un " OUE " évoque un nom latin commençant par un " VE ". On peut chercher par conséquent un personnage dont le nom serait Veritus, Veritas, Viridus, etc.

Mais, jusqu'à présent, aucune recherche dans ce sens n'a abouti.

Tamares (= ?)

Aucune direction de recherche n'est apparue pour le moment. Un tel nom peut aussi bien être romain, punique, berbère ou grec.

Rades (= ?)

Pas de solution pour le moment. Mêmes remarques que pour le précédent.

Iâsoûd (= Hyacinthe)

Après diverses hypothèses, une seule a paru satisfaisante ; d'autant plus qu'elle se renforce par l'identification possible du personnage qui lui fait suite.

En effet Iâsoûd semble - à peine déformé - le nom de Hyacinthus (ou jacinthus ?). Pour plus de précision, on trouvera plus loin un résumé de la vie des Saints Prote et Hyacinthe, inséparablement liés dans la vie et dans la mort. Originaires d'Alexandrie ou, du moins, déjà fameux dans cette ville d'Egypte, ils subirent ensemble le martyre à Rome vers l'an 256, au temps des empereurs Valérien et Gallien.

Leurs vies et leur martyre sont restés longtemps dans les mémoires, même en Europe. Ils figurent en effet dans la " Légende Dorée " de Jacques de Voragine (vers 1260).

Bourdân (= Prote)

Si l'on admet l'identification Iâsoûd - Hyacinthus, il faut impérativement identifier Bourdân avec Prote ; les deux martyrs étant toujours cités ensemble. Des recherches sur le nom exact de Prote - peut-être Portanus ou Protinus - permettraient de mieux saisir pourquoi celui que l'on appelle Prote en français aurait pour nom Bourdân en tamachek.

 

Christianisation-Prote
fig. 1 - " akeskabou " : o O : o : caveçon de nez de dromadaire.
fig. 2 - " télek " + II ... : poignard de bras (ancien) et son fourreau.
fig. 3 - " tanast " + | 0 + : cadenas orné d'anneaux de femme (en argent).
fig. 4 - " téréout " + O : + : pendentif pectoral de femme (en argent).
(fig. 1 et 4 d'après Anonyme, 1969 ; fig. 2 et 3 d'après Lhote, 1953).

 

Bref aperçu de la vie des Saints Prote et Hyacinthe (cf. Légende Dorée).

Prote et Hyacinthe, jeunes nobles romains, étaient attachés comme domicelli à la maison de Philippe, préfet d'Alexandrie, dont la famille comptait son épouse Claudia, ses fils Avitus et Sergius et sa fille Eugénie. Prote, Hyacinthe et Eugénie étudiaient ensemble ; ils avaient fait le tour des écoles philosophiques d'Alexandrie sans grande satisfaction, lorsqu'Eugénie, âgée de quinze ans, adopta la religion chrétienne avec ses deux compagnons. Ils se retirèrent dans un monastère dirigé par Helenus. Celui-ci refusant les femmes, Eugénie revêtit une tenue d'homme ; ils passèrent tous trois ainsi plusieurs années, pendant que la famille du préfet les recherchait. A la mort d'Helenus, " frère Eugène " prit la direction du monastère. Parmi les malades qu'il soigna et guérit, une dame noble nommée Mélancie s'éprit du frère Eugène. Voyant ses avances repoussées, Mélancie accusa par dépit le religieux ; elle se plaignit au préfet Philippe qu'un jeune chrétien avait voulu attenter à sa vertu. Le préfet fit arrêter et conduire à son palais les religieux du monastère. Devant les fausses accusations réitérées de Mélancie et les faux témoignages de ses serviteurs, " frère Eugène " déchira sa tunique et montra qu'elle était femme. Puis elle déclara au préfet : " Je suis ta fille Eugénie, et parmi mes compagnons voici Prote et Hyacinthe. " Le préfet se fit chrétien ; il fut cassé de sa fonction peu après et devint ensuite évêque d'Alexandrie. Plus tard, il fut tué par les païens ; alors Claudia son épouse, ses deux fils et sa fille Eugénie retournèrent à Rome, convertissant un grand nombre de personnes. L'empereur s'en émut et fit arrêter Eugénie et ses proches. Eugénie endura de nombreux supplices et eut la tête tranchée le jour de Noël (de 256 ?). Sa mère mourut huit jours plus tard. Prote et Hyacinthe, priés de sacrifier aux idoles, brisèrent celles-ci en récitant des prières chrétiennes. On leur trancha la tête du temps des empereurs Valérien et Gallien, vers l'an 256 de notre ère.

Conclusions

L'interprétation d'E.-F. Gautier, voyant dans ces personnages des dieux hérités du paganisme - avec ce que cela comporte d'offrandes, de rites et de pouvoir tantôt bienfaisant tantôt dangereux -, cadre mal avec l'énoncé de Charles de Foucauld mis en tête de ce travail : grande vénération, invocations pour obtenir des faveurs, etc. Le culte des saints de la religion chrétienne répond parfaitement à ce schéma de rapports demandeur-demandé, accompagné de vénération pour ceux qui ont suivi une voie difficile et héroïque, donnant l'exemple aux autres.

De l'usage des sonnailles chez les Touareg actuels

Christianisation-SelledetouaregIl est un fait que l'on peut vérifier quotidiennement chez les Touareg actuels du Hoggar, du Tassili n Ajjer ou de l'Adrar des Iforas, sans parler d'autres régions. C'est l'abondance de clochettes, sonnailles et masses métalliques diverses qui tintent sur de nombreux objets de la vie courante : fourreaux de takouba (épée droite), fourreaux de poignards de bras, pendentifs pectoraux des femmes, ornements latéraux de cadenas, pièces diverses du harnachement des dromadaires, etc. Or de tels grelots et sonnettes ne se rencontrent pas chez les nomades arabes du Sahara. On peut même dire que l'islam rejette la pratique des cloches, allant jusqu'à trouver leur usage inconvenant et quasiment obscène.

Cette réprobation de l'islam à l'égard des cloches et clochettes et le rapprochement constant de l'usage des cloches avec le culte chrétien dans la mentalité musulmane sont des faits attestés historiquement. Dans la péninsule ibérique, les khalifes ommiades accordèrent, à partir de l'an 757, diverses libertés aux communautés mozarabes moyennant la perception de lourds impôts, selon le cardinal Hergenrôther (Histoire de l'Eglise, 2, p. 47) cité par J. Message (Le Christianisme en Afrique, 2, p. 261)

" Ils jouirent de plus de liberté qu'auparavant. Ils avaient des tribunaux distincts, exerçaient des charges publiques et pouvaient même sonner leurs cloches, dans la capitale de Cordoue ". De même, au Maroc, l'émir almohade E1 Mamoun, entrant en vainqueur à Marrakech le 11 février 1230 - grâce à l'appui de Ferdinand III d'Espagne qui lui avait fourni 12 000 cavaliers castillans - accorda aux soldats chrétiens d'y construire une église et d'y sonner les cloches (Mesnage, Le Christianisme en Afrique, 3, p. 35).

La présence de clochettes sur les pièces du harnachement chamelier des Touareg a été notée à plusieurs reprises par Duveyrier : " Les selles des chameaux sont garnies de clochettes, quoique partout l'islamisme ait détruit ou repoussé la cloche comme une sorte de cachet du christianisme " (1864 ; p. 414). " Des groupes de clochettes, anaïna, en cuivre et étain, fixées à l'avant et à l'arrière de la selle, servent de parure et tiennent continuellement le dromadaire en éveil " (1864 ; p. 447).

Il convient, en ce qui concerne les Touareg de l'Air, de reproduire ici le témoignage de Francis Rodd, figurant dans le chapitre IX, Religion and Beliefs, de son ouvrage " People of the Veil " (1926, p. 293) : " In spite of the proselytising of El Baghdadi and the Holy Men of Air, much of the older Faith remained. They were unable to eradicate the use of the cross. The People are also given at times to using camel bells despite the injonctions of the Prophet, who denounced it as an object associated with Christianity ".

La question des cloches(2) et clochettes semble bien se rattacher, dans tout le bassin méditerranéen, à une tradition religieuse ancienne, antérieure ou contemporaine à l'apparition de la religion chrétienne. Cela remonterait même probablement aux liturgies en usage dans les cultes orientaux introduits plus tard à Rome, tel le culte de Mithra. Quelques recherches dans ce domaine m'ont paru intéressantes.

Christianisation-caccasusOn peut estimer que le mot usuel pour désigner une clochette ou une sonnette métallique au début du christianisme était le mot signum, non pas dans son sens de statue, mais dans celui de signal (lumineux ou sonore). A côté de ce nom existait aussi le terme tintinabulum : grelot, clochette, objet qui tinte. Par la suite, ce ne serait qu'au milieu ou à la fin du 5e siècle de notre ère que l'on voit apparaître le mot campana (Lettres de Fulgence) et ensuite son diminutif campanella (Digeste Justinien, 533). Ces mots signalent tout simplement que les fondeurs de cloches étaient particulièrement renommés en Campanie. Ils faisaient déjà - parait-il - ce que les fondeurs de notre époque pratiquent encore : incorporer de l'argent en certaines quantités dans le bronze en fusion pour donner aux cloches un son plus " argentin ", c'est-à-dire plus clair.

Il reste à examiner un mot curieux - dont l'ancienneté est certaine - mais qui ne semble pas, à première vue, concerner les cloches et sonnettes. C'est le mot caccabus, qui présenterait les variantes cacabe, caccabis, caccabos, si l'on en croit le Dictionnaire de Daremberg et Saglio (Tome I, 2e part., p. 774). Il s'agit d'un vase à cuire : " vas ubi coquebant cibum " est-il dit dans Varron (De Lingua latina, 5, 127). Ce vase - soit en terre (fictilis), soit en étain (stanneus), soit en bronze (aheneus) - n'avait pas un fond plat pour reposer sur une table, une pierre ou un fourneau, mais un fond sphérique pour s'adapter à un trépied posé sur des braises. Un tel vase, percé au fond, pouvait fort bien être suspendu et donner des sons si l'on frappait dessus, ou si l'on y adaptait un battant.

L'emploi d'un tel vase pour remplir l'office d'une cloche ou d'une clochette liturgique est attesté par la découverte d'une assez grosse sonnette d'usage cultuel, trouvée à Tarragone en Espagne. Ses dimensions sont 12 cm de hauteur et 45 cm de circonférence. Elle porte une inscription gravée, en caractères du second siècle de notre ère. Celle-ci désigne comme un cacabulus, diminutif du substantif cacabos dont on a parlé plus haut, par assimilation de cette clochette primitive à la forme du vase en question (Eléments tirés du Dictionnaire de Daremberg et Saglio, T. 5 - T à Z, p. 343). Selon toute vraisemblance, le mot cacabulus s'est maintenu jusqu'à nos jours dans les langues de la péninsule ibérique, puisque le mot " grelot " se dit cascabel en espagnol et cascavel en portugais.

Dès lors, il n'est pas sans intérêt de rappeler que l'akeskabou (cf. fig. 1), caveçon de nez de dromadaire chez les Touareg, est précisément la pièce du harnachement méhariste qui comporte le plus de clochettes et de pièces métalliques sonores. Cela permet de supposer que le terme akeskabou de la langue tamachek a une parenté probable avec le vieux mot de la langue latine cacabus.

Conclusions

Quoi qu'il en soit, la présence de clochettes et de sonnailles chez les Touareg actuels suscite deux constatations : d'abord leur usage, contraire aux rites du culte islamique, apparaît comme une survivance très probable de l'époque lors de laquelle les Touareg étaient chrétiens ; ensuite, la présence d'un objet d'apparat à clochettes, dénommé akeskabou et très proche du mot latin classique caccabus - usité jadis pour désigner tantôt un vase de cuisson tantôt une clochette cultuelle - vient faire le lien entre l'ancienneté de l'usage des clochettes chez les Touareg et le rattachement de cet emploi à une tradition liturgique chrétienne probable.

Conclusions générales

Les traces du christianisme ancien des Touareg se manifestent aujourd'hui encore en divers domaines : calendrier julien, vocabulaire religieux tiré du latin, statut privilégié de la femme, etc. L'identification, proposée ici, de trois noms de martyrs chrétiens parmi les six noms de personnages énigmatiques, bienfaisants et vénérés, recueillis chez les Touareg par Charles de Foucauld, et l'usage actuel de clochettes par les Touareg, attribuable à leur lointaine pratique du christianisme, constituent deux nouveaux éléments à ajouter à cette démonstration.

Jean-Philippe LEFRANC
Centre Géologique et Géophysique (CNRS)
Université des Sciences Techniques 34095 Montpellier Cedex 05

(1). Ces petits dieux hypothétiques sont au nombre de six. Leurs noms, recueillis par le Père de Foucauld, sont assurément étrangers à l'islam ; on ne sait pas encore à quelle étymologie les rattacher.

(2) Le mot cloche proviendrait d'un mot celte, attesté par sa forme clocca, présente dans un texte irlandais en bas-latin du 7e siècle (Vie de St Colomban). On trouverait ensuite ce mot dans les langues germaniques et saxonnes : gloche et clock. En fait, il s'agit plutôt d'une simple onomatopée du genre clic, clac, cloc : bruit produit par un objet qui en frappe un autre. Déjà en latin on connaît de longue date le verbe clangere : retentir, sonner de la trompette ; et le substantif clangor : son éclatant, cri perçant des oiseaux. Ces mots se retrouvent en allemand avec le verbe klingen et tous ses dérivés, et en français avec les mots clinquant, clique, cliqueter, etc. Doit-on également rapprocher des mots précédents l'adjectif latin cloppus : boiteux, qui nous donne en français clopiner et clopin-clopant ? mais en langue d'oc, le clop est le nom des sabots de bois sonores des paysans.

Bibliographie

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Duveyrier, H. 1864. Exploration du Sahara. Les Touareg du Nord. Challamel édit., Paris. 1 vol. in-8, XXXV-301 p. (cf pp. 414 à 447, et Pl. 25 fig. 6).
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Vermale, Dr. F., 1936. Au Sahara pendant la guerre européenne, publié par Aug. Bernard, Larose édit. Paris, 1. vol. in-8°, 223 p.

Remerciements

L'auteur tient à exprimer sa vive gratitude, tout particulièrement, à M. René Rebuffat (Paris) qui lui a donné son avis concernant les trois identifications proposées pour les martyrs chrétiens, notamment le prénom punique de Namphamo, et à M. Mark Ilburn (Stuttgart) qui lui a communiqué les citations de Duveyrier et de Lord Rennell of Rodd (l'explorateur Francis Rodd) au sujet des clochettes du harnachement chamelier chez les Touareg.

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