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Us et coutumes des chaouïa de l'Aurès

Écrit par Raymond Féry. Associe a la categorie Societe

I. - LES RESSOURCES ET LES METHODES ALIMENTAIRES (1)

L'ALIMENTATION des Chaouïa provient exclusivement des produits de leurs cultures et de leur élevage. Elle consiste surtout en semoule d'orge apprêtée (galette et couscous), dattes et laitages (petit lait). La viande est rare et c'est le plus souvent de la viande de chèvre conservée.

1. Les ressources sont limitées. Leur abondance est subordonnée au débit des oueds qui arrosent les champs de céréales, les vergers, les jardins, les palmeraies et fournissent, tout au long des vallées, l'eau nécessaire aux bêtes et aux gens.

Mais ce débit, si sujet aux variations, est lui-même conditionné par les chutes de neige sur les hauts sommets. A un hiver rigoureux dans la montagne correspond une année prospère d'un bout à l'autre des vallées ; à un hiver tempéré, sans neige, fait suite une année de sécheresse et de misère. Et l'on a pu écrire, fort justement, que le Chélia est le château d'eau de l'Aurès.

En fait de céréales, les Chaouïa n'utilisent guère que l'orge et le maïs ; le blé est surtout monnaie d'échange. Les fruits des vallées hautes sont essentiellement les abricots et les noix. Dans les vallées basses on cultive de nombreuses variétés de palmier-dattier. A mesure que l'on descend vers le sud, les espèces fournissent des fruits plus recherchés.

Autrefois l'élevage constituait la principale ressource du fellah aurasien. Mais, alors que le chiffre de la population s'accroît sans cesse, le compte du bétail est en régression constante. Dans ce pays pauvre, l'homme dispute la terre aux animaux ; entre la forêt, où l'Administration française interdisait les pâtures et les cultures qui s'étendent à mesure que croissent les besoins de l'homme, l'espace offert aux animaux s'amenuise chaque jour davantage.

Les chèvres constituent la plus grande partie du troupeau. Les moutons sont beaucoup moins nombreux. Les vaches sont rares. Certains Touaba fortunés, qui peuvent réserver sur leurs terres quelques arpents de prairie, en possèdent une ou deux. Ils en consomment le lait et vendent les produits. Jamais ils ne consomment de leur viande.

La volaille se limite aux quelques poules que la femme élève et dont elle vend les oeufs. Exceptionnellement elle en tue une, pour un repas de fête : mariage, baptême, venue d'un invité de marque... Pigeons et lapins sont très rares.

 

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2. Les méthodes alimentaires sont fort simples. La cuisine aurasienne représente essentiellement l'art et la manière de mélanger et d'accommoder semoules et farines. Partant d'éléments aussi simples, cette science culinaire ne brille pas par la variété.

Le couscous est fait avec de la semoule d'orge grossière, donnant un grain très gros. Ce grain, cuit à la vapeur, est brassé avec de l'huile, puis arrosé d'un bouillon de viande et de légumes, toujours les mêmes : fèves, oignons, navets, tomates séchées en hiver, tomates fraîches en été. La viande est en général un morceau de viande de chèvre en conserve. Le tout est assaisonné très généreusement d'épices : piment, clou de girofle, coriandre.

L'achekhchoukht " plat national chaouïa ", est constitué par des crêpes de farine d'orge ou de blé, pétries à l'huile, émiettées dans une sauce très épicée, comportant, outre de la viande, des tomates et des abricots séchés. Au moment de servir, on y ajoute du beurre rance fondu.

On pourrait énumérer nombre d'autres préparations qui, en fin de compte, se ramènent à .une demi-douzaine de recettes très simples : couscous à très gros grains recuit dans le bouillon ; pâte arrosée de sauce grasse ; galette pilée dans du miel, du beurre fondu et des dattes écrasées ; grains d'orge grillés, écrasés puis délayés dans l'eau froide ; beignets cuits dans l'huile... (2)

La viande est rarement consommée fraîche. Quand le Chaouïa tue une chèvre ou un mouton, voire quand il achète au marché une certaine quantité de viande, il n'en consomme tout d'abord qu'une faible partie. Le reste, il le découpe en longues lanières que la femme fera sécher au soleil pour en faire des conserves, capables de durer un an et plus. Chaque soir, on en mettra un morceau dans le bouillon du couscous. La graisse subit aussi une salaison, destinée à la conserver, en vue de la confection des sauces.

Le lait est exceptionnellement consommé aussitôt après la traite. On en donne quelquefois aux tout jeunes enfants. La plus grande partie est transformée en beurre, petit lait et fromage : beurre et fromage sont également mis en conserve.

Le miel entre dans la composition de divers mets. Il est aussi consommé en nature. Les ruchers sont nombreux dans l'Aurès. Leur miel est très apprécié, non seulement par les Chaouïa, mais ausi par leurs clients de Batna et de Biskra, auxquels ils vendent leurs excédents.

 

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3. Les repas correspondent au petit déjeuner, au repas de midi, au goûter et au dîner de l'Européen. Comme tout musulman, le Chaouïa se repère, au cours de la journée, non pas d'heure en heure, mais sur la marche du soleil qui règle - en principe - les cinq moments de la prière (3).

 

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Jeune Aurasienne à la cuisine.

 


Dès l'aube, il se lève et prend son premier repas, dattes sèches et petit lait, tandis que la femme prépare la galette qu'il emportera au champ. Un peu avant midi, il suspend son travail, mais sans rentrer au foyer, pour manger quelques figues ou dattes séchées et un morceau de galette. Au milieu de l'après-midi, il fait une même petite collation.

Au coucher du soleil, l'homme rentre au village et retrouve ses voisins. On se réunit autour de quelque beau parleur ou d'un voyageur rentrant de la ville et l'on commente les nouvelles, car si les grands événements qui agitent le monde n'ont que peu d'influence sur la vie quotidienne des Chaouïa ils n'en sont pas moins friands d'informations.

La nuit venue, chacun regagne son logis pour prendre le repas du soir qu'entre-temps a préparé la ménagère. C'est le seul repas copieux de la journée. II comporte, en général, un couscous d'orge, avec ou sans viande, de la galette, des dattes, du petit lait et, en été, des fruits frais.

Lorsque la famille ne se compose que du mari, de la femme et des jeunes enfants, le dîner est pris en commun. Lorsqu'il y a plusieurs hommes sous le même toit, ils mangent ensemble, les premiers, la plus jeune des femmes servant et desservant les plats, puis, quand ils ont terminé, les femmes se partagent les reliefs du repas.

Les repas de fête sont, évidemment, plus copieux. Pour célébrer une circoncision rituelle, un mariage ou recevoir un hôte important, le Chaouïa offre à ses parents, amis ou voisins un menu de gala.

Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, les uns dans la cour, les autres à l'intérieur de la maison par exemple, s'assoient en rond sur une natte d'alfa. Au centre du cercle des convives, les jeunes filles déposent tour à tour les différents plats qui se succèdent dans l'ordre suivant : hors d'oeuvre (dattes, raisin, pastèque, grenades, etc.), entrées (achekhchoukht, couscous, accompagné de bouillon gras, légumes, beurre fondu et servi avec les viandes : chèvre, mouton, volaille ou gibier). Les boissons comportent essentiellement du petit lait, de l'eau fraîche et du café fréquemment aromatisé au girofle ou parfois relevé de piment.

On remarquera que les fruits et sucreries sont servis en hors-d'oeuvre et que le repas se termine par un couscous garni de viande, arrosé de bouillon gras. L'achekhchoukht, dont on a lu plus haut la recette, accompagne toujours un repas de cérémonie.

Les Chaouïa ne consomment, bien sûr, rien de ce que la loi religieuse interdit aux musulmans : viande de porc, de sanglier, alcool. Ils observent scrupuleusement le jeûne du Ramadan et font alors deux repas par jour, l'un après le coucher du soleil, l'autre juste avant l'aube.

 

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4. Hygiène de l'alimentation. - Une vaste enquête, conduite en 1936, à l'initiative du gouvernement général et sous .la direction du Pr. Giberton, de la faculté de médecine d'Alger, a permis de connaître avec assez de précision la situation alimentaire des populations algériennes, de déterminer la valeur énergétique des diverses denrées habituellement consommées et de définir les orientations convenables pour améliorer la ration alimentaire, généralement insuffisante dans les campagnes (4).

Il est apparu que la ration alimentaire de l'Aurasien était notablement supérieure à celle d'un autre fellah d'Algérie en général. Cette ration était suffisante pour assurer l'entretien d'un adulte de structure moyenne, fournissant un travail manuel moyen. Mais elle était relativement pauvre en protéines et en graisses et comportait trop d'hydrates de carbone.

L'Aurasien n'était donc pas sous-alimenté. C'est ce que confirmait la pratique médicale journalière dans la circonscription d'Arris. Dans la règle générale, les consultants présentaient un bon état général : sur 100 sujets de trente à quarante ans, la moyenne des tailles était de 165 centimètres et celle des poids de 60 kilogrammes. Mais lorsque le Chaouïa était atteint de diabète sucré, son traitement devenait très aléatoire, car il était extrêmement difficile, souvent même impossible de le soumettre à un régime alimentaire convenable:

Pour conclure, il convient de souligner que l'alimentation des populations de l'Aurès était - à l'époque - considérée quantitativement satisfaisante, mais mal équilibrée et que la monotonie du régime était son plus grave défaut.

In l'Algérianiste n°24 du 15 décembre 1983

II. - LE VETEMENT, LA PARURE ET LA TOILETTE

Ce qui frappe, quand on vient dans l'Aurès pour la première fois, c'est l'aspect typique du costume féminin. Alors que le vêtement de l'homme et des enfants n'offre aucune particularité - c'est celui que l'on rencontre partout dans les campagnes algériennes -, celui de la femme est tout à fait particulier et ce que l'on remarque d'abord c'est sa couleur sombre.

1. Le vêtement féminin. - La citadine que l'on croise dans les rues de Constantine, de Batna, de Bône, de Philippeville ou de Sétif, est enveloppée dans un voile de coutil, couleur d'ardoise, la recouvrant tout entière, de la tête aux pieds, selon un savant drapage ne laissant apparaître que le regard au-dessus du " hadjar ", voilette de mousseline blanche qui masque le bas du visage ; mais ce vêtement superficiel recouvre les tenues les plus diverses, robes et tailleurs à l'occidentale qui, souvent, proviennent des boutiques élégantes de la cité.

L'aurasienne, elle, se présente à visage découvert. Sauf le jour de ses noces, elle n'est jamais voilée et se déplace, sans contrainte ni entrave, hors de son domicile pour vaquer à ses occupations de ménagère ou se livrer aux travaux des jardins et des champs (5). Elle apparaît alors, drapée dans un vaste vêtement flottant, de couleur sombre, noir ou indigo, que l'on n'a pas manqué de comparer au péplos des femmes de l'Antiquité (6). C'est le " Haf ", pièce principale et caractéristique du costume féminin chaouïa. En outre, sa tête est toujours recouverte d'un volumineux turban. Cette coiffure, de couleur claire, blanche le plus souvent chez les jeunes femmes, est en général de teinte foncée, parfois du même tissu que le haf chez les vieilles.

Pour tout sous-vêtement, la femme chaouïa n'a qu'une chemise de cotonnade sombre, longue et ample, tombant jusqu'aux chevilles et pourvue de manches rapportées, de même tissu. Sur cette chemise, elle enfile une, deux trois, et jusqu'à cinq ou six robes, selon sa fortune et le temps qu'il fait. Ces robes sont confectionnées par les tailleurs locaux dans des pièces de cotonnade de couleur terne, beige ou marron, égayées seulement par deux ou trois galons de tresse rose, jaune ou verte, cousus autour de l'encolure et au bas du vêtement.

Le haf est drapé par-dessus les robes. Sa confection nécessite dix mètres - vingt coudées - de cotonnade en 80 centimètres de largeur. Le tailleur transforme la pièce qu'on lui apporte en un cylindre d'environ 180 centimètres de 'hauteur et. 5 mètres de circonférence. Pour le draper, la femme se place en son centre et ramène sur ses épaules le pan postérieur, pour le fixer, à l'aide de deux fibules, au pan antérieur rabattu sur la poitrine. La longue, ceinture, composée de plusieurs cordelettes de laine liées ensemble, qu'elle enroule plusieurs fois autour de sa taille, lui permet de faire blouser le " haf " de façon qu'il ne tombe pas plus bas que la cheville.

En été, l'Aurasienne porte sur ses épaules un voile de cotonnade sombre, simple rectangle tombant dans le dos, dont les deux coins supérieurs, ramenés sur la poitrine, y sont maintenus par une broche circulaire. Elle chausse, sur ses pieds nus, soit des sandales en sparterie d'alfa, assujetties au moyen de cordelettes dont l'une .passe entre les deux premiers orteils, soit des semelles de cuir ajustées de la même façon.

En hiver, le voile de cotonnade est remplacé par un lourd manteau de laine blanche, appelé " adjdidt ". Les sandales sont en peau de mouton non débourrée, laine tournée en dedans, liées par des cordelettes en poil de chèvre.

 

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Jeune fille portant l'adjdidt.

 

Tel est le costume féminin du type commun. Mais lorsque la femme est de condition suffisamment aisée pour disposer d'habits de fête, si c'est une " âzrïa" (7) par exemple, les vêtements sont faits de tissus plus chatoyants et plus chers. Les manches de la chemise sont confectionnées, non plus dans le même tissu que le corps, mais en tulle brodé, rose pâle ou bleu ciel ; les robes sont taillées dans des cotonnades de couleurs vives, où le rouge domine ; le turban est lui aussi plus voyant, plus coloré et l'on noue par-dessus un beau foulard de soie passant en mentonnière. Le manteau de laine est remplacé par un voile blanc en laine et soie ou en soie ; les chaussures sont des " belgha " (8) de cuir rouge, ornées de pompons de laine verte.

 

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2. Le costume masculin comporte, d'une part, une vaste chemise de cotonnade claire, fabriquée par le tailleur et d'un pantalon de percale blanche, descendant à mi-mollet et bouffant au derrière. On enfile pardessus le tout une gandoura de toile blanche en été, de laine en hiver, serrée à a taille par une ceinture de cuir.

Sur sa tête rasée, l'homme pose d'abord une petite calotte de laine tricotée, sur laquelle il enroule un long turban de mousseline blanche, aux spires désordonnées. Ses chaussures sont semblables à celles de la femme. Toutefois les " belgha " que portent les hommes sont toujours confectionnées en cuir jaune et dépourvues de pompons. En hiver, avant de chausser ses sandales en peau de mouton non débourrée, le Chaouïa emmaillote ses pieds avec des bandes de vieux chiffons et enfile sur ses mollets de longues jambières de laine tricotée, allant du genou à la cheville. Enfin, il porte, même par les journées les plus chaudes de l'été, un burnous de laine blanche. Ce burnous, comme la gandoura de laine de l'hiver, sont l'oeuvre de la femme, tissée sur le métier domestique.

Les garçons, dès leur plus jeune âge, sont vêtus de la même manière. Mais leur coiffure ne comporte qu'une chéchia de feutre rouge qui, chez les tout-petits, est parfois garnie de paillettes de cuivre.

Le costume du fellah est particulièrement bien adapté à son mode de vie. Mais le Chaouïa aisé, le Chaouïa élégant n'hésite pas à se mettre en frais de toilette. Les commerçants d'Arris ou de la ville lui fournissent alors des vêtements fabriqués : chemises de couleur vive, rose tendre, vert pâle on lilas ; gandoura de fine .laine blanche ou de tussor ; turban d'étoffe soyeuse d'un blanc éclatant, etc.

 

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3. La parure. - Les hommes ne portent pratiquement aucun bijou. Les femmes, par contre, raffolent de tous les colifichets, dont l'abondance, la variété et la finesse varient évidemment avec la condition sociale et le degré de prospérité de chacune. .Les " âzrïat ", en particulier, sont littéralement couvertes de bijoux de la tête aux pieds. Sur leur turban, elles accrochent des chaînettes, longues d'une dizaine de centimètres, retombant sur le côté du visage comme une petite cascade agitée au moindre mouvement ; aux oreilles sont suspendus de larges anneaux ; autour du cou on voit encore de courtes chaînettes étalées de l'extrémité d'une clavicule à l'autre, tandis qu'un lourd collier, fait de petits cônes d'argent et de branches de corail, alternant avec des boules parfumées, descend jusqu'à la ceinture et se termine par une main de Fatma en argent ; sur la poitrine, divers objets forment une petite batterie : d'abord les écrins à amulettes, reliés entre eux par une chaînette, petites boîtes plates, de la taille d'une paume de main, dont les faces sont finement ciselées, ensuite les objets utiles, petit miroir circulaire inclus dans une pochette de cuir rouge, étui à kôhl en roseau gainé de cuir et contenant le petit bâtonnet servant à enduire les paupières, pince à épiler servant aussi bien à extraire les épines qu'à arracher les cils qui, chez les anciennes trachomateuses, ont tendance à blesser la cornée ; à la ceinture peuvent encore être suspendues des amulettes dans leur écrin ; des fibules maintiennent le " haf " au niveau des épaules ; une broche circulaire, en filigrane, retient le manteau rectangulaire sur le devant de la poitrine ; les bracelets, allant toujours par paire, recouvrent les avant-bras, depuis les poignets jusqu'aux coudes ; les doigts de chaque main sont ornés de bagues et il n'est -pas rare que les pouces eux-mêmes en soient pourvus ; enfin, aux chevilles, de larges jambelets, hauts d'un travers de main, tintent à chaque pas. Pour tous ces bijoux, un seul métal, l'argent provenant des pièces de monnaie que les clients fournissent au bijoutier.

 

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Belle âzria et sa mère.
(D'après une photo de l'O.F.A.L.A.C.)
On notera le luxe du costume et la profusion de bijoux de la jeune femme, tranchant avec la sobriété, voire la pauvreté - absence de chaussures - du vêtement de la mère.

 

Les vieilles femmes elles-mêmes ne dédaignent pas les bijoux et si, à mesure qu'elles avancent en âge, elles distribuent bracelets et colliers à leurs filles ou belles-filles, elles conservent toujours quelques pièces, ne serait-ce que les fibules indispensables au maintien du " haf " ou les écrins à amulettes protectrices. Leur parure comporte d'autre part une tabatière, faite dans une corne de bélier, suspendue à la ceinture. Les vieilles Aurasiennes, en effet, prisent couramment. Elles chiquent aussi et certaines, non contentes de mettre le tabac dans la bouche, entre joue et gencive, s'en fourrent dans le vagin, pour - disent-elles - calmer les douleurs du bas-ventre. Cette habitude n'est d'ailleurs .pas spéciale aux femmes de l'Aurès. Pour ma part, je l'ai constatée aussi bien dans la région des hauts plateaux sétifiens que dans le Hodna ou dans les steppes de Tébessa.

 

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4. Les tatouages complètent la parure féminine, alors que l'homme n'est pratiquement jamais tatoué, à moins qu'il n'ait subi un traitement empirique pour une affection articulaire par exemple, auquel cas il peut porter des tatouages circulaires au coude, au genou, au poignet...

La femme elle-même est beaucoup moins tatouée que sa sueur kabyle et ses tatouages - effectués fréquemment par une " naïlïa " (9) de passage dans le douar - se limitent au front, entre les sourcils, au menton et parfois autour du cou. Ce sont en général de simples tracés linéaires dont la symbolique échappe à la tatoueuse comme à la tatouée ; fréquemment ils affectent la forme de petites croix, à branche égales, sans signification particulière, dessinées sur les joues, le front ou le menton.

 

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5. La toilette, chez l'homme comme chez la femme, est le plus souvent sommaire. Le Chaouïa est agriculteur ; ses occupations le tiennent constamment hors du logis. Levé dès l'aube, il part vers ses travaux agrestes, emportant pour son déjeuner un morceau de galette et des dattes. Il fait de rapides ablutions au premier ruisseau qu'il rencontre en chemin.

Il se rase régulièrement la barbe, le crâne et les régions pileuses du corps, pubis, aisselles. Les jeunes hommes gardent seulement la moustache. Seuls les très vieux, c'est-à-dire ceux qui ont dépassé la soixantaine, conservent parfois une courte barbe. Pour se raser, on utilise le " boussaadi " (10), coupant comme un rasoir, mais il existe des coiffeurs bénévoles qui, pour un café, tondent volontiers le crâne de leurs congénères. On les voit opérant devant le café maure, penchés sur le client accroupi devant eux. Ils savent aussi, à l'occasion, poser des ventouses scarifiées sur la nuque d'un patient qui souffre d'une migraine rebelle et pratiquer la circoncision rituelle des jeunes garçons.

La femme aurasienne ne fait guère toilette que lorsqu'elle s'apprête à rendre visite à des parents ou à assister à des réjouissances collectives ou familiales. Elle commence alors par une rapide ablution du visage, des mains et des pieds. Puis elle frotte ses gencives avec de l'écorce de noyer pilée ; elle passe ses paupières au sulfure d'antimoine, à l'aide d'une petite baguette appelée " iméroued " ; elle noircit ses sourcils d'un trait -de charbon ; quelquefois elle farde ses joues avec un rouge acheté aux colporteurs kabyles ; enfin, dans les grandes occasions, elle teint ses mains et ses pieds au henné. Régulièrement elle procède à sa toilette intime. Comme toutes les orientales, la femme chaouïa s'épile. Pour ce faire, elle incorpore, à du savon vert, de l'orpiment - sulfure d'arsenic - acheté aux colporteurs. Le mélange pâteux ainsi obtenu n'est laissé que quelques instants en contact avec la région pileuse, qui est ensuite lavée à grande eau.

Une fois par semaine l'Aurasienne soigne sa chevelure. Elle porte les cheveux longs, divisés en deux tresses relevées sur le sommet du crâne et dissimulées sous le turban. Celui-ci ne laisse apparaître qu'une frange sur le front et deux mèches encadrant le visage. Régulièrement la chevelure est passée au henné et enduite d'huile d'olive parfumée au girofle.

Les " âzriat " prennent des habitudes de propreté plus régulières. Elles se lavent et changent de linge plus fréquemment. Elles se parfument généreusement et affectionnent les fortes senteurs du benjoin, du girofle, de l'ambre et du nard indien, qu'elles se procurent auprès des colporteurs ou dans les " hanout ", ces magasins où l'on vend aussi bien de l'épicerie que de la droguerie ou des tissus dans les villages importants.

Quant aux enfants, il appartient à leurs mères de veiller à leur propreté, ce dont elles se préoccupent avec beaucoup de détachement. Lorsque la vermine a par trop envahi la chevelure et les vêtements du petit Chaouïa, on le confia à quelque grand-mère, accroupie devant la maison, entourée de quatre ou cinq bambins, qu'elle épouille à tour de rôle. Le camphre est censé éloigner les parasites .et l'on voit souvent à la consultation médicale, un enfant porter, dans. un nouet, .suspendu à son cou, quelques cristaux du produit acheté aux droguistes ambulants. (11)

 

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6. La lessive des vêtements se fait à la rivière. Aux premiers beaux jours, entre la fête du printemps et la veillée d'avril, on y descend en groupe, alors qu'elle charrie encore l'eau froide provenant de la fonte des neiges.

On a apporté de grandes marmites, on allume des feux, on fait chauffer de l'eau pour tremper le linge. Puis, hardiment, sarouels et robes retroussés, hommes et femmes se mettent à l'ouvrage. Les femmes s'accroupissent, les pieds dans l'eau, elles lavent leurs vêtements et ceux de leurs jeunes enfants à la main, sur les pierres plates du lit de l'oued. Les hommes lavent les leurs avec les pieds ; ils les trempent, les tordent, les mettent en boule sur une dalle, sautent dessus à pieds joins, les piétinent en ahanant, s'y dandinent d'un pied sur l'autre et recommencent. Pour laver un burnous qui a été porté tout l'hiver, il faut y mettre de l'entrain ! '

L'atmosphère n'est d'ailleurs pas à la morosité, on rit, on s'interpelle, les jeunes filles chantent, les garçons font des plaisanteries, les gosses pataugent dans l'eau froide... Tout le monde salue la venue du printemps !

L'événement se renouvellera avant chacune des fêtes traditionnelles veillée de mai, fête des battages, de l'automne... ou à la veille (les fêtes religieuses lorsqu'elles tombent à la belle saison.

Le linge lavé est étendu sur le sol, il sèchera au soleil, tandis que les plus hardies lavandières s'isolent derrière les rochers ou les touffes de lauriers-roses pour se baigner et procéder à une grande toilette et que les hommes et les grands garçons font de même un peu plus loin. Toutefois on se méfiera des " djnoun ", ces esprits malfaisants qui hantent les points d'eau et l'on ne se baignera jamais en fin d'après-midi et encore moins au crépuscule, moments de la journée où ils se manifestent le plus souvent.

In l'Algérianiste n°25 du 15 mars 1984

Raymond FERY.

Illustration de l'auteur.

(1)VoirL'Algérianiste, nos 20, 21 et 23, des 15 décembre 1982, 15 mars 1983 et 15 septembre 1983.

(2)Tous ces plats portent un nom particulier : aberbouch, ziraoui,, ahroun, oudfist... correspondant aux mots arabes : barboucha, tolma, rouîna, f'taîr.
(3)Le Chaouia, quoique très attaché à l'Islam, est un assez tiède pratiquant et n'observe guère le précepte coranique des cinq prières quotidiennes. Il ne s'en réfère pas moins aux cinq moments où elles sont supposées être dites :l'aube (el f'djer), le milieu du jour (ed d'hor), le milieu de l'après midi (el &car), le coucher du soleil (el Moghreb) et la tombée de la nuit (el âcha).
(4)Pr. Giberton,Alimentation des indigènes de l'Algérie, Documents algériens, Alger, 1937.
(5)Cf. La vie quotidienne dans l'Aurès et la condition sociale de la femme chez les Berbères de l'Aurès inL'Algérianiste, n- 21 du 15 mars 1983, p. 29.
(6)Pour Claude-Maurice Robert, l'Aurasienne, ainsi vêtue, ressemble eux muses et aux victoires peintes au flanc des amphores (Le long des oueds de l'Aurès, Alger, 1938), et pour Mathéa Gaudry, - son. vêtement flottant s'apparente au péplos dorien dont parle Hèrodote et, plus spécialement, au péplos fermé que reproduisent les statues de bronze d'Herculanum . (La femme Chaouia de l'Aurès, Paris, 1929).
(7) âzria: femme libérée de toute tutelle masculine (cf. La condition sociale de fa femme chez les Berbères de l'Aurès, loc. cit.).
(8)Belgha: chaussure fermée, à semelle et empeigne de cuir, présentant deux languettes, l'une frontale recouvrant le cou de pied, l'autre remontant lai long du tendon d'Achille et servant de tirent pour se chausser. Sa couleur, fixée ne varietur selon le sexe, est jaune pour l'homme, rouge pour la femme. Seule la beigha destinée à cette dernière est ornée de pompons. ., ,
(9)Naïlïa: femme de la tribu des Ouled Naïl. Nombre de ces femmes se livraient à la prostitution à Biskra. Il arrivait à certaines d'entre elles de circuler dans les vallées de l'Aurès pour exercer de petits commerces : pratique des tatouages, vente de talismans, etc.
(10)Boussaadi.: long couteau à lame triangulaire, servent à de multiples usages, que la plupart des fellah d'Algérie portent en bandoulière dans un étui de bois recouvert de cuir rouge.
(11)II faudra attendre l'apparition des pesticides de synthèse (D.D.T. par exemple) pour que la phtiriase puisse être combattue avec quelque efficacité (1945).

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