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Dans les vignes de mon père

Écrit par Paul Birebent. Associe a la categorie Agriculture

Les vendanges 1954, comme toutes les précédentes depuis le début du siècle, avaient interrompu les vacances à la plage au milieu du mois d'août. Dès la fin juillet, j'avais effectué les premiers contrôles de maturité sur souches. Le « chasselas » était un excel­lent indicateur. Ce raisin de table dont on disait qu'il avait été rapporté du moyen orient par les Croisés, présentait la particularité d'être extrêmement pré­coce. Il mûrissait début juillet '", et les moineaux de la ferme le picoraient sans retenue, malgré l'épouvantail à djellaba et chapeau de paille, fiché au milieu des pieds de vigne.

À environ 50 mètres en contrebas de la cave, après une parcelle de « préparé », réservée aux fèves, petits pois et oignons, mon grand-père, puis mon père, avaient planté et entretenu deux demi-rangs de raisins de table de varié­tés blanches. De part et d'autre du

« chasselas », camouflé dans la masse des autres cépages, on trouvait du « valensy » (2), aux grosses baies ellip­soïdes d'un jaune doré, également de première époque, mais qui s'abîmait très vite sous la piqûre des oiseaux, la mor­sure des guêpes et l'envahissement des moucherons, du « téta de vaca » que l'on appelait « dattier », raisin tardif d'origine turque, à la pulpe charnue, grains allongés et sucrés; du «muscat d'Alexandrie », le « zibbib » arabe sensible à la « coulure » et au « millerandage » (4) et à la saveur musquée; des « malaga », le « dabouki » syrien, aux énormes grappes de dernière époque en fin de vendanges; et enfin du «farannh » (5), un cépage local très répandu et assez commun.

Nous n'avions pas d'autres raisins de table. Seules les souches isolées de valen­sy et de muscat noir(6), d' « aïn el-couma » (7) aux grains blancs en formes d'olives, de « bezzoul el kaddem » (8) de couleur rosé, d'« ahmeur bou ahmeur » aux baies violettes, étaient disséminées dans la parcelle de cinsault au bord des Salines. Elles avaient été plantées au hasard, pour remplacer les plants asphyxiés par les remontées de sel, et apportées d'Espagne et de Mascara par les tailleurs de vignes. Le cinsault, quand il était mûr, donnait un excellent raisin à la chair légèrement acidulée, juteuse, ferme et craquante.


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La cueillette du raisin à Saint-Pierre, près des salines d'Arzew, août 1931 à la ferme Birebent (coll. auteur)

Cétait là, en bordure d'un chemin de terre, qu'était montée sur ses grandes perches de bois, la cabane du gardien. Dès les premiers jours d'août, le petit marocain, Ahmed ben Chaïb, avait rafraîchi la toiture de branchages, renou­velé le plancher de roseaux, resserré les joncs des parois latérales. Tous les soirs au coucher du soleil, après avoir placé ses pièges à lièvres en bordure de vigne et à lapins dans les coulées au travers des touffes d'herbes salées, il grimpait dans son observatoire à trois métrés de hauteur. Par précaution il remontait son échelle mobile.

Ahmed restait vigilant. Les chapardages nocturnes en période de vendanges avaient diminué d'intensité mais conti­nuaient par nuits sans lune. Il n'y avait plus de bandes organisées qui traver­saient les Salines, mais des voleurs iso­lés. Ils s'approchaient en longeant les berges broussailleuses, par l'est, en car­riole ou à dos d'âne, hors de vue, et continuaient à pied. Les expéditions semblaient planifiées. On découvrait leur trace le lendemain. Des feuilles, des grappillons jonchaient le sol. Les empreintes de pas se devinaient dans le sable et se perdaient dans les herbes. L'après-midi qui précédait les chapar­dages était en général caractérisé par une grande activité dans les Salines. Les wagonnets rouillés grinçaient davantage sur leurs rails, les ouvriers s'interpel­laient plus fort en regagnant les dépôts et les ateliers. Ils semblaient vouloir attirer l'attention ou la détourner. Les vendanges, tous les ans, débutaient s'achevaient dans le même ordre parcellaire. Elles commençaient dans les « alicante », en arrivant du village, puis en bas de la ferme, et continuaient le long de la route des oliviers.

Chaque cépage avait ses caractérisques, que l'on traitait différemment à la cave. Mon père m'avait enseigné l’art d'apprécier la qualité de la vendange avant qu'elle ne soit foulée. À l'arrivée des remorques et des pastières, je fouillais dans les grappes, les prenait à pleines mains, pour en estimer le poids, la fermeté, la richesse en sucres à la façon dont le jus collait aux doigts, le dessèchement causé par le sirocco et l'échaudage(9). Je les reniflais pour m'imprégner des arômes de pleine maturité, et de détecter éventuellement un début de piqûre acétique (10). La présence de feuilles, de brindilles, de grains détachés ou éclatés de terre, prouvaient un relâchement dans le travail, qui suscitait des remontrances à Si Moussa Ahmed, le « chef de chantier », qui depuis de longues années descendait d'El-Bordj avec ses vendangeurs des Beni-Rached.

Le jus d'« alicante » tachait les mains et s'incrustait dans les plis de la peau. Il était comme la pulpe, d'une couleur rouge vif, particularité de ce cépage tein­turier aux grappes longues et lâches, de forme tronconique, avec des baies rondes et de taille moyenne. Les rafles du grand noir étaient teintées de rouge vineux. Ses grains ronds étaient plus petits, sa peau plus épaisse et son jus très foncé. Les grappes de grenache, les bonnes années, étaient compactes, mais le plus souvent très allégées par la cou­lure physiologique due à son excès de vigueur. Rien n'y faisait, ni l'écimage à la floraison, ni les incisions annulaires que l'on m'avait conseillé de pratiquer, à Maison-Carrée. Son jus était incolore et très sucré, sa chair blanche, ses grains de taille moyenne et de forme légèrement ovoïde. Ce cinsault était d'un beau noir bleuté, souvent défraîchi par la poussiè­re de sable que les brise-vent de seigle laissaient filtrer. Les grappes de carignan étaient dures et compactes, presque tou­jours ailées et coniques avec des rafles en partie lignifiées. Leur jus clair et sucré était parfois légèrement teinté en fonction de leur teneur en sucres. Au Dahomey, comme dans la plupart des caves d'Oranie, l'« alicante », le carignan et le grand noir pour ceux qui en avaient, car il était peu répandu, étaient vinifiés en rouge, le cinsault et le grenache en vin rosé.

Après la guerre il avait fallu reconstituer le vignoble. Malades et épuisées, irrécupérables, les plus vieilles vignes avaint été arrachées et « défoncées » par l'entre­prise Miranda de Saint-Cloud (11). Depuis longtemps la charrue brabant, les treuils et les câbles avaient été aban­donnés. Ils étaient remplacés par un puissant tracteur à chenilles Hanomag, et une lourde charrue bascule. La terre en toutes saisons était éventrée, bouscu­lée, retournée à près d'un mètre de pro­fondeur. La roche elle-même était soule­vée et éclatée quand le soc, sans rebon­dir, arrivait à la saisir par-dessous. Le tracteur peinait, les 200 CV du moteur s'emballaient, crachant une épaisse fumée noire, les chenilles patinaient, des éclats de calcaire étaient projetés alen­tour, et brusquement la charrue se soule­vait, le laboureur s'accrochait à son volant et de gigantesques dalles rosés et blanches, arrachées à la terre rouge, retombaient sur le côté dans une grande gerbe de poussière.

L'année suivante les « gueblis » (12), leurs « khaïmas », leurs chèvres et leurs chiens, avaient occupé le terrain pour l'épierrage. Les murs construits clôtu­raient pratiquement la totalité de la pro­priété.


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L'arrivée des pastières (coll. part.)

Nous avions acheté un compresseur porté sur tracteur, et un marteau foreur pour percer à l'explosif la couche de tuf où elle affleurait et résistait. J'avais passé une grande partie de l'été à faire sauter des mines. Au printemps cette année, nous avions entrepris les premières replantations. Avec mon père j'apprenais à tracer, à piqueter, à raidir et à croiser des câbles à angle droit, à vérifier les écartements et les alignements, à utiliser la fiche , à faire basculer à la barre à mine les mauvaises pierres enterrées, à buter convenablement les points de gref­fe par des « marabouts » de terre fine. Les plants provenaient des établissements Fossat Frères d'Oran et des pépi­nières d'Astay de la Chiffa.

Les premières plantations s'étaient faites sur porte-greffe à « mallègue 44-53 », très demandé parce qu'il était décrit comme résistant au « court noué » (14) et à la sécheresse et productif très rapidement. Pour les suivantes avaient été choisis des porte-greffes différents. Ils avaient depuis longtemps fait leurs preuves de bonne adaptation et surtout de résistan­ce au calcaire actif, 41 B, 161-49, et Ru 140, et une nouveauté en Algérie, d'ori­gine sicilienne, dont on parlait beaucoup, le « paulsen » ( 15). Le « court noué », dans les vignes, était facilement détectable à l'œil. Les symp­tômes étaient nombreux: mérithalles plus courts, fasciation et aplatissement des rameaux, émission d'entre-cœurs, aspect buissonnant, et bien entendu affaiblissement général des souches atteintes et pertes de récoltes.

Les tentatives plus ou moins empiriques pour éradiquer la maladie par des fumures abondantes afin d'accroître la vigueur, par des badigeons des plaies de taille avec du sulfate de fer et d'autres produits pénétrants ou cicatrisants, n'apportaient qu'un répit, la vigne conti­nuait de dépérir. Il fallait procéder à son arrachage.

vignes-Affiche-Protegez-vos-CulturesOn avait recouru, à la bonne vieille méthode préconisée autrefois pour limi­ter l'extension du phylloxéra avant que ne soit mise au point la parade. On iso­lait les taches atteintes de « court noué » et une partie des souches voisines enco­re saines, en creusant de profondes tran­chées et en brûlant les troncs et les sar­ments sur place dans de grands feux. Tout cela était onéreux et peu efficace. Dans bien des cas, il était préférable d'ar­racher et d'attendre quelques années avant de replanter(16).

Les terres à vocation viticole, après l'ar­rachage, n'étaient pas laissées en friches. Un premier défoncement permettait d'extirper des profondeurs du sol le maximum de racines. Des cultures annuelles et alternées de céréales et légumes secs, de féveroles à enfouir comme engrais vert, se suivaient pour compenser le manque à gagner et enri­chir le sol. Un nouveau et dernier défoncement avait lieu avant replantation, pour éliminer, s'il en restait encore, les racines oubliées (I7).

Le « court noué », depuis la disparition du phylloxéra, était le grand problème parasitologique de la vigne encore inso­luble. Les autres maladies en 1954 n'étaient qu'épisodiques. L'altise causait des dégâts conséquents sur le feuillage en s'échelonnant sur trois à cinq générations. De nouveaux pro­duits insecticides permettaient générale­ment de venir à bout de ce petit coléoptère; ils avaient par ailleurs fait prati­quement disparaître d'autres insectes dont mon père me parlait mais qu'il avait du mal à me montrer: des noc­tuelles, papillons dont les vers gris dévo­raient la nuit les jeunes pousses des plantations; des « gribouris » ou « écri­vains » qui traçaient, en les dévorant, des arabesques sur les feuilles; des « cigariers » qui les roulaient; des chenilles et larves diverses encore répandues dans la Mitidja, mais devenues rares en Oranie. Les vers de la grappe que l'on disait « ravageurs » dans l'Algérois et la plaine de Bône, étaient peu virulents dans la très sèche Oranie. Seul le papillon de l'Eudémis éclosait au prin­temps et un seul traitement suffisait à le contrôler.

Depuis longtemps les sauterelles n'étaient pas revenues. La lutte antiacridienne menée dans les territoires du Sud par le Service de la Protection des végé­taux portait ses fruits. Les criquets pèle­rins étaient suivis, leurs lieux de pontes délimités et des mesures de destruction entreprises avec efficacité grâce à un nouvel insecticide, l'H.C.H. Au mois de juin dernier, des vols impor­tants signalés dans les bassins du Tchad et du Niger avaient fait craindre une invasion de l'Afrique du Nord. Ils avaient déferlé sur la région du Souss, au Maroc et avaient été repérés le mois dernier au sud de l'Atlas saharien (1K). Le sirocco, presque chaque année, souf­flait en été avec plus ou moins de violen­ce et brûlait les vignes un peu partout en Algérie. Des champignons divers, comme celui du « pourridié » des racines, proliféraient dans les terrains lourds ou humides. D'autres se développaient sur les sarments, comme le « phoma » (19), d'autres encore sur la souche entière. C'était le cas de l'« esca », si foudroyant qu'on l'appelait « apo­plexie » parce qu'il entraînait la mort rapide des pieds de vigne au plus fort de l'été.

Les attaques classiques et habituelles du « mildiou » sur le feuillage et les grappes, après des pluies en mars ou avril, pouvaient être virulentes. Les carignan et cinsault étaient très sensibles. Il était rare que les viticulteurs se laissent surprendre. Des traitements préventifs à la bouillie bordelaise (20) suffisaient géné­ralement pour longtemps à préserver le feuillage. De nouveaux produits de syn­thèse, associés à l'indispensable cuivre, facilitaient le travail avec plus d'efficaci­té, de persistance, et pour un prix de revient moindre.

L'oïdium, le plus courant des champi­gnons parasites et le plus ancien, était traité par poudrage au soufre pur, subli­mé, trituré ou ventilé. Il était produit et conditionné en sacs par la raffinerie d'Arzew. On utilisait depuis peu des soufres micronisés et mouillables. Dans les deux cas, le soufre agissait par les vapeurs dégagées sous le soleil qui brû­laient le mycélium du champignon. Il fallait poudrer tôt le matin avant que la forte chaleur, par concentration excessi­ve, ne blesse les pellicules fragiles des grains exposés.


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Arrivée des camions citernes à la ferme Beriben - août 1935 (coll. part.)

En quelques mois, en arpentant les vignes avec mon père, j'avais appris beaucoup sur la façon de conduire un vignoble. Mon père parlait peu. Il allait à l'essentiel en des phrases précises et concises. Il était prudent dans ses affir­mations, s'inquiétait de l'évolution des choses, craignait toujours le pire. Il avait tendance à ne remarquer dans chaque parcelle que les vignes affaiblies et igno­rait les autres. Il écartait le feuillage avec précaution, retournait les grappes dou­cement, presque avec tendresse, pour ne pas les abîmer. Il essayait de com­prendre, réfléchissait, fronçait les sour­cils, paraissait désabusé et donnait ses conclusions. Les souffrances de la vigne semblaient être les siennes. Il avait mal pour elle. Il s'y était tellement consacré, depuis tant d'années. Tout avait été arra­ché et replanté au Domaine « communal » de Legrand au « communal » de Saint-Leu. Les vignes étaient propres et nettes, alignées au cordeau, sans pierres et sans herbes. Les arbres, autrefois dis­séminés dans les parcelles, figuiers et oli­viers, avaient disparu. Mon pére avait la passion des arbres. Il n'y avait pas renoncé. Des oliviers soigneusement taillés, traités, le tronc blanchi à la chaux, bordaient la route d'une extrémité à l'autre de la propriété.

Des figuiers à peau blanche et chair rouge encadraient la cabane du gardien; des amandiers, de variété demi-princesse, embaumaient dès la fin janvier dans un champ avant la grande citerne; et près de la cave, là où autrefois s'entas­sait la ferraille, une plantation de « mimosas » (2I) se couvrait au printemps de grosses boules jaunes.

Dès le 15 juillet la cave était ouverte pour un grand net­toyage et une remise en état avant les vendanges.

Après la guerre et pendant trois longues années, le maçon du village de Legrand, François Torrès, avait travaillé au ravalement complet des façades de tous les bâtiments de la ferme et de la cave. II avait changé des tuiles sur les toitures, refait des sols et dès enduits intérieurs défectueux, remplacé des portes et des fenêtres, ramoné les chemi­nées et donné une couche de peinture générale. Depuis lors, il revenait réguliè­rement pour « bricoler », comme il aimait à le souligner, c'est-à-dire piquer et boucher des trous, sceller des gonds branlants, colmater des fissures. Il était venu cet été en même temps qu'une équipe de détartreurs de Saint-Cloud. Ensemble ils avaient procédé, à la lampe à souder, au décollage du tartre (22) accu­mulé sur les parois des cuves, des amphores et de la citerne. Les enduits, après le détartrage, avaient été vérifiés, certains refaits au ciment lisse et affran­chis.

L'affranchissement des récipients vinaires était une opération délicate. Elle avait pour but d'extraire la chaux du ciment. Les vins d'Algérie manquaient naturellement d'acidité. La chaux risquait d'en diminuer le taux par dissolu­tion. Sur les enduits neufs, terminés au pinceau par un « lait de ciment clair », François Torrès appliquait un badigeon d'une solution légère d'acide tartrique du commerce. Le tartrate neutre de chaux qui se formait sur les parois, inso­luble, isolait le vin nouveau. Les amphores et les cuves de la cave, aussi bien les anciennes que les plus récentes, étaient de forme parallélépipédique et construites par blocs de deux ou trois pour une meilleure rigidité. Deux ans plus tôt, mon père avait fait modifier par son maçon les trappes supérieures de la dernière tranche d'amphores, posées trop bas sur les plafonds. À chaque sai­son en effet, les variations de températu­re dilataient ou contractaient la masse volumétrique contenue dans les réci­pients. Elles entraînaient dès le mois de mai, des débordements qu'il fallait éponger régulièrement. Le plâtre qui scellait les portes de fonte ou de ciment se fendillait, l'air s'infiltrait dès que la température, la nuit, s'abaissait. On avait donc installé le système de fermeture supérieure qui existait sur toutes les cuveries modernes. Il était constitué par un goulot en béton de très faible hauteur coulé avec sa trappe dans la masse du plafond. Une porte en acier émaillé, avec en son centre une cupule et un boulet de caoutchouc, faisait soupape. Elle se bou­lonnait sur la trappe. Ce matériel était fabriqué à Hussein-Dey par les établisse­ments Blachère.

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Procéde vinification par J.-H. Fabre (1946). Les raisins déversés dans le conquet de la cave sont d'abord foulés mécaniquement (mais non éraflés). Quand on veut vinifier en rosé le mélange de moût, de pellicules et de rafle, est envoyé dans un égouttoir rotatif disposé au-dessus d'un pressoir continu peu serré. Le boudin de marc partiellement asséché tombe dans une maie roulante de pressoir hydraulique.

On obtient trois qualités de moûts, inégalement teintés: incolore, rosé et nettement rouge, (coll. part.).

À l'Institut agricole de Maison-Carrée, j'avais découvert un système plus per­formant, un vrai tube goulot, beaucoup plus haut, avec flotteur et joint liquide d'huile de vaseline.

vignes-CepagesCultivesenAlgerie

Les débordements disparaissaient, l'ouillage(23) n'était plus indispensable, les risques de piqûres par les mouche­rons œnophiles s'évanouissaient. J'en avais parlé. Mon père m'avait écouté. Dans deux ou trois ans peut-être, sur la seconde tranche, si les récoltes étaient bonnes. François Torrès avait remplacé quelques-unes des vieilles portes inférieures d'amphores, d'origine bordelaise Pépin-Gasquet. Elles étaient fendillées, usées par le temps, amputées parfois d'une oreille de serrage. La pose exigea un gros travail de ferraillage, long coûteux. Il avait été fait. Là encore mon père avait choisi du matériel Blachére. Au niveau des équipements de vinification les établissements Louis Billard étaient depuis toujours les fournisseurs attitrés des caves de la région. Les tuyauteries fixes en cuivre avaient été montées puis peintes, au niveau de la cuverie et des amphores, avec une déri­vation, par grosses vannes à trois voies, vers le réfrigérant.

Les vieilles « manches » (24) de diamètre 40, étaient remplacées par de nouvelles de 60 m/m, armées d'acier, robustes inaltérables, à gros débit et adaptée aux tuyaux et aux pompes. Les vieux pressoirs, continu BH 30 Mabille et hydraulique Coq, bien entre­tenus, fonctionnaient correctement. Ils semblaient inusables. Seul le fouloir à rouleaux, le « crasoir » comme l'appelait Antoine, le commis de ferme, avait changé. À sa place on avait installé un appareil moderne et performant, un super fouloir-érafloir centrifuge, un n° 2 de 160 quintaux heure. Pour les manipulations de moût, refroi­dissement, lessivage, décuvage, une grosse pompe fixe à piston complétait la gamme des anciennes pompes à volants et celles des petits moteurs Bernard, dont on avait simplement changé les embouts d'aspiration et de refoulement. Une centrifuge Deloule de 3 CV était réservée aux soutirages et à l'entonnage des camions citernes, avec du vin froid et dépouillé.

Le vieux moteur à essence Lister de 12 CV, entraînait l'arbre de transmission qui actionnait tous les appareils. Le volant de lancement, à la manivelle, exi­geait un gros effort que mon père ne pouvait plus faire. Le travail de nuit, pour une simple pompe en marche, ne justifiait pas tant de puissance. J'avais imaginé cette année, d'utiliser un trac­teur équipé d'une poulie spéciale. Cela suffisait et fournissait en plus une faible lumière diffusée par deux ampoules de 12 volts.

Mon père n'avait pas de diplôme d'œnologie. Cela ne l'empêchait pas de vinifier et de le faire dans les règles de l'art. Les procédés modernes de vinification fai­saient appel aux expériences passées, au bon sens et à l'hygiène. Le matériel avait évolué mais non les principes. C'était le bon raisin qui faisait le bon vin.

Aux pastières avec de magnifiques atte­lages, toujours en usage, s'ajoutaient maintenant les remorques à benne métallique basculante tirées par des trac­teurs. Dans les vignes, Si Moussa Ahmed avait l'œil sur les coupeurs et les porteurs. Appuyé sur sa matraque, le visage protégé du soleil par les larges bords de son chapeau, ses yeux plissés par la concentration, il lissait ses mous­taches rousses d'une main distraite et ne s'interrompait que pour un rappel à

l'ordre, un traînard qui se laisser distan­cer, des grappes tombées à terre, d'autres oubliées, des feuilles dans les comportes. Il lui est arrivé de grimper sur le siège du tracteur ou le moyeu des roues des pas­tières pour voir plus loin, activer son chantier et chercher à deviner, sur la route, la silhouette du « moulchi » ou du « mâllem » (2S|.

Le raisin, dès son arrivée à la cave, était basculé dans le conquet intérieur et poussé à la fourche vers le large avaloir de l'égrappoir. Presque toute la récolte était vinifiée en rouge par macération. Le cinsault et le grenache étaient « saignés » pour faire des rosés, puis « rechargés ». Les fermentations, autrefois à chapeau flottant qu'il fallait enfoncer aux pieds, se déroulaient maintenant à chapeau immergé, sous des claies de bois. Elles étaient rapides, déclenchées par des levures naturelles et indigènes, à peine aseptisées par addition d'anhydride sul­fureux.

Parce que les raisins foulés étaient très riches en sucres, 13 à 14° d'alcool en puissance, en matières colorantes et en tanins, les cuvaisons ne duraient que deux ou trois jours. Les moûts par égouttage dans un premier temps, par pressu­rage ensuite, étaient envoyés, encore sucrés, dans les amphores d'achèvemenl où, en une semaine de fermentation se terminaient. Les vins devenaient secs. Les vinifications par rapport à certaines caves modernes, et surtout à la cave expérimentale de Maison-Carré, n'étaient au Dahomey ni mécanisées ni automatisées. Nombre d'opération se faisaient manuellement, du conquet au décuvage, du « continu » au chargement des maies de l'hydraulique, de l'évacuation des rafles à celle des marcs sèchés et au stockage des lies épaisses.

Les températures de fermentation, trop élevées, étaient difficiles à contrôler. Le raisin rentrait à 35°, parfois plus. Le réfri­gérant tubulaire à ruissellement, avec sa tour d'évaporation sur le toit, fonction­nait pratiquement en continu et n'abais­sait la température des moûts que très relativement, de 5 à 7° par temps sec d'ouest, de 2 à 3 seulement par vent de mer.

En période de vendanges, notre courtier en vins d'Oran, Benoist Orihuel, toutes les semaines nous rendait visite. Il par­lait marchés, donnait les tendances, pré­levait des échantillons pour les grandes maisons de négoce de la place dont nous étions clients, la C.V.M.A.(26), Louis Hue, la SAPVIN, les établissements Savignon et Sénéclauze.

Après les vendanges en septembre, la cave était à nouveau nettoyée, balayée, lavée à grande eau. Le matériel était démonté, brossé, vérifié, longuement séché, graissé, huilé, parfois repeint. Tout était prêt pour une nouvelle cam­pagne vitivinicole.

Paul Birebent

 



1 - La zone littorale de Guyotville, principale productrice de chasselas, exportait ses raisins primeurs aux alen­tours du 20 juin.

2 - Panse précoce de Provence, ou « uva del rey » espagnol.

3 - Raisin à sécher.

4 - Petites baies mêlées sur la grappe aux baies normales.

5 - Connu aussi sous le nom de « mascara ».

6 - Planta de mula et muscat de Hambourg, Encyclopédie des cépages, P. Galet.

7 - Œil de chouette.

8 - Téton de négresse.

9 - Brûlures dues au soleil.

10 - Due au champignon micoderma aceti transporté par des moucherons œnophiles, les mussets, ; sur des blessures provoquées par les oiseaux ou les guêpes.

11 - Entreprise de battages et de défoncement, prestataire de services habituel de la région.

12 - Le vent du Sud. Par extension, les nomades des Hauts Plateaux et de l'Atlas saharien

13 - Plantoir.

14 – l’agent vecteur de cette maladie ou dégénéréscence infectieuse, un nématode, ne sera découvert qu'en 1956 et le virus isole en I960.

15 - Couderc 161-49 développé après la guerre, comme le Ruggeri 140 venu de Sicile. Le Paulsen s'avérera décevant tant en sols calcaires que salés.

16 - les traitements contre les nématodes vecteurs de virus ne seront préconisés, à l'aide de fumigants, qu’après 1960 et les expérimentations du professeur D. Boubals de l'ENSAM Montpellier.

17 - On ignorait alors que les nématodes pouvaient survivre plusieurs années.

18 - Ils atteindront l'Oranie en mars 1955.

22 - Dépôts naturels de bitartrate de potassium et de tartrate de chaux qui s'accumulent et présentent à la longue le risque de se cloquer, d'emprisonner des bactéries et de contaminer les vins.

19 - Excoriose.

20 - Réaction d'un lait de chaux dans une solution de sulfate de cuivre.

21 - Acacia cyanophilla.

23 - Remplissage par ajout de vin pour compenser le vide.

24 - Tuyaux.

25 - Patron, propriétaire, chef d'équipe, commis de ferme.

26 - Compagnie des Vins du Midi et d'Algérie.

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