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La Moisson dans un village du Dahra

Écrit par Luc Tricoou. Associe a la categorie Agriculture

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(Collection Pierre Jarrige)

Les moissons commençaient, on envoyait dans les versants sud, les plus précoces, les chantiers de moissonneurs manuels, faucille en main. Chefs de ″nira″ (1) en tête, ils attaquaient les parcelles en bas des pentes suivis par leurs attacheurs ramassant les "poignées" pour les mettre en gerbes. Ceux-ci, bardés de ficelle "sisal" (2) et gardiens de la précieuse gargoulette, devaient aussi ramasser les épis oubliés. Une équipe de trois moissonneurs et un attacheur s'orientaient différemment traçant les chemins de la moissonneuse-lieuse. Il fallait des ouvriers expérimentés pour accomplir ce travail délicat pour façonner des parcelles sans côte trop abrupte pour ne pas fatiguer rapidement les bêtes et adoucir les descentes pour épargner la casse du matériel. C'étaient pour tous des journées harassantes, l'eau devenant vite imbuvable, on se contentait de se rincer la bouche. Nous ne pouvions nous empêcher d'admirer certains moissonneurs. Locomotives de l'équipe, les colons les recherchaient, mais ce n'étaient pas des ouvriers agricoles.

Pour la majorité, petits fellahs, qui venaient rendre ainsi le service que le colon leur avait fait : prêt de matériel, de semence, quelques "chebka" de paille ou de "pousse" , "garoui" de blé ou d'orge lors d'une disette etc... Aussi, sans attendre que le "B'rah"' (3), le mercredi annonce la "touiza" (4) du colon pris à la gorge, ils venaient spontanément.

Non loin de là, tournait dans un grand bruit métallique et de commandements gutturaux, la moissonneuse-lieuse. Le poste sur le siège de la machine, réservé au fils du patron ou au chef des ouvriers, n'était pas de tout repos. Ballotté en tous sens par les secousses du sol desséché, agrippé aux manettes pour régler la hauteur de coupe, la position du fil d'attache sur les gerbes, l'inclination des bras, il fallait tenir bon sous peine de se voir désarçonné comme par un cheval rétif. La fourche en bois à portée de la main, il fallait guetter les "issri" (5) coupés et les rejeter hors du tablier, avant qu'ils ne bloquent les toiles et les déchirent. Si on le ratait, il fallait détendre les toiles, les enlever des rouleaux, harcelés par les taons, piqués par ce maudit chardon, et tout remonter dare dare.

Nos vieux ouvriers, assez peu portés sur la mécanique, excellaient par contre dans les réparations de fortune. Tous les matins, ils partaient avec une provision de fil de fer récupéré sur les bottes de fourrage. Si une pièce de fonte ou un axe cassait après un heurt sur une pierre ou dans une secousse sur le sol crevassé, ils descendaient et passaient de longs moments enfouis sous l'engin, harcelés par les mouches, piqués par le chaume, appelant le conducteur des mulets pour qu'il leur donne un outil, pestant, jurant et transpirant. La tenaille et le marteau en main, leurs outils favoris, ils réparaient ! Il faut reconnaître que leurs interventions permettaient souvent de finir la saison sans changer la pièce cassée qui, enrobée d'un entrelacs de fils de fer, ressemblait à un membre plâtré.

Dès que la moissonneuse terminait une parcelle, le chantier de ramassage intervenait. Dirigé par un vieil ouvrier, le travail était moins pénible, mais nécessitait de la compétence car les tas de gerbes devaient être situés à des endroits facilement accessibles aux chariots. Constitué d'adolescents, fillettes et jeunes garçons mélangés, leur joie de vivre primait. Habillées très légèrement, "abaya" (6) multicolores très échancrées laissant voir leurs seins naissants, la tête couverte de foulards de teintes criardes, elles se protégeaient les jambes contre les chaumes écorcheurs par des molletières constituées de haillons ou de déchets de toile de jute, mais toujours pieds nus.

Les garçons, habillés de même sauf la couleur de l'abaya et la tête couverte d'un "ch'mla". Le travail pour eux dégénérait en jeux, ils se couraient après, gerbes sur la tête, sourds aux invectives du chef de chantier, qui se vengeait lorsque le "Roumi" se dirigeait vers eux, leur appliquant des coups de "matrag" au passage, coups mollement appliqués heureusement. Ils chantaient, se moquaient, la journée durant, englobant dans leurs lazzis le chef de chantier, le passant, le "Roumi" lorsque celui-ci ne pouvait les entendre ou, entre eux, cherchant à ridiculiser ceux originaires de "M'tcha" voisines. C'était véritablement le travail dans la joie. Lorsque mon père m'envoyait les superviser, mais surtout pour pointer les présents pour la paye, j'étais à la fois attiré par leur gaieté et mal à l'aise car, à cette époque, je ne maniais pas assez habilement la langue arabe pour répondre à leurs réparties, vives, mais toujours spirituelles. D'autres fois, une voix s'élevait, jeune, cristalline et la chanson, bientôt reprise par d'autres répondants, durait des heures. Ce genre de litanies, musicalement pauvres, étaient souvent de pures improvisations sur un sujet qui leur passait par la tête, mais toujours poétiques, comme le furent toujours celles des pasteurs qu'ils étaient le reste de l'année (c'étaient les "Chiama e respondi" corses).

Pendant que le président de la coopérative, assisté du "mécanicien" désigné, effectuait une dernière vérification du matériel, les briquettes de charbon, arrivées au port de Ténès, étaient livrées par le transporteur favori du village : Charlot Xicluna (7).

Les batteries prenaient alors leur air de fête, les gerbiers s'amoncelaient à qui mieux mieux, et sur la seconde aire à battre que chacun d'entre nous s'était octroyée, des tas d'importances inégales la ceinturait. Vesces, fèves, trèfles et blés de semences, battus aux pieds des bêtes de façon ancestrale pour ne pas risquer de briser le germe par les outils métalliques, et nettoyés grâce au vent. C'était la survivance des traditions léguées par nos pionniers. La "battue" étendue le matin en un cercle aussi grand que l'aire, gerbes bien serrées l'une contre l'autre, paille à l'extérieur, épis vers le centre, chaque rangée chevauchant l'autre. Les mulets amenés tourneraient sur une ligne, la matinée durant, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre pour ne pas fatiguer les bêtes. Environ toutes les heures, les équidés sortis, on retournait la battue afin que les épis restés dessous soit accessibles et correctement écrasés. Les vesces, fèves et autres trèfles subissaient jour après jour le même sort.

Dès qu'on jugeait les épis convenablement disloqués et le grain détaché, les mulets regagnaient l'ombre de l'écurie et les ouvriers se dépêchaient de manger un morceau sur le pouce. Assoupis à l'ombre d'un gerbier voisin, on attendait "Sidi Marouan" (8).

Le reste dépendait de lui. Lorsqu'il se "levait" à l'heure habituelle, treize heures trente environ, et soufflait bien, à quatre heures tout était terminé. Les ouvriers rentraient tôt chez eux, contents, et le colon pouvait se reposer.

Lorsqu'il se levait tard ou tournait sans cesse, irrégulier, à la tombée de la nuit, les hommes, dégoûtés, contrariés, la bouche pleine de poussière ingurgitée lors des sautes de vent, mettaient en tas, au milieu de l'aire, le magma non vanné (9) qu'il faudrait, en plus d'une nouvelle battue, finir et apurer le lendemain.

C'était heureusement assez rare. D'une manière générale après que tout le monde, patrons compris, se soit activé au vannage des plus grosses impuretés, les spécialistes prenaient le relais. Dans une fourche métallique, ils introduisaient un entrelacs de branchettes souples et ils attaquaient le gros tas de grains, deux balayeurs, "chotba" (balai grossier) en mains écartaient à petits coups précis les déchets qui ne partaient pas au vent, crottins (10), épis mal battus, etc...

Un joli monticule prenait forme alors, noir ou or (11), on étendait sur le sol une bâche violacée par la dernière vendange, deux hommes allaient chercher la charrette pour ramener les sacs aux magasins et le tarare installé à côté du tas de grain. Le patron se nouait un mouchoir autour du cou, fermait son bourgeron et mettait des lunettes de soleil (12) en prenant place aux grilles et au réglage du débit. Un homme avec un seau chargeait le tarare de blé, les autres remplissaient les sacs de blé propre. Pour nous les enfants, c'était le meilleur moment, nous adorions, malgré les remontrances paternelles, nous ensevelir dans le tas de grains ou faire des cabrioles sur ses pentes.

Mais tout ceci n'était que de la "q'mmia", et chacun guettait la batteuse. J'avais la possibilité de me faufiler pour admirer le spectacle, pour moi le plus beau de tous les opéras du monde. J'emploie ce terme à dessein car tout y était, la mise en scène par le président de la coopérative et le colon assistés du mécanicien, la musique, symphonie des halètements de la loco, ronflements de la batteuse, cris avec les interpellations des hommes et même chants lorsqu'une fois que tout allait bien, les hommes du gerbier entamaient leurs "Chiami e respondi". Certains ouvriers avaient, d'une année à l'autre, leur place d'office dans le chantier où, pourtant, les demandeurs dépassaient de beaucoup les élus. C'étaient des spécialistes en leur genre en particulier, les engraineurs qui faisaient équipe avec leurs coupeurs (de ficelle) et leurs passeurs (de gerbes), les chefs des meules de paille longue et de pousse, véritables architectes qui, sans aucun outil hormis leurs fourches, réussissaient des meules aux proportions harmonieuses, équilibrées surtout, avec cette matière instable qu'est la paille. Les bons peseurs de sacs et les hommes du "trou" (13) consciencieux retrouvaient eux aussi leurs places.

Au jour dit, toujours un après-midi, la première mise en place et les réglages prenant souvent plus de temps que prévu, le cortège du matériel et du chantier partait dans un brouhaha vers les batteries. Malgré les rebuffades des hommes que nous gênions souvent ans leurs mouvements, nous n'aurions pas manqué cela pour tout 1’or du monde. La mise à niveau du matériel avec les cales, les crics, les Ho ! Hisse !" cadencés, plutôt convertis en "Yallah !", l'allumage du feu, les courroies déroulées et enduites de résine, nous étions partout comme "les mouches du coche". Et, lorsque nous avions la chance de pouvoir nous glisser, c'est là que la qualité de neveu jouait parfois son rôle, sur la batteuse, je m'installais au-dessus des sauterelles, à la sortie de la paille longue.

Là, point le plus haut, nous avions une vue d'ensemble et lorsque le mécanicien, après plusieurs coups de sifflets annonciateurs, mettait progressivement la pression, la loco toussotant, crachotant, lançant une opaque fumée noire avant de tourner rond, la grande courroie gigotant comme si elle devait sauter avec de grands "flap", puis le batteur commençait à ronfler, avant d'avaler en grondant la première gerbe, la batteuse dégageait un nuage de poussière accumulée depuis l'an passé, le roi n'était pas mon cousin.

Je cite bien souvent le mécanicien de la coopérative. Sous la bienveillante direction du président, son travail le rendait responsable de la bonne marche du matériel, de son entretien et de la surveillance du personnel. C'était toujours un jeune homme du village, fils de colon qui, bien souvent, revenant du régiment, avant de se marier et de s'établir, gagnait quelque argent (14). Avec le chauffeur de la locomobile comme assistant chargé de l'alimentation de la chaudière et de l'entretien de la machine grande mangeuse d'huile de graissage et qui, un chiffon à la main, astiquait avec fierté "sa machine". Protégé lui aussi par des lunettes contre les escarbilles, toujours sur les yeux, le reste du corps non recouvert par des vêtements était, entre les traces laissées par le charbon, le cambouis de graissage et... le hâle naturel, d'un noir aussi reluisant que sa loco. Quand les enfants venaient à "la batteuse", il relevait ses lunettes et ses yeux cerclés de clair au milieu de tout ce noir terrorisaient les plus jeunes et il riait, bon vivant.

Le mécanicien exécutait un travail pénible. Ses journées, de quatre heures du matin à la tombée de la nuit, avec pour tout repos une coupure d'une heure et demie à la mi-journée, étaient bien longues, mais il était relativement bien payé. Si la récolte était bonne, il percevait alors une belle prime, lors de la fin des comptes, ces Messieurs les coopérateurs, étaient enclins à plus de largesses car, finalement, le supplément donné divisé par le nombre de quintaux battus se révélait négligeable.

Il était impensable de faire travailler des hommes sans arrêt durant de si longues journées en effectuant un travail aussi pénible. Aussi, chaque poste de travail se trouvait pourvu de deux titulaires travaillant deux heures chacun. Les hommes du gerbier et des meules de paille se remplaçaient sous la responsabilité d'un chef d'équipe sous réserve que le travail marche correctement. Cela permettait d'avoir un meilleur rendement et un effort soutenu de tous. Seul le mécanicien et le chauffeur n'avaient pas de remplaçant, aussi en cours de journée, le propriétaire de la batterie les envoyait, tour à tout, faire des petites siestes qui se trouvaient les bienvenues. Durant leur absence, le colon retrouvait le rôle qu'il avait tenu dans sa jeunesse. Il faisait remplacer le chauffeur par son ouvrier qui aidait l'homme chargé du pesage à mettre en pile les sacs pleins. La présence de ce dernier se révélait précieuse surtout lors des bonnes récoltes. Le préposé n'avait pas assez de temps pour peser hâtivement le sac, l'attacher et le trimbaler sur le diable sur une dizaine de mètres, que le deuxième sac se trouvait déjà rempli. Mais le colon heureux de voir blé si bien "couler", ne rechignait pas à faire aider le peseur débordé. Les siestes des deux hommes se passaient sur deux sacs vides, un comme natte de sol et l'autre comme oreiller, à l'ombre du gerbier de la batterie voisine. Ils dormaient, nullement dérangés par le bruit, les mouches, la chaleur et le sol dur, à cet âge il est vrai, et fatigués comme ils l'étaient... ils dormaient comme des bienheureux !

C'est que notre "mécano" menait durant cette période, un peu plus d'un mois suivant les années, une vie de bagnard bien nourri. Il finissait la campagne allégé de quelques kilos et les yeux au fond des orbites !

Au petit matin, au premier soupçon de lueur solaire émergeant des montagnes avoisinantes, il commençait à rameuter son monde, la plupart des ouvriers couchant sur place, disséminés dans les batteries voisines. Pendant que le chauffeur attisait son feu, une fois son foyer débarrassé du mâchefer, l'emplissant à grandes pelletées de briquettes pour faire monter la pression, il fallait courir de tous côtés, voir si les sauterelles n'étaient pas engorgées, nettoyer les grilles du trieur pour que le blé ne passe pas dans la paille, vérifier que les engraineurs graissent bien les poulies et passent de la résine aux courroies pour qu'elles adhèrent convenablement, que le régulateur soit bien réglé ainsi que l'écartement du batteur. Ouf ! Tout se présentait bien, on allait pouvoir attaquer la journée. Puis, tout à coup, un appel, vite débrayer le volant, c'était la chaîne du monte-paille qui avait sauté, ou une courroie qui s'était rompue. Il lui fallait se glisser, outils en main dans les coins les plus biscornus, pleins de paille et de barbe de blé, d'où il ressortait couvert de poussière toussant et crachant. Il était pratiquement sans arrêt sur la brèche et quand le matériel ronronnait qu'il commençait à s'assoupir, mollement appuyé contre la pile de sacs, à l'abri de ses lunettes de soleil, le colon incidemment, lui faisait remarquer qu'il manquait un ouvrier sur le gerbier ou que la meule de paille prenait une drôle de forme et il repartait en courant.

Traditionnellement invité par le colon chez lequel le matériel se trouvait, il était gavé par la maîtresse de maison qui mettait "les petits plats dans les grands" pour le recevoir. En sus, il passait ses soirées avec la jeunesse du village, soirées qui traînaient en longueur, et nous le raccompagnions tous les soirs sur la batterie où il couchait, près du matériel ; sa literie sommaire se composait de deux draps qu'il déroulait sur la pile de sacs pleins de blé.

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(Collection Luc Tricou)

L’autre tradition de notre village, le casse-croûte de la batteuse : les inoccupés et il y en avait beaucoup à cette période de l'année, les jeunes... nous étions quelques-uns ! les parents, il y avait de grandes familles, enfin les voisins chez qui le matériel devait aller choisissaient tous cette heure-là pour rendre visite au propriétaire. Les épouses le savaient, aussi s'ingéniaient-elles toutes, leur amour propre féminin aidant, à préparer de véritables repas pantagruéliques et variés. Il y avait la traditionnelle salade "algérienne", rebaptisée depuis "niçoise", où le thon et les savoureux anchois frais venaient agrémenter les légumes verts de saison, pommes de terre et œufs durs, la charcuterie maison, l'omelette à la soubressade gargantuesque, les fromages, les fruits, le tout arrosé des vins capiteux renommés de notre cave, avec nappe, serviettes, assiettes, couverts. Le tout réparti dans deux ou trois "saffaa" (panier) que le fils allait chercher au village et ramenait, aidé par le garçon d'écurie dès que Torregrossa (15) passait. Le propriétaire ne mangeait pratiquement jamais. Sitôt assis, il se levait invitant ceux qui se pointaient et faisaient semblant de ne pas oser s'approcher, faisait le service, remplaçait le mécanicien pour lui permettre de se restaurer. Quand, par hasard, l'abondance aidant ou les visiteurs étant moins nombreux, il restait quelque chose, il appelait ses chefs de chantier, engraineurs, chauffeur qui liquidaient les plats, charcuterie exceptée naturellement.

En fin de matinée il y avait d'autres visites, on sortait alors la gargoulette qui rafraîchissait (?!) à l'ombre de la pile de sacs, la bouteille d'anisette circulait, on buvait à la (bonne) récolte ou, si elle se révélait médiocre, aux futures vendanges que l'on souhaitait meilleures. L'après-midi après une sieste réparatrice, pour les visiteurs pas pour les visités, les jeunes, filles et garçons mêlés, venaient faire leur promenade traditionnelle. Pimpantes et parfumées, nos jeunes donzelles faisait la bise à notre mécanicien, pendant que les jeunes hommes, d'un air entendu, s'enquerraient du rendement auprès du colon, tout en grignotant des cacahuètes et de variantes que l'on avait pris chez "Marcel" en passant.

C'était donc véritablement l'événement annuel, le résultat des efforts d l'année. L’allégresse de la jeunesse heureuse de se retrouver au complet après le retour des pensionnaires, jouissant des joies simples de l'enfance. Nous, enfants, nous courions d'un groupe à l'autre, passant sous la grande courroie malgré la défense des adultes, cabriolant sur les piles de sacs. Nos journées passaient comme un éclair.

Pendant un court moment, lorsque les deux "indépendants" sortaient aussi leur équipement, il y avait trois matériels de battage en marche dans les "batteries" (16). La jeunesse et l'enfance n'ayant pas, heureusement, épousé les rancunes et les jalousies des adultes, nous visitions les trois batteuses. C'était le nec plus ultra de la saison. Avouez que nous n'étions pas difficiles. Il y avait toujours parmi nous un enfant, un neveu ou une nièce d'un des colons chez qui le matériel travaillait et nous nous entraînions mutuellement, nous invitant les uns les autres. On va à la batteuse. Toute la bande, avec de grands rires, chantonnait, s'égayait, suivant l'endroit vers la route bordée de platanes menant à l'embranchement ou, traversant une cour, prenait l'allée des mûriers.

Mais tout a une fin, les battages finis, le matériel partait chez le voisin, le colon aidé de deux ou trois ouvriers, un mulet traînant le "rabot" (17) mettait en tas toute: les balayures. Il en tirait, à grands coups de tarare, quelques quintaux supplémentaires. Les piles de sacs disparaissaient un beau jour avalées par d'immense camions-remorques prestement chargés par des portefaix acrobates sur madrier ressort (18) qui les emmenaient dans les immenses docks portuaires de Ténès. On rentrait alors dans les silos les blés pour les ouvriers les orges et avoines pour la ration des bêtes et les criblures pour la basse-cour. La batterie dûment recouverte de paille longue s'endormait pour un long hivernage.

Puis doucement, le village s'assoupissait de son ronronnement estival dans: l'attente des vendanges.

Luc TRICOU



(1)- Largeur de coupe frontale menée par le chantier, par extension l'équipe elle-même.
(2)- Ficelle fabriquée à partir de fibre d'agave (genre d'aloès).
(3)- Crieur public le jour du marché hebdomadaire.
(4)- Journée de travail demandée par un fellah contre un bon repas.
(5)- Variété de chardon très droit, de 2 mètres environ aux piquants acérés et tige très dure.
(6)- Chemise rudimentaire sans manches et sans col.
(7)- Nom maltais, se prononce Chiclouna.
(8)- Nom que nos Berbères donnaient au vent lorsqu'ils voulaient le flatter, ces termes sont certainement une survivance des anciennes croyances idolâtres des Phéniciens et des Gétules.
(9)- Action de jeter contre le vent, un mélange de grain et de paille pour que le plus léger soit emporté et que le grain retombe.
(10)- Durant la matinée les mulets s'étaient soulagés.
(11)- Suivant si c'était du blé ou des vesces.
(12)- La seule occasion avec la batteuse où mon père les portait.
(13)- Sous la batteuse, en bas des sauterelles, sortait la pousse.
(14)- Il faisait souvent aussi mécano à la cave pour les vendanges.
(15)- Le boulanger de Montenotte qui desservait le village
(16)- Nous appelions ainsi les aires à battre.
(17)- Désignation locale pour une planche avec deux mancherons tirée par un mulet destinée à rassembler les déchets du sol.
(18)- Admirables, 100 kg sur la tête et courant sur ce madrier.


In l’Algérianiste n° 82 de juin 1998

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