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Le chemin de fer à voie étroite d'Oran à Colomb-Béchar

Écrit par M. Piriutet. Associe a la categorie Voies de Communication


Lorsqu'en 1874 la Compagnie Franco-Algérienne reçut la concession d'une ligne à voie métrique d'Arzew à Saïda, avec le privilège de l'exploitation de l'alfa sur 300000 ha de hauts plateaux, on ne se doutait pas que ce mince ruban de fer allait porter, de proche en proche jusqu'à l'extrême sud de l'Algérie, les étapes successives du peuplement français et de la prospérité des habitants des régions traversées, qui pourtant n'avaient pas été particulièrement favorisées par la nature.

chemindefer-ColombBecharDe Saïda, atteint dès 1879, ce premier tronçon de 170 km s'allongea une première fois à partir de 1881 : d'abord de 43 km jusqu'au Kreider, puis de 137 km de plus pour Mecheria. Simples postes militaires à l'origine, ces deux bourgades devinrent et sont restées de petites villes actives. En 1887, le rail arrivait à Aïn-Sefra, qui fut longtemps la métropole du sud et demeure encore, grâce au chemin de fer et à tout ce qui gravite autour de lui, un centre de consommation, de commerce et d'artisanat. De nos jours, le tourisme semble vouloir le bouder, ce qui est dommage car il néglige ainsi la beauté du site et des environs, souvenirs précieux de culture intellectuelle et de spiritualité, autant islamiques que chrétiens, souvenirs d'Isabelle Eberhardt et de celui qui, à son arrivée, n'était encore que le colonel Lyautey. C'est en effet d'Aïn-Sefra que ce bâtisseur d'em­pires prit le départ qui devait le mener où l'on sait.

À cette époque, la tâche était d'abord d'assurer la sécurité: le grand chef adopta le chemin de fer pour ses déplacements, et utilisa une voiture-salon qui devint son PC roulant. Cette voiture, que les Chemins de fer algériens ont conservée précieusement, a toujours ses quatre couchettes, sa minuscule cuisi­ne et sa table pliante. Elle sera présente comme il se doit aux fêtes du Cinquantenaire. Sous l'impulsion de Lyautey, la voie ferrée est poussée vers le sud, de 1901 à 1906, accompagnant et portant, de terminus provisoires vers de nouvelles bases de départ, l'organisation d'une civilisation.

C'est ainsi que, successivement le « wagon-lit de Lyautey » arrivait à Moghrar, ravissante oasis de poche offrant ses jardins fleuris à l'issue d'un défilé de roches sombres aux formes de bêtes sauvages; au col d'Aïn-El-Hadjadj éclairé par sa dune haut perchée de couleur ocre; à Djenien-Bou-Rezg, à Duveyrier, villages morts en plein désert depuis qu'ils ne sont plus les points où les trains faisaient demi-tour; à Béni-Ounif, porte d'accès à la mer de palmes de Figuig, encore un groupe d'agglomérations pittoresques et commerçantes aussi curieuses que le M'Zab, que le voyageur ne vient plus visiter; aux divers petits douars échelonnés à grands intervalles aux pieds du Djebel Antar; enfin, à plus de 700 km de son point de départ méditerranéen, à ce petit poste de Colomb qui, uni à son voisin le ksar Béchar, a formé, tout au bout de la longue tige devenue trop frêle pour le poids du fruit, le Colomb-Béchar d'aujourd'hui : complexe de sable, de ver­dure et d'eaux courantes devenu la grande plaque tournante saharienne berceau d'un combinat industriel et minier.

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Dans le Sud Oranais, vue d'une ligne près de Béni-Ounif-de-Figuig,
in Les chemins de fer de la France d'Outre-mer, de Pascal Bejui, La Régordane éditions.




Immédiatement derrière les pionniers, quand ce n'était pas à leur contact, le chemin de fer apportait la vie, réveillait les régions assoupies; il laissait partout des témoins de l'activité qu'avait suscitée sa seule présence. On ne pouvait pas compter sur l'agriculture trop pauvre pour transformer les conditions de vie; le rail introduisit de place en place, dans des espaces beaucoup plus peuplés qu'on ne croit, parce que leur population pastorale, visible lors de ses grands rassemblements, est dispersée le reste du temps, des points singuliers, des carrefours, où se cristallisait, avec le pru­dent concours du temps et la continuité de la persévérance, l'apport des cités manufacturières. Le chemin de fer faisait connaître des besoins urbains, mais en même temps il les satisfaisait; et surtout il créait les ressources; il donnait du travail, là où la terre n'en avait que faire.
 

Un jour le sous-sol révéla une richesse à peu de distance. Par un dernier bond le rail s'y porta: 20 km de fer posés en un temps record firent à Colomb-Béchar cadeau d'une banlieue, qui devait devenir une florissante cité satellite. La Première Guerre mondiale finissait tout juste; on eut le temps d'amener tout ce qu'il faut, hommes et matériaux, pour qu'un petit village minier apparût. Le bassin de Kenadsa était né. Vingt-cinq ans après, c'est encore le fidèle chemin de fer à voie étroite qui fit surgir de rien, autour du village primitif, les diverses agglomérations modernes, spacieuses, bien équipées qui composent actuellement le groupe Kenadsa, Béchar, Djedid.

Des tombes de cheminots jalonnent la voie métrique. À peine différents des sapeurs de l'armée et aussi mobiles qu'eux, cantonniers et mécaniciens ont travaillé, parfois sous les balles, à la pointe avancée de l'armée de civils mêlée de si près aux troupes de Lyautey. On les trouvait partout, tra­vailleurs ferroviaires d'abord, mais aptes aussi à tous les métiers y compris les plus inattendus; défricheurs, constructeurs de maisons, urbanistes, pépiniéristes, mineurs d'occasion, foreurs de puits, poseurs de canalisa­tions d'eau et de force, installateurs et exploitants de centrales électriques, de carrières, de fours à plâtre et à chaux. Seuls jusqu'en 1943, en des empla­cements où rien n'existait que du sable et des cailloux, ils ont édifié plu­sieurs villes avec leurs voies de circulation et d'accès, leurs avenues et leurs places, leurs monuments publics, bâtiments d'administration, écoles et hôpitaux, églises et mosquées, hôtels et cinémas, stades et piscines. Enfin ils ont créé une industrie et logé près de 10000 habitants nouveaux: non seulement techniciens, ouvriers et marchands mais aussi militaires, pos­tiers, membres du corps médical, de la magistrature et de l'enseignement.

Avant d'évoquer leur œuvre récente à Kenadsa, il serait possible de ras­sembler les souvenirs de bien des épisodes tragiques que les anciens du pays ont conservés. Certains établissements du réseau (par exemple Béni-Ounif) ont gardé l'aspect de la petite place fortifiée qu'ils furent autrefois : toute la population évoluée se réfugiait le soir dans une grande cour à l'abri des hauts murs où habitations, remises à machines, réservoirs d'eau et dépôts de vivres, étaient rassemblés; de massives portes de fer se refer­maient sur le petit lorry des ouvriers de la voie et ses wagons de marchan­dises en stationnement.

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Un train de travaux s'apprête à conduire un contingent d'ouvriers espagnols
de Béni-Ounif-de-Figuig à Colomb-Béchard,
in Les chemins de fer de la France d'Outre-mer, de Pascal Bejui, La Régordane éditions.

De ces cheminots, nous n'en nommerons qu'un seul, qui fut une belle figu­re saharienne; il s'appelait Delibès. Plus exactement Delibes, car il était de la famille du compositeur Léo Delibes. Mais en Oranie où il avait débuté, on ne voulut jamais admettre que la dernière syllabe de son nom fût muet­te: on mit un accent grave sur l'e et on prononça l's final. Il racontait qu'après des années d'efforts infructueux, il se résigna à être Delibès consonance plus conforme à la mode du pays.

Son nom, inscrit dans les mémoires, l'est aussi dans la pierre en deux endroits au moins :

- la villa Saint-Mathieu, dans un des quartiers résidentiels qu'il a créés, a été ainsi baptisée en son honneur;
- la piste carrossable, longeant la voie ferrée de Tiout à Djenien bou-Rezg, traversant en particulier les gorges de Moghrar où la tranchée fut ouverte aux explosifs; sur des pancartes et des placards à même le rocher on peut lire: Piste Mathieu Delibès; elle a d'ailleurs, depuis, été annexée dans le réseau des routes nationales.

Délibès personnifiait le chemin de fer à voie étroite du Sud. C'est à ce titre qu'il peut être considéré comme un des fondateurs des villes champignons du Sud oranais.

Le charbon

Les mineurs de profession ont raconté bien souvent l'histoire de la découverte, au bord de la Barga, à 21 km à l'ouest de Colomb-Béchar, des pre­miers affleurements de ce que l'on devait appeler presque aussitôt la veine Kouzaud. C'était en 1917; l'année suivante le rail arrivait.

On eut besoin d'un mineur amateur, on le trouva dans la personne d'un ingénieur des chemins de fer(1) chef d'arrondissement de la voie étroite; il amena le modeste charbonnage de Kenadsa au point où il se trouvait enco­re en 1939: trois sièges d'extraction, une petite centrale thermique, un lavoir-criblage, une fabrication d'agglomérés; à côté, un village composé de deux courtes rues, une villa sommaire, quelques logements pour trente Européens et leurs familles, le minimum indispensable de locaux com­muns le tout d'une austère simplicité.

La mine était un service des chemins de fer. Les deux cents mineurs indi­gènes qui demeuraient au Ksar, le Marabout, et la Redoute de Bel Hadi qui constituaient son seul voisinage, recevaient d'elle l'éclairage électrique. En 1937 la production fut de 1000 tonnes par mois; elle était sensiblement la même, 1100 tonnes en août 1939. Mais dès lors, le rythme augmenta; en septembre il fut de 1800 tonnes; un an après, décembre 1940 accusait 6300 tonnes. Le mois correspondant de 1941 donna 11400 tonnes, portant à 80000 la production de l'année. Pour 1942 les deux mêmes chiffres sont res­pectivement 18800 et 144500: la mécanisation avait commencé. On avait mis en exploitation la veine Ardoin, à un demi kilomètre au sud de la veine Rouzaud. Par ailleurs des prospections commencées depuis 1937 par des ingénieurs des mines allaient à la découverte d'autres affleu­rements très prometteurs, à 5 km au sud-ouest de Colomb-Béchar; ce fut l'origine de Béchar-Djedid, gisement dont l'exploitation amorcée par les cheminots, fit l'objet en 1941, d'un contrat avec un groupement de houillères de la métropole. Dès 1942, il fournit 2700 tonnes. Malgré la pénurie croissante en matières de toutes sortes, on avait extrait, pendant les huit premiers mois de 1943, 76000 tonnes à Kenadsa et 12600 tonnes à Béchar-Djedid, quand l'intensification des opérations de guerre en Afrique du Nord et l'extension de la mobilisation interrompirent pour un temps toute activité.

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Arrivée d'un train à Colomb-Béchard (Sud Oranais),
in Les chemins de fer de la France d'Outre-mer, de Pascal Bejui, La Régordane éditions.


Celle-ci reprit plus tard, par les soins de l'organisme créé à cet effet: les Houillères du Sud-Oranais. Les chemins de fer ne restèrent sur place que pour assurer la continuité de certains services et achever les travaux qu'ils avaient commencés; ce fut chose faite en 1945.

Lorsqu'ils quittèrent l'ensemble formé par Kenadsa, la Centrale Pruvot-Gazagne et Béchar-Djedid, les cheminots algériens laissaient à leurs suc­cesseurs, incrustée sur un sol à peu près désertique cinq ans auparavant, une réalisation dont un chiffre peut donner une bien imparfaite image: pour les bâtiments seulement, 100000 m2 de surface couverte répartis en trois agglomérations entièrement neuves munies de l'équipement et du confort de villes modernes. Ils ont pu la mener à bien pendant une période de pénurie généralisée, grâce à l'infatigable appui du petit chemin de fer à voie métrique.

Aujourd'hui, Colomb-Béchar est desservi, et cela depuis 1942, par la voie normale amorcée du Méditerranée-Niger, d'Oujda à Bou-Arfa et à Kenadsa dont les développements actuels sont poussés vers Abadla. Construit grâce à la foi de ses pionniers français et algériens, civils et mili­taires, le chemin de fer à voie étroite de Colomb-Béchar restera le modeste témoin du développement de cette région qui, sans lui, serait encore pro­bablement à l'image d'autres territoires sahariens. Né à une époque où la « rentabilité immédiate » cédait le pas à l'enthousiasme, il s'efforce de s'adapter aux formules nouvelles, espérant qu'il lui sera possible de vivre encore le temps nécessaire pour assister à la réalisation d'un rêve que ses constructeurs n'avaient peut-être pas entrevu, mais que d'autres n'ont pu réaliser depuis, que parce qu'il existait.
Au « Méditerranée-Niger » reviendra demain, le gros trafic d'exportations vers l'étranger. Le chemin de fer à voie étroite se bornera à servir l'écono­mie algérienne et à la rattacher matériellement à Colomb-Béchar. Il trans­portera, enfin, les matériaux et les approvisionnements destinés aux pros­pecteurs et aux réalisateurs qui poursuivent le long de son parcours la mise en valeur de régions rendues grâce à lui accessibles, et qui sont, elles aussi, prometteuses de richesses et de civilisation française.

Novembre 1953


1 – M. Piriutet.

In « l’Algérianiste » n°131

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