La Quinine, un médicament miracle ? (1)
" La découverte du quinquina, qu'on fit vers 1640 dans l'Amérique du Sud, allait révolutionner la thérapeutique. Ce fut un événement historique de première importance et si les peuples heureux n'ont pas d'histoire, le quinquina, qui conquit le monde, en possède une qui mérite d'être contée. " (1)
Jules Guiart.
La quinine, médicament exclusif du paludisme durant près d'un siècle, a été extraite par Pelletier et Caventou, en 1820, de l'écorce de quinquina (2). Depuis bien plus longtemps on connaissait les vertus fébrifuges de cette écorce, importée d'Amérique, où l'arbre qui la produit poussait en abondance.
La quinine a eu son heure de gloire puis, comme toute oeuvre humaine, elle a connu le déclin, aujourd'hui elle a pratiquement disparu de l'arsenal thérapeutique du paludisme. Quant au quinquina, on ne lui accorde plus d'autres indications que celles d'un tonique modéré. Pourtant, durant quelque deux cents ans, il a été considéré comme l'antidote des "fièvres" qui sévissaient sur tous les continents, y compris celui de la vieille Europe et n'épargnaient pas les grands de ce monde. Il a, dès lors, éveillé la curiosité des chercheurs et excité la verve de maints écrivains. Les péripéties de son histoire ont donné lieu à des interprétations diverses et parfois légendaires. Il semble que la première relation, vraiment digne de foi, de sa découverte et de ses propriétés curatives et, en tout cas, la première description botanique de la plante puissent être reconnues dans le mémoire adressé par La Condamine à l'Académie royale des sciences en mai 1737. (3)
Charles-Marie de La Condamine, naturaliste du XVI 1 le siècle, a effectué de nombreux voyages, dont il a rapporté d'intéressantes observations. Il a participé, en compagnie du botaniste lyonnais Joseph de Jussieu, à l'expédition du Pérou (1 7351744), chargée de mesurer la longueur d'un arc de méridien au niveau de l'équateur.
Ce fut, pour lui et pour Jussieu, l'occasion d'explorer les forêts où pousse l'arbre appelé quinquina. Malheureusement pour le second, qui prolongea son voyage jusqu'en 1771, il mourut avant d'avoir pu publier ses observations. La Condamine, en revanche, rentra en France et rapporta des échantillons grâce auxquels Linné put décrire la plante, à laquelle il donna le nom scientifique de Cinchona officinales.
La première aventure du quinquina, en effet, se rattache à la maladie de la comtesse d'El Cinchon, Francisca Henriquez de Riviera, épouse du vice-roi du Pérou.
Vers 1630, un Indien, en reconnaissance des bienfaits que lui avait accordés le corregidor espagnol de Loxa, aurait révélé à celui-ci les propriétés du quinquina en le guérissant d'une fièvre intermittente. En 1638, la vice-reine ayant été frappée du même mal, le corregidor envoya à son mari de l'écorce de quinquina "en l'assurant par écrit qu'il répondait de la guérison de la comtesse, si on lui donnait ce fébrifuge; le corregidor fut aussitôt appelé à Lima, pour régler lui-même la dose et la préparation... La vice-reine prit le remède et guérit". (4)
Elle fit aussitôt venir de Loxa une provision d'écorce pour en distribuer aux malades après pulvérisation. C'est pourquoi le remède fut d'abord connu sous le nom de poudre de la comtesse, puis de poudre des Jésuites, lorsque la vice-reine chargea de sa distribution les membres de la Compagnie de Jésus.
Par la suite, ces religieux en envoyèrent de grandes quantités au cardinal espagnol Juan de Lugo, procureur général de leur ordre à Rome, ainsi qu'à l'apothicairerie du collège romain, qui distribuait le remède gratuitement aux pauvres et le vendait aux riches au poids de l'or, sous le nom de poudre du cardinal.
Dans son mémoire à l'Académie, La Condamine mentionne simplement : "On ajoute que ce même procureur de la Société, passant par la France pour se rendre à Rome, guérit de la fièvre avec le quinquina le feu roi Louis XIV, alors dauphin." (5) Cet épisode se situerait en 1649, Louis XIV étant par conséquent âgé de onze ans, donc déjà roi. Il aurait été provoqué par le cardinal de Mazarin, instruit par son collègue de Rome des vertus fébrifuges du fameux remède. Curieusement La Condamine ne dit mot d'un événement autrement important, la guérison du roi qui, ayant contracté les fièvres durant la campagne de Hollande, fut traité par le remède anglais, importé à la cour de Versailles en 1678 par un certain chevalier Talbot.
Cette aventure anglaise commence en 1666, lorsque le célèbre médecin Thomas Sydenham publie les résultats obtenus dans le traitement des fièvres par le quinquina. "Toutefois, c'est un simple garçon apothicaire de Cambridge, Robert Talbot, qui va le lancer définitivement. Il eut l'idée de faire infuser la poudre de quinquina dans du vin, mais comme il avait l'âme d'un charlatan, il fit de ce vin un remède secret... Il obtint des cures retentissantes... Il eut la chance de guérir d'une fièvre quarte le roi Charles ler" (6) qui lui conféra le titre de chevalier, le nomma médecin ordinaire du roi et contraignit le Collège royal des médecins à autoriser le nouveau chevalier à exercer librement la médecine.
Talbot décide alors de se rendre à l'étranger. Il arrive en France et s'installe à Versailles, où il vend son remède 50 louis, en 1678. Il guérit plusieurs grands personnages, dont le prince de Condé. La marquise de Sévigné devient son ardente propagandiste, après qu'il ait traité avec succès son cousin, l'abbé de Coulanges et, à la prière de la duchesse de Bouillon, le bon La Fontaine écrit son Poème du Quinquina, qui ne compte pas moins de trois cents vers (1 682).
Le remède anglais n'est donc plus un secret pour personne, c'est pourtant à cette époque que Louis XIV achète sa formule à Talbot, contre la somme fabuleuse de 48.000 livres, assortie d'une pension annuelle de 2.000 livres et fait imprimer un opuscule intitulé : L'usage du quinquina ou remède contre toutes sortes de fièvres, qui sera distribué dans tout le royaume. Il s'agit sans doute là du premier manifeste d'éducation pour la santé!
Voilà pour l'histoire. Mais l'écorce miraculeuse a donné lieu à la propagation d'une épopée légendaire, dont La Condamine lui-même se fera l'écho dans son mémoire à l'Académie des sciences, lorsqu'il rapportera l'origine du nom de quinquina et les circonstances de la découverte de ses vertus curatives. Toutefois, en vrai scientifique, il se gardera bien de faire siennes les conclusions, plus ou moins extraordinaires, des témoignages qu'il aura recueillis au Pérou à son sujet.
Sur le nom de quinquina, La Condamine disserte longuement. De son analyse il suffit de retenir que les Indiens appelaient quina quina (certains auteurs écrivent Kina Kina) l'écorce d'un arbre, répandu dans la forêt équatoriale, passant pour être un excellent fébrifuge. Le mot quina aurait tout d'abord désigné un manteau, mais, selon le naturaliste, " la langue quitchoa est peu abondante en termes"... et le même mot peut désigner une écorce quand il s'agit d'un arbre. Le redoublement du mot, familier à la langue en question, " donne à entendre une plus grande vertu ou une plus grande efficacité... quina quina voudrait dire l'écorce par excellence, l'écorce des écorces ". (7)
Quant à ses vertus curatives, La Condamine écrit : " Selon une ancienne tradition, dont je ne garantis pas la vérité, les Américains durent la découverte de ce remède aux lions (8), que quelques naturalistes prétendent être sujets à une espèce de fièvre intermittente. On dit que les gens du pays ayant remarqué que ces animaux mangeaient l'écorce du quinquina, en usèrent dans les fièvres d'accès, assez communes dans cette contrée et reconnurent sa vertu salutaire. " (9)
Il est surprenant de constater que, dans son mémoire à l'Académie des sciences, La Condamine rapporte cette opinion, dont il ne garantit pas l'authenticité, alors que d'autres auteurs font un récit beaucoup plus plausible de la découverte. Selon eux, elle serait due à un curieux concours de circonstances : un tremblement de terre ayant fait tomber dans un lac, situé au sud de Loxa, un grand nombre d'arbres de quinquina, l'eau devint si amère que les habitants du voisinage renoncèrent à en boire. Mais un jour, un Indien, atteint d'un violent accès de fièvre, ne put résister au besoin de se désaltérer dans ce lac. Il en ressentit très vite un grand soulagement. D'autres de ses congénères tentèrent l'expérience dans des circonstances analogues et furent guéris. Dès lors les Indiens utilisèrent l'écorce de quinquina, en infusion ou en macération pour le traitement des fièvres. Longtemps ils gardèrent le secret de leur découverte... jusqu'à l'épisode de la maladie de la comtesse d'El Cinchon, relaté plus haut.
De fâcheuses pratiques commerciales devaient voir le jour lorsque le quinquina acquit en Europe une grande valeur marchande. La Condamine en fait état dans son mémoire : " Quelques habitants de Loxa, n'ayant pas de quoi fournir les quantités qu'on demandait d'Europe, mêlèrent différentes écorces dans les envois qu'ils firent aux foires de Panama dans le temps des galions; ce qui ayant été reconnu, le quinquina de Loxa tomba dans un tel discrédit qu'on ne voulait plus donner seulement une demi-piastre de la livre, dont on donnait auparavant 4 et 6 piastres à Panama et 12 à Séville... Depuis quelques années, pour prévenir cette fraude, on a la précaution qu'on négligeait autrefois, de visiter chaque ballot en particulier et à Payta, où s'embarque pour Panama la plus grande partie du quinquina qui passe en Europe, aucun ballot s'il ne vient d'une main bien sûre, ne s'embarque sans être vérifié. C'est de quoi j'ai été témoin à Payta. " (10)
On a vu, d'autre part, comment un simple garçon apothicaire devenu, par faveur royale, le chevalier Talbot, médecin ordinaire du roi d'Angleterre et prébendier de Louis XIV, avait su tirer profit du commerce de son remède. Sa réussite devait susciter bien des émules et des contrefacteurs!
Dans une communication à la Société d'histoire de la médecine hébraïque, datant de 1937, le Dr Augusto d'Estaguy de Lisbonne relate comment de Dr Jacob de Castro Sarmento, médecin judéo-portugais de Londres, introduisit l'agua de lnglaterra au Portugal au XVIlle siècle. " Le souvenir des gains qu'il réalisa par la vente de ses bouteilles entraîna l'apparition de plusieurs formules fébrifuges de différents auteurs. Cependant, celles-ci disparurent comme la fumée et ne portèrent à leurs inventeurs que des déceptions." (11)
Augusto d'Estaguy énumère de nombreux contrefacteurs de macérations et d'infusions de quinquina qui se succédèrent, tant à Londres qu'à Lisbonne, jusqu'au milieu du XlXe siècle.
Après la découverte de la quinine par Pelletier et Caventou, le quinquina céda la place, en tant que fébrifuge, à son alcaloïde, qui lui-même devait être supplanté par les antimalariques de synthèse. Mais, durant plus d'un demi-siècle, il avait été l'objet d'un tel trafic " que les grandes forêts des Andes furent littéralement dévastées, à tel point qu'on put craindre la disparition prochaine de la précieuse écorce. Cette fois ce furent la Hollande et l'Angleterre qui envoyèrent des missions en Amérique du Sud pour y recueillir de jeunes arbustes et les transplanter à Java et à Ceylan." (12) Ces plantations effectuées dans des pays baignés par l'Océan Indien et arrosés par la mousson, ont rapidement prospéré. En revanche, des expériences analogues, tentées en Algérie en 1849 et en 1868, se soldèrent par un échec, sans doute en raison de la sécheresse du climat.
De toute façon, les besoins en quinquina sont aujourd'hui largement couverts même si, depuis 1820, on a découvert, à côté de la quinine, une trentaine d'autres alcaloïdes (quinidine, quinicidine, etc.) dont certains conservent un réel intérêt thérapeutique.
Raymond FÉRY.
(1) GUIART (Jules), Histoire du quinquina in Aesculape, 1938, 28, 4, Paris.
(2) Voir article précédent: La quinine, un médicament miracle? in L'Algérianiste nº 38. p. 46 sqq.
(3) LA CONDAMINE (Ch. M.) Sur l'arbre du quinquina, Mémoire à l'Académie royale des sciences, 29 mai 1737.
(4) LA CONDAMINE, ibid.
(5) LA CONDAMINE, ibid.
(6) GUIART (J.), op. cit.
(7) LA CONDAMINE op. cit.
(8) Lion d'Amérique : il s'agit du félin appelé puma en langue quitchoa, nom adopté par les Espagnols, puis admis par les zoologistes (Buffon, Les quadrupèdes, t. Ill). On l'appelle aussi cougar (felis concoler).
(9) LA CONDAMINE, op. cit.
(10) LA CONDAMINE, ibid.
(11) ESAGUY (Augusto d'), Agua de Inglaterra, in Revue d'histoire de la médecine hébraïque, décembre 1951.
(12) GUIART (J.), op. cit.