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L'introduction de la pénicilline en France... et en Algérie (1944)

Écrit par Félix Lagrot. Associe a la categorie Médecine

Penicilline01
Le professeur Lagrot entouré de ses assistants
parmi lesquels on reconnaît les docteurs Antoine et Gréco
(coll. Michel Lagrot)

L'apparition des antibiotiques dans la thérapeutique fut un tournant de la science aussi important que fut la révolution pastorienne - dont elle découle, du reste. Aussi me paraît-il justifié de transmettre, pour la petite histoire de la médecine, les moindres notions ignorées et inédites de certains de mes premiers pas, particulièrement pour nous, en France.

Disons tout de suite que la pénicilline fut introduite en France à l'occasion du débarquement anglo-américain en Normandie de juin 1944.

Remontons au printemps 1944. Je me trouvais en Grande-Bretagne, médecin-capitaine français dans les hôpitaux de la R.A.F. En avril, étant en stage à l'hôpital des brûlés d'Ely, près de Cambridge, j'entendis parler, pour la première fois, de pénicilline, au cours d'une conférence qui nous fut faite en milieu restreint. C'était une première révélation, que nous ne pouvions pas encore juger à son inestimable valeur.

En mai, détaché dans les hôpitaux d'Oxford, dans le service neurochirurgical du médecin-brigadier Cairns, j'eus la véritable révélation, l'illumination - celle des faits. C'était là que travaillaient Fleming et Dlorey, c'était dans ce laboratoire qu'ils avaient soupçonné, puis découvert le miracle antibiotique, et qu'ils avaient commencé à fabriquer et à produire de la pénicilline par infimes quantités.

Ma première expérience fut celle d'une épidurite suppurée chez un jeune soldat - lombalgies atroces, 40°, paraplégie. À 9 heures, j'assistai à la laminectomie lombaire par le brigadier Cairns : issue de quelques centimètres cubes de pus à staphylocoques. La sensibilité en est aussitôt testée par Flory, présent; quelques centicubes de pénicilline sont apportés, dans une éprouvette, contenant quelques centaines d'unités! et injectés dans l'espace épidural abcédé. Un minuscule tube y est laissé pour instillations de pénicilline, et la plaie est refermée. Cette fermeture d'un abcès était pour moi aussi révolutionnaire que l'emploi de l'antibiotique, tellement loin de nos règles chirurgicales.

Mais la merveille ce fut, au cours de la réunion à laquelle nous fûmes conviés le même jour à 17 heures, l'apparition de l'opéré du matin, debout sur ses jambes mobiles, sans fièvre et sans douleur... Ce fut un des miracles de mon folklore chirurgical, dont le spectacle ne quittera jamais ma mémoire.

Penicilline02Le deuxième miracle, pour moi, fut encore plus surprenant, car il s'agissait d'une ostéite de guerre passée à la chronicité, avec processus amorcé de séquestration de la paroi crânienne, suppurée et fistulisée. Incision, découverte d'une collection suppurée avec image d'ostéite préparant sa séparation. Même conduite, instillation de quelques centaines d'unités de pénicilline, fermeture sur petit drain pour instillations. Je pus constater, quelques jours après, la guérison. La séquestration ne s'était pas poursuivie... Mes idées sur l'évolution implacable de l'inflammation chronique de l'os s'en trouvèrent bouleversées!

Une troisième expérience me fut révélée à Oxford. Un jeune policeman atteint d'une septicémie à staphylocoques, guérit une première fois par la pénicilline intraveineuse, puis fit une rechute dont il succomba cette fois, faute de pénicilline dont le stock restait encore épuisé.

Comme pour nous tous, médecins, chirurgiens, ce ne fut pour moi que le commencement de la révision forcée de nos notions sur le déterminisme et la marche des infections, et l'apprentissage d'une nouvelle pathologie. Mais j'avais assisté, frappé du choc d'un croyant troublé dans son ancienne foi, à ce qui gardait pour moi, la seule signification d'expériences rares, quasi clandestines, hasardeuses et secrètes - la drogue restant encore, dans mon idée, exceptionnelle, encore en pleine étude et au stade de la mise au point, bref, non opérationnelle.

Alors, qu'on juge de ma stupéfaction lorsque, un mois plus tard, débarquant sur la côte normande avec les troupes anglaises, pour y constituer l'Hôpital français de la Mission de Liaison, que j'aurais à monter et à diriger, je trouvais dans la dotation de constitution qui m'était attribuée pour cela, des caisses entières de pénicilline américaine, en beaux flacons standard à des dizaines et des centaines de millions d'unités, par boîtes industriellement fabriquées à conserver au froid. Alors! Encore un miracle, dont tout était resté ignoré, caché, jusque-là - comme tout ce qui concernait le débarquement.

Notre équipe, composée de médecins et d'infirmières françaises ramenées d'Angleterre, fonctionna d'abord dans l'hôpital de Caen, qu'il fallut quitter parce que trop directement exposé aux bombardements allemands, puis à Bayeux, dans le Grand Séminaire, où nous eûmes à créer, entièrement et difficilement, l'hôpital Robert-Lion, du nom du médecin-capitaine de notre équipe, tué par une balle au front en débarquant sur la terre de France; notre équipe, donc, se mit rapidement " au parfum " de cette drogue miracle, et apprit peu à peu à l'utiliser à bon escient. Le champ d'expérience s'y prêtait, hélas! et notre empirisme se perfectionna durant les trois mois de fonctionnement de l'hôpital et de la guerre en Normandie; notre ravitaillement en pénicilline restant très mesuré vis-à-vis des besoins; mais le réservant aux cas graves, nous n'en manquâmes pas. Notre étonnement admiratif, notre curiosité du début, avaient fait place à l'habitude, à la routine, à l'expérience.

Mais à notre tour, nous pûmes jouir de la stupéfaction de nouveaux arrivants dans notre équipe, nos " hôtes forcés " qui furent imposés à notre formation par l'armée américaine : l'histoire, qui eut pu être dramatique, finit en comédie; les troupes américaines, dans leur avance sur Lisieux, avaient capturé une ambulance française dans les lignes allemandes. C'était une ambulance de la Croix Rouge de la Préfecture de Paris, composée de chirurgiens et d'internes des Hôpitaux parisiens. Or, qui y retrouvai-je? Mon ami Kaufmann, ancien chef de clinique du professeur Louis Bazy, Richard, fils de mon ami chirurgien des Hôpitaux, Maillard (ces deux derniers devenus de brillants professeurs parisiens) et d'autres. Quelle aubaine que ce renfort pour notre équipe débordée de travail! Nous confiâmes aussitôt à nos " prisonniers ", un étage de l'hôpital et notre collaboration fut d'emblée amicale et fructueuse. Et nous assistâmes à leur découverte stupéfiante de la pénicilline! (nous qui nous considérions déjà comme d'anciens initiés, comme des " vieux de la vieille " de la drogue!). Ils apprirent vite à l'utiliser.

D'autres étonnements encore : une infirmière de Mme de Rothschild, dont l'ambulance jouxtait la nôtre, fut grièvement atteinte d'une plaie thoracique, et j'eus à me rendre avec Mme de Rothschild, d'urgence à Rennes, libérée la veille (nous trouvant, entre parenthèses toute une nuit provisoirement prisonniers sur le pont de Dinan encerclé). Nous trouvâmes la blessée dans une clinique de la ville, bien soignée par un excellent ancien chef de clinique parisien, qui en fin de consultation, avoua: " De la pénicilline ? Nous ne connaissons pas ces nouveaux " sulfamides " (sic) .

Penicilline03Enfin, survint fin août, la libération de Paris, en fait la clôture de la campagne de Normandie et de notre activité commune. C'est alors que Kaufmann, qui avait su estimer à sa valeur l'expérience chirurgicale de la campagne, me suggéra de porter à la connaissance de la médecine française les fruits de notre emploi de la pénicilline, la révélation des antibiotiques, en la faisant rapporter devant l'Académie de Chirurgie par son maître, le professeur Louis Bazy. L'Académie ouvrait sa première séance - séance d'une solennité exceptionnelle parce qu'elle suivait la libération de Paris, la reprise de l'activité scientifique enfin libre; c'était le 18 octobre 1944.

Notre communication ouvrait le programme, signée de MM. Lagrot, Kaufmann et Zivy. Elle faisait connaître l'existence et les qualités de la pénicilline, ses possibilités, son avenir, ses espoirs, et surtout notre expérience de son usage au cours de la campagne de Normandie, analysant, sur 300 cas et, à titre d'exemples, 18 observations graves - chiffre qui nous paraît dérisoire aujourd'hui - de gangrènes gazeuses, de plaies infectées des membres, du thorax, de l'abdomen, du cerveau, de brûlures. Le rapport de Louis Bazy commença, comme il seyait, au milieu d'un silence religieux. Mais bientôt les apartés individuels, habituels à l'Académie, commencèrent à se faire entendre : les membres de l'Académie avaient tant à se dire, lors d'une telle retrouvaille, après de tels événements, sur les séparations, sur les familles, sur... le marché noir... etc., que les propos scientifiques en étaient un peu éclipsés. Le brouhaha augmentant, la lecture du professeur Bazy s'y perdait, si bien qu'un rappel à l'ordre du président Bréchot n'obtint qu'un court silence, et que, un peu plus loin, M. Moulonguet dut encore sévèrement insister sur l'importance et la nouveauté de notre communication. Celle-ci fut favorablement commentée par MM. Cadenat et Ameline, publiée dans le Bulletin, déposée aux Archives sous le n° 370... Mais je fus consterné par l'indifférence apparente dans laquelle elle était tombée.

Et pourtant... et pourtant, en fait, beaucoup s'y étaient intéressés : ils vinrent, dès l'" entracte ", me contacter, concernés par des cas personnels : pour l'un, sa tante allait certainement mourir d'une septicémie à staphylocoques; le fils d'un autre, célèbre gynécologue, blessé au thorax dans les combats de la libération de Paris, souffrait d'une pleurésie purulente; le neveu d'un troisième était d'une ostéomyélite de la hanche, etc. Ils me demandaient mon avis et ma thérapeutique, et j'eus à les traiter, à me rendre à Amiens pour la staphyloccocémie qui guérit; à la Salpêtrière, chaque jour, injecter quelques centaines (!) d'unités de pénicilline dans la plèvre du blessé, dont le père devint un de mes plus fidèles amis; aux Enfants-Malades, aussi chez le chef de service, ami également. Bref, notre communication, contrairement à ce que j'avais cru, n'était pas passée inaperçue. Et pendant les deux mois que j'eus à passer alors à Paris (pour organiser un embryon d'Hôpital de l'Armée de l'Air, dont la vie fut courte), il n'y eut pas de jour où je ne fusse sollicité pour une consultation et surtout pour obtenir de moi de la pénicilline. J'en avais conservé une petite réserve au froid, sur mon balcon, au cours du terrible hiver 1944-1945. Les demandes étaient souvent plus baroques les unes que les autres : on voulait de la pénicilline pour une fracture fermée, pour une entorse, une céphalée, une néphrose, que sais-je encore? Je dus personnellement et sévèrement contrôler les sollicitations.

Celles-ci, souvent déraisonnables, se renouvelèrent lors de mon retour à Alger, en fin 1944, où je rapportai quelques flacons.

Pour ma part, cette préoccupation trouva son calme par l'épuisement de ma réserve, et, hélas! par la survenue du marché noir (indigène) de pénicilline (provenant, on l'a dit, de l'hôpital anglais de Beni-Messous, par vol et complicité).

On pourra penser que j'ai recueilli beaucoup de gratitudes et d'avantages de ces distributions de conseils et de pénicilline! Oui, j'ai exactement reçu : une bouteille d'un producteur renommé de Cognac, dont le fils avait été guéri d'une grave ostéomyélite coxo-fémorale; et une paire de bas, d'un mercier atteint et guéri d'une blennorragie extra-conjugale et gênante. Je conçois que cognac et paire de bas étaient des cadeaux considérables en cette période...

Mais j'ai surtout reçu et conservé un bien plus précieux cadeau : c'est l'amitié fidèle de nombreux collègues, parisiens surtout, à qui ma pénicilline avait pu rendre service.

Dans les mois qui suivirent mon retour à la vie civile, dans le service de chirurgie qui m'avait été confié, salle Sédillot à l'hôpital Mustapha, j'ai tenté de fabriquer une pénicilline " maison ", artisanale, avec du pénicillium notatum accordé par nos amis anglais de l'hôpital de Beni-Messous. Les cultures de ce germe, filtrées et purifiées au mieux, étaient utilisées en application sur les plaies infectées, avec des résultats... variables. L'emploi et le maniement de cette soupe-confiture me valut pas mal de plaisanteries. L'expérience, au demeurant, ne dura que quelques mois, assez vite relayée, Dieu merci, par l'arrivée dans l'arsenal thérapeutique, de l'authentique pénicilline industrialisée et commercialisée.

Et ainsi finit mon histoire de la pénicilline ramenée en France et en Algérie dans ma valise.

Félix Lagrot

(article tiré de " L'Antenne Médicale "
n° 8-9, d'août-septembre 1979)

In l'Algérianiste n° 89 de mars 2000

 

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