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La présence médicale française au Maroc (1)

Écrit par Maxime Rousselle. Associe a la categorie Médecine

Comme beaucoup de Français, dont nombre de mes confrères, je croyais que la médecine française avait été introduite au Maroc au moment de l'instauration du protectorat en 1912 par Lyautey. Un jour, par hasard, je suis tombé, au cours de mes lectures sur un nom: Guillaume Bérard. C'était un chirurgien qui se trouvait au Moghreb en 1577. Je me suis mis à rechercher d'autres noms... et j'en ai trouvé, beaucoup, trop sans doute, beaucoup plus que je pourrais en citer car cela serait fastidieux.

Avant de parler de cette médecine française il faut dire deux mots de la médecine arabe en général et de celle du Moghreb en particulier en cette fin de XVIe siècle.

Chacun sait que les Arabes, envahissant le monde moyen-oriental et méditerranéen dès la deuxième moitié du VIIe siècle, y avaient trouvé des érudits, des savants, des médecins.

Ces derniers, héritiers d'Hippocrate et de l'École de Cos, de Galien, de Dioscorides avaient laissé de nombreux écrits qui meublaient les bibliothèques antiques et en particulier la fameuse bibliothèque d'Alexandrie.

Cette bibliothèque aurait été brûlée sur ordre du calife Omar ben Khattab qui proclamait : "Si ce que ces livres contiennent est contraire au Coran brûlez-les, si c'est conforme au Coran, nous nous n'en avons pas besoin, brûlez-les aussi".

Heureusement la connaissance était répartie dans les différentes villes du Moyen-Orient et beaucoup ont survécu à cette destruction.

Les XVI livres de Galien devinrent, malgré tout, chez les Arabes la base de la connaissance médicale.

Les savants "arabes", on devrait plutôt dire les savants s'exprimant en langue arabe (car beaucoup étaient juifs, persans ou chrétiens nestoriens) assimilèrent cet héritage grec et l'enrichirent par leurs propres observations, par leurs découvertes thérapeutiques et le transmirent à leurs successeurs. On retiendra les grands noms de Rhazès au Xe siècle (en Perse), d'Avicenne, d'Averroès (de l'école de Cordoue et qui fut médecin du grand sultan marocain almohade Yacoub el Mansour au XIIe siècle) et tant d'autres qui illustrèrent "l'âge d'or" de la médecine arabe.

Après le XIIIe siècle la science arabe entame un lent mais sûr déclin. Les auteurs musulmans veulent voir dans la prise et le sac de Bagdad par les Mongols (1258) la cause de cette récession, en fait je pense plutôt que c'est la mutation intervenue dans les esprits du temps, quant à la lecture du Coran, qui en est responsable: on ne dégage plus l'esprit du Livre mais on s'en tient strictement à la lettre, stérilisant toute initiative personnelle, toute intelligence créative. Tous ceux qui ne pensent pas comme la "Umma " sont éliminés (les soufis par exemple).

Les Mongols n'ont pas envahi l'Espagne ni le Moghreb et pourtant la récession y est aussi manifeste, malgré un certain décalage dans le temps. Cette décadence se fera sentir jusqu'au XIXe siècle où la relève, dans le monde arabo-musulman, commencera par l'entrée dans les universités occidentales de jeunes étudiants égyptiens puis plus tard tunisiens, algériens et marocains (ces derniers envoyés par le sultan Hassan ler).

Toute cette longue digression pour dire qu'à la fin du XVIe siècle au Maroc la médecine n'était plus qu'un fatras de pratiques magico-charlatanesques comme le reconnaissent eux-mêmes les auteurs arabes de bonne foi (1).

On ne trouve chez aucun auteur marocain de cette époque (et même d'une façon plus générale arabe) de trace d'expérimentation personnelle, de recherche ou d'explication de phénomènes physiologiques.

Quelques "touba" (pl. de "Tbib"), comme en France "les bonnes femmes", étudient les propriétés des "simples", herborisent et écrivent de longs poèmes sur les plantes tel Abou Kacem ben Mohammed el Wizir el Ghassani en fin du XVIe siècle.

En Europe pendant ce temps apparaissent les grands noms comme Ambroise Paré en chirurgie, Fracastor (médecine, maladies contagieuses), Vésale ou Fallope (l'inventeur des trompes du même nom!) en anatomie, etc... qui, eux, font avancer la science médicale.

Pourtant il y a aussi les médecins de Molière, docteur Diafoirus et Cie, mais enfin, aussi lentement que ce soit, la science médicale progresse et surpasse le charlatanisme.

En 1574, notre premier médecin, Guillaume Bérard, niçois d'origine, se trouve à Constantinople où le prince marocain, Moulay Abdelmalek, venu demander l'aide du Grand Sultan pour reprendre le trône à son neveu, est atteint de la peste qui bat son plein dans la région.

Notre chirurgien a la bonne fortune d'inciser le bubon et de guérir son malade (ce qui même avant les antibiotiques se produisait dans environ un cas sur trois). Le prince reconnaissant prend Guillaume Bérard à son service et l'emmène avec lui au Maroc.

Notre chirurgien assiste à la bataille des Trois Rois le 4 août 1578. Je vous rappelle que cette bataille mit aux prises le roi du Portugal don Sébastien (qui rêvait de conquêtes en Afrique), le sultan en fuite El Moutawakil et Moulay Abdelmalek. Ces trois rois périront dans la bataille.

Le nouveau sultan, le grand Moulay Ahmed el Mansour el Dehbi, proclamé sultan sur le champ de bataille même, garde près de lui notre chirurgien et le fait accréditer par le roi de France Henri III, comme consul. Il fut notre premier consul-résident à poste fixe au Maroc.

Mais on se lasse d'être loin de sa Côte d'Azur natale et Guillaume Bérard demande à partir.

Le sultan ne veut pas le lâcher à moins qu'un autre praticien chrétien ne vienne le relever.

Pourquoi tant de considération pour les médecins chrétiens ? Sinon parce que la médecine locale est peu fiable et ou que les sultans n'ont pas une très grande confiance dans leurs sujets toujours plus ou moins suspects d'idées sultanicides.

D'ailleurs Moulay Ahmed ne disait-il pas lui-même des praticiens chrétiens: "Ce sont gens plus fidèles et plus entendus...".

A Guillaume Bérard va succéder un certain Arnould de Lisle, pour lequel le roi de France avait créé la chaire de langue arabique au Collège Royal, équivalent du Collège de France. En France, et en Europe en général, on ignorait tout du déclin de la brillante médecine arabe.

L'information circulait bien moins vite que de nos jours et on pensait qu'il devait y avoir chez les Arabes des connaissances à glaner. Je vous rappelle que les prestigieuses écoles de Tolède, de Valence ou de Cordoue ne représentent plus rien pour cause de Reconquista espagnole complète. C'est donc vers le Maroc, le plus proche des pays lointains, (comme dit une pub récente), qu'on se tourne pensant y trouver, sinon des maîtres ès sciences médicales, du moins des manuscrits non encore vulgarisés.

Arnould de Lisle sera et restera en fait le médecin particulier du sultan, plus ou moins consul-résident. Il était cependant beaucoup plus préoccupé de ses affaires personnelles que de médecine ou d'étude. Il voulait se faire nommer ambassadeur mais le roi de France se fit tirer l'oreille... Quand il demanda à revenir en France il lui fallut encore trouver un remplaçant et un nommé Etienne Hubert, arabisant de grande renommée, lui succéda à la cour chérifienne, avec les fonctions de consul de France. Ainsi ces deux médecins qui occupèrent la scène dans les dernières années du XVIe siècle étaient consuls et arabisants. Hélas! Ils revinrent bredouilles de leur quête scientifique.

Au début du XVIIe siècle on rencontre se rendant au Maroc en voyageur curieux, touriste en "terres estranges et éloignées", plus ou moins à la solde d'Henri IV et de Louis XIII, l'apothicaire Jean Mocquet, chargé "du cabinet du Roi es-curiositez et singularitez" (très lointain ancêtre du Muséum de Sciences Naturelles de Paris).

Notre apothicaire arrive à Saffy en août 1606. Là, il a la chance d'avoir à traiter un caïd de la place, laissons-lui la parole: "Je le purgeai et lui fis jeter par le bas comme de petits serpenteaux (il s'agissait simplement d'ascaris, petits vers ronds, parasitose intestinale des plus fréquentes au Maroc), tels qu'on ne pourrait s'imaginer que de si vilaines et horribles choses pût estre dans le corps d'un homme. Depuis il se porta fort bien et nous fûmes grands amis. Lui et ses alcaydes me faisaient la meilleure chère du monde...".

Cela lui vaut, outre un cheval en cadeau, d'accompagner ledit caïd à Marrakech.

Il nous a laissé de la ville de belles inscriptions utiles pour la connaissance du pays et des mœurs de ce temps.

Jean Mocquet fut sans doute le premier authentique touriste français à visiter Marrakech.

Hélas ! En 1609, la malheureuse affaire Castellane (une sombre histoire de détournement d'un navire français par les Espagnols dans laquelle le sultan perd sa précieuse bibliothèque) et en 1610, les derniers décrets d'expulsion des Maures d'Espagne par Philippe III... enveniment les rapports Maroc-Europe.

La haine des Slaouis (déjà intégristes à l'époque), savamment entretenue par les fameux Hornacheros, va s'exacerber et s'étendre aux Français jusqu'alors épargnés.

Fini le temps des médecins arabisants et consuls, voici venir le temps des médecins captifs.

Pourquoi ? Simplement parce que la piraterie de Salé (2) est alors en pleine expansion et les navires qui descendent le long de la côte d'Afrique ou qui se rendent aux Antilles en sont souvent les victimes.

Pourquoi tant de médecins captifs ? Notre grand ministre Colbert a édicté ses fameuses ordonnances 1640-1642-1681 qui font obligation aux armateurs de navires d'avoir sur chaque navire partant pour un long voyage (et les voyages duraient facilement de six mois à un an et demi) un ou plusieurs hommes de l'art à bord, ceux qu'on appelait alors "chirurgiens-navigants" - pour assurer les soins des passagers et des équipages et plus tard de la cargaison quand ces navires trafiqueront du "bois d'ébène" c'est-à-dire des esclaves noirs (trafic qui fit la fortune de beaucoup de Nantais et de Bordelais).

Rien que pour le XVIIIe siècle on comptera plus de 80 000 chirurgiens-navigants.

On conçoit qu'il y en eut beaucoup qui furent pris en mer et envoyés en esclavage dans les geôles de Salé, de Marrakech ou plus souvent de Meknès.

Ils suivaient le misérable sort de leurs codétenus ou bien quelquefois, quand leurs compétences étaient reconnues, ils étaient affectés à leurs soins et souvent même appelés par des hauts personnages, voire le sultan et son harem.

Je ne vous en citerai que deux ou trois.

Guillaume Castel, en 1671, alors qu'il se rendait à Cayenne, est pris en mer et envoyé à Meknès. Ses capacités vite reconnues, il soigne les captifs et les grands du royaume. Il fait preuve d'un très grand dévouement et d'une grande charité. Les gratifications qu'il en tire lui permettent d'améliorer le sort de ses compagnons.

Il est racheté par une mission de Rédemption des Mercédaires après cinq ans de captivité. A son retour en France, il dut participer aux processions d'action de grâces que les religieux organisaient dans toutes les villes traversées. Germain Moüette, un de ses compatriotes prisonniers, nous rapporte qu'il entre dans les ordres, prend l'habit des Mercédaires et revient au Maroc, sous le nom de Père Joseph, pour racheter des captifs.

Ce même Germain Moüette nous donne une description des traitements médicaux que les gardes-chiourmes appliquaient à leurs esclaves quand ils étaient malades
"Lorsqu'on est malade on n'est pas mieux traité que quand on se porte bien. L'on ne leur (aux captifs malades) donne de repos que lorsqu'on voit qu'ils ne peuvent plus remuer pieds ni mains. Leurs gardiens ne les exemptent d'aller au travail qu'autant que leur faiblesse les retient couchés. S'ils en meurent on ne se met pas fort en peine, car ils tiennent (les gardiens) qu'ils ne pouvaient vivre davantage quelque soin qu'on en eût pu prendre et qu'ainsi c'est folie de s'affliger de leur mort...

Les esclaves des particuliers ont ceci de plus que ceux du Roi, que lorsqu'ils tombent malades, ils sont plus soigneusement traités, à cause que leurs maîtres, qui ne les ont achetés que pour gagner, craignent de les perdre... Ils se servent de plaisants remèdes pour les guérir... on leur applique des fers rougis au feu de la grosseur d'une noix (comme ici on le fait des chevaux) en plusieurs endroits du corps, ce qui lui font souffrir malgré lui et fait qu'en ces lieux on est souvent bien malade qu'on n'ose se plaindre pour éviter une telle curée que les Maures estiment aussi salutaire qu'elle est de peu de frais...".

En ces temps-là (aussi bien en Europe d'ailleurs qu'au Maghreb) l'examen des urines, oh ! pas une analyse comme on fait de nos jours mais simplement le "mire" des urines était en vogue. (Au XVIe siècle, on ne comptait pas moins de 21 variétés d'urines rien que par la couleur).

Aussi je ne résiste pas au plaisir de vous conter une curieuse visite médicale au temps de Moulay Ismaïl.

Le fils Moulay Mohammed, qui était Klalifa de son père (gouverneur) pour la ville de Fès, refusa un jour de se rendre à une convocation sous prétexte qu'il était malade. Il y avait à Meknès, résidence du sultan, un médecin chrétien qui passait pour très savant. L'ordre lui fut donné d'aller examiner et au besoin soigner ce fils rebelle Le médecin se rend aussitôt sur sa mule à Fès. On lui interdit l'entrée du palais sous prétexte que le maître était dans son harem. Le médecin entra dans une grande colère et remontant sur sa mule dit qu'il rendrait compte au terrible Moulay Ismaël. On le rappela, l'assurant que le fils du sultan voulait bien accepter de lui faire examiner ses urines. Un familier du pseudo-malade (je cite): "porta un verre derrière un chameau qui pissoit et l'alla céans remettre au médecin". Mais le porteur ne pouvoit s'empêcher de rire et le médecin (peut-être en examinant les urines) se mit dans une grande colère et jeta le flacon contre le mur en disant: "qu'il venait de la part du Roi et qu'on se moquait de lui, qu'il en rendrait compte au sultan". Ce qu'il fit, pour le plus grand dam du client. Cet épisode peut être considéré comme un des tous premiers contrôles médicaux à domicile...

Ce client princier s'étant de nouveau rebellé contre son père, celui-ci le fit capturer puis couper un pied et une main dont les moignons furent trempés dans du goudron bouillant pour éviter l'hémorragie (ou pour peaufiner le supplice ?). Ce prince ne voulut être soigné que par des médecins chrétiens qui restèrent jour et nuit auprès de lui mais ne purent rien contre la gangrène qui se développa et emporta le malheureux en quelques jours. Il eût sans doute mieux valu pour lui que l'on pratiquât derechef une amputation- très courante à l'époque- celle de la tête.

Il ne faisait pas bon, en ce temps-là, déplaire aux gens du pouvoir en place. Le R.P Busnot (qui racheta beaucoup de captifs) raconte qu'il y avait à Taroudant un chirurgien qui, pour n'avoir pu satisfaire la cupidité du Khalifa en place, bénéficia d'un terrible supplice : on lui remplit la bouche, les narines, les oreilles et la barbe de poudre à fusil, à laquelle, bien entendu, on mit le feu...

Une autre anecdote un peu plus gaie. Un certain Pierre dit "Le Chirurgien" était esclave d'un riche commerçant de Salé dont la femme, Fatima, souffrait de mélancolie. Pierre le chirurgien la soigna si bien qu'elle en guérit et en reconnaissance, elle paya son guérisseur... de sa personne. Il s'agit, sans doute là, d'une sexothérapie bien appliquée.

Il faut lire le récit, savoureux, de ces faits racontés par un codétenu du chirurgien, dans le style ampoulé de l'époque, genre Carte du Tendre... Je ne résiste pas au plaisir de vous en citer quelques lignes : "Pierre, lui dit-elle, (car en Barbarie on appelle les esclaves par leur prénom), Pierre, je vous ai de si grandes obligations que je ne crois pas pouvoir jamais dignement les reconnoître. Je ne vous dois rien moins que la vie et sans votre assistance, il n'y a pas de doute que je ri n'aurais pu surmonter la langueur qui me consumoit. Je voudrai qu'il fût en mon pouvoir de payer un si grand service ; mais quand bien même j'aurois de quoi vous combler de richesses je ne feroi encore assez peu pour vous. Je ne vois qu'un moyen de m'acquitter qui est de vous consacrer une vie que vous m'avez conservée en me donnant moi-même à vous ... / / ... mes yeux vous ont déjà pu instruire de mon amour mais vous n'avez pas voulu les entendre (sic) et vous rien comprissiez le langage... etc.

Le chirurgien et sa belle se payèrent quelques années de bon temps avant de mourir tous deux de la peste en 1678.

MAXIME ROUSSELLE

Extrait de la conférence faite au Cercle algérianiste de Bordeaux le 14 janvier 1995. Elle constitue un aperçu du livre du docteur Rousselle
"Médecins, Chirurgiens et Apothicaires français au Maroc (1577-1907)" à commander éventuellement chez l'auteur à Talence (Gironde) - 141 F franco de port.

(1) - cf. Sleim Ammar : "En souvenir de la Médecine arabe", Tunis 1954.
(2) - Voir à ce sujet: " L'Algérianiste", n° 78, juin 1997, pages 28 et suivantes.
(3) - Pour mémoire, rappelons que le premier navigateur à faire le tour du monde sans avoir de scorbut à bord fut le célèbre capitaine Cook, grâce à des fûts de choucroute crue qu'il avait emportés.

In l'Algérianiste n°84 de décembre 1998

 

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