Imprimer

Médecins du bled

Écrit par Louis Lataillade. Associe a la categorie Médecine

Des hommes qui se dévouaient sans hésiter, qui se sentaient comptables de l'honneur de la France, vivant dans une sorte d'état de grâce et d'ardeur, offrant leur temps et leur vie avec simplicité, ce sont ces médecins du bled dont le docteur Lejeune parlait avec affection et compétence. Il les connaissait bien puisqu'il avait été l'un des leurs.

Dès le débarquement du corps expéditionnaire, le 14 juin 1830, les médecins du corps de santé de l'armée avaient partagé leurs soins entre les troupes et la population civile souffrante. Celle-ci ne disposait auparavant que d'une assistance rudimentaire ; les médecins n'existaient pas ; l'ancienne médecine arabe, qui avait brillé sur l'Occident et lui avait transmis l'héritage de la médecine grecque, avait été progressivement déformée et oubliée ; des empiriques appliquaient un mélange de conseils traditionnels, de recettes transmises par des voyageurs ou de formules plus ou moins magiques. Aussi les malades apprécièrent-ils très vite les méthodes thérapeutiques des médecins militaires et s'adressèrent-ils à eux avec confiance.

Durant l'occupation restreinte, l'armée fut pratiquement la seule à assurer l'assistance médicale, mais l'hostilité du pays non occupé devait pousser les troupes à pénétrer plus avant et à organiser l'occupation pour assurer la sécurité. Pour pouvoir à la fois donner les soins aux malades autochtones et secourir efficacement les colons dont on voulait provoquer l'implantation, il devenait nécessaire de compléter l'action des médecins militaires par celle de médecins civils. Trop peu d'entre eux s'installaient encore en Algérie et ils demeuraient uniquement dans les villes. La création d'un service spécial fut donc demandée dès 1845. Mais le corps des premiers médecins du bled, dits « médecins de colonisation » ne devait être créé que le 21 janvier 1853, par un arrêté du ministre de la Guerre, le maréchal comte de Saint-Arnaud.

Il comprenait 60 postes de médecins, astreints à résider dans des localités qui devenaient le chef-lieu de circonscription.

Leurs obligations n'ont pas varié jusqu'à nos jours. Le docteur Lartigue en faisait une tétrade :consultations gratuites, tournées périodiques, vaccinations et rapports à l'administration supérieure.

Les médecins devaient être montés et recevaient une indemnité de cheval de 500 F par an ; par la suite ils auront l'obligation d'avoir une voiture automobile pour assurer leurs tournées, et ce n'est qu'à partir de 1945 qu'ils commencèrent à être dotés de voitures administratives.

Ils devaient porter un uniforme : le même que celui des aides-majors de l'armée, sauf que les broderies étaient en argent ; les boutons en argent ou en métal argenté portaient, autour de l'emblème habituel, les mots « médecins de colonisation » ; le pantalon en drap bleu était sans bande, ni passe-poil... ce qui ne prouvait pas un grade élevé dans la hiérarchie militaire ou administrative. Aussi le port de cet uniforme fut-il rapidement abandonné et nos plus anciens camarades ne l'ont jamais vu porter, même en des circonstances mémorables.

Les circonscriptions médicales s'étendaient sur le territoire civil et le territoire militaire des trois provinces d'Alger, Oran et Constantine ; des médecins militaires pouvaient être chargés du service et, en fait, assurèrent au début plus 'de la moitié des postes, avant de se voir relevés par les médecins civils. Cent ans plus tard, par un retour de l'histoire, ces civils seront de nouveau relevés par des confrères militaires, dans certains postes avancés.

Les circonscriptions commençaient très près des villes : ainsi Kouba, Dely-Ibrahim, Douéra, étaient des chef-lieux de circonscriptions médicales de colonisation. Au fur et à mesure du développement du pays, de nouvelles circonscriptions étaient créées tandis que les anciennes, où les ressources de la population s'étaient suffisamment accrues pour permettre l'installation de médecins libres, étaient supprimées. C'est ainsi que le médecin de colonisation a été médecin d'avant-garde, ouvrant la voie à la pénétration médicale et méritant la reconnaissance du corps médical.

Avec le 'développement de l'assistance médicale, le nombre des circonscriptions n'a cessé d'augmenter. Il en existait 112 en 1940 : elles s'étendaient sur les 9/10 du territoire, le territoire rural, habité par 70 p. 100 de la population. L'importance de ces chiffres appelait toujours de nouvelles créations : il y avait 151 circonscriptions à médecins titulaires et 125 à 'médecins conventionnés, soit 276 en 1955, ce qui faisait encore une moyenne de population de 35.000 habitants par circonscription.

Le statut des médecins de colonisation a subi diverses modifications au cours des années : les médecins n'ont plus été nommés par le ministre de la Guerre, mais par le gouverneur général; d'abord placés « sous les ordres immédiats et sous la surveillance de l'autorité administrative », c'est-à-dire 'de l'autorité locale (ce qui fut la source de nombreux conflits), ils ont été placés sous l'autorité des sous-préfets en 1934, puis sous l'autorité des directeurs départementaux de la Santé ; ils se sont appelés « médecins de la Santé publique » à partir du décret du 16 novembre 1944, puis « médecins de l'Assistance médico-sociale » à partir des arrêtés du 10 avril 1951; considérés comme libres de se livrer à l'exercice de la clientèle privée, une fois satisfaites les obligations auxquelles ils étaient astreints, ils ont vu cette tolérance supprimée à partir de 1945.

***


La plupart des médecins qui entraient dans les cadres de la médecine de colonisation avaient découvert leur vocation à l'occasion d'un remplacement dans le bled. Les initiatives de tous ordres qu'on leur avait demandé de prendre, sans recours possible à l'avis de confrères ou de maîtres, la reconnaissance qui leur avait été témoignée, le sentiment si puissant qu'ils avaient éprouvé d'avoir connu leur « minute de vérité », d'avoir pu mesurer leurs forces, de savoir ce qu'ils valaient, les poussaient à revenir.

Mais remplacer un confrère connu, dont le service est équipé, rodé, est relativement facile. Que d'épreuves à franchir pour le jeune médecin nouvellement nommé : les postes de choix étant naturellement occupés, il était affecté aux postes vacants parce que sans attraits ou parce que tout y était à faire. Ces postes, il fallait les équiper patiemment, bien souvent à ses frais. Quelle satisfaction alors d'avoir pu les transformer en centres accueillants, de disposer d'un embryon de laboratoire, d'un appareil de radioscopie !

La population a toujours été fière de son 'médecin, comparant avec les postes voisins, faisant la différence entre ceux qui savaient apporter des améliorations et ceux qui se résignaient au statu quo ou abandonnaient et changeaient de poste.

A Michelet, on observait le médecin pendant quelque temps, puis on lui faisait passer de véritables épreuves cliniques: on lui présentait des malades sortant de l'hôpital Mustapha, ou traités par un professeur à la faculté, et on lui demandait un diagnostic qui devait être conforme à celui qui avait été porté dans la capitale.

Ensuite la confiance était totale et transformait même les échecs ou les accidents en succès : je me souviens d'avoir eu à faire face, dans ma première année d'exercice, à une syncope chez un malade, au cours d'une injection de novarsenobenzol ; malgré l'adrénaline sur la langue, puis intra-musculaire, le malade ne respirait plus, son cœur ne battait plus ; mon infirmier était justement absent ; je mesurais l'ampleur de la catastrophe : un décès provoqué par une injection, dans mon cabinet, sans témoin, ruinait ma carrière dans le pays ; je décrochai le téléphone pour appeler la gendarmerie, lorsque le visage exsangue du malade parut se modifier ; je repris les manœuvres de réanimation et soudain le cœur se remit à battre, le malade poussa un faible soupir, reprit conscience, puis m'embrassa avec effusion. Il me déclara alors : « J'ai vu de nombreux médecins dans ma vie, mais jamais on ne m'a fait une piqûre pareille ; ça c'est quelque chose, vous êtes formidable ! » Et il célébra si bien ma réputation que les malades affluaient de 50 kilomètres à la ronde.

***


Le médecin de colonisation était le chef d'une équipe composée d'un ou de plusieurs adjoints techniques de la Santé et d'infirmières-visiteuses-sages-femmes. L'adjoint technique musulman servait d'interprète quand il était nécessaire, apprenait au médecin les mœurs et les coutumes locales, assurait le secrétariat, distribuait les médicaments, effectuait des enquêtes. L'infirmière, avec des attributions semblables, assistait plus particulièrement les femmes.

L'équipe se retrouvait dès le matin à la consultation journalière, suivie de la distribution des médicaments. On passait ensuite à la visite des malades hospitalisés, on exécutait les soins, les pansements des blessés, les interventions de petite chirurgie. Puis avaient lieu les tournées régulières dans la circonscription : les malades attendaient en plein air, au bord de la route, ou dans des « salles de consultations rurales » construites par l'administration en matériaux rustiques, parfois dans des cafés maures ou dans un garage obligeamment prêté par son propriétaire. Les malades les plus gravement atteints étaient dirigés sur l'« hôpital auxiliaire » où le médecin les retrouvait le soir ou le lendemain.

Ces établissements, plus ou moins bien équipés, ont rendu des services incomparables en permettant tantôt d'isoler des malades contagieux ou de mettre en observation des cas douteux, tantôt de suivre des accouchements ou de mettre des cas sociaux à l'abri. Il faut avoir été médecin d'un tel hôpital pour savoir à quel point on peut s'y attacher : en entrant dans les salles, on sent peser sur soi les regards anxieux des malades et on mesure tout ce qu'ils attendent de vous et tout ce qu'on peut leur donner, quelquefois par un simple geste de sympathie ou d'amitié.

Certaines tournées étaient réservées aux vaccinations collectives, d'autres, dites de « mères et nourrissons », étaient des consultations de protection maternelle et infantile.

Périodiquement le médecin devait participer aux séances de conseils de révision. Il fallait aussi assurer le service de santé scolaire, le contrôle de l'alimentation en eau potable, la surveillance de la viande sur les marchés. L'autorité judiciaire pouvait vous requérir pour des expertises, des transports judiciaires, des autopsies ; il fallait visiter la prison, faire éventuellement la visite des prostituées.

Et il y avait le tout-venant : les accouchements, les accidents, les malades à soigner, ceux qui veulent donner de leurs nouvelles ou demander un conseil ou un renseignement. Enfin, toute cette activité devait être consignée dans les rapports, parfois bâclés parce que le médecin est harassé. Son rayonnement était si grand que l'administration faisait souvent appel à lui pour régler des problèmes délicats, pour gérer des municipalités difficiles, pour connaître le sentiment de la population devant certaines mesures.

Robert LEJEUNE.

 

medecindubled

Tout assumer


Telle était donc la vie que les médecins du bled ont menée jour après jour et de génération en génération pendant un siècle. Mais cet exposé serait bien incomplet s'il ne rappelait aussi leurs sacrifices dans les années qui ont précédé l'indépendance de l'Algérie. Plus que beaucoup d'autres, mieux que la plupart, ils se sont trouvés à même d'apprécier les dures réalités et ils en ont tout assumé, le poids humain, les difficultés, les peines, les dangers, les espoirs et, pour finir, les illusions perdues.

C'est l'un d'eux, le docteur Pierre Fyot, qui, dans son livre le Vent de la Toussaint a certainement le mieux mesuré ce qu'a pu être la lente dégradation de ces villages noyés dans les montagnes kabyles, et comment la mission exaltante des médecins du bled s'est heurtée aux erreurs de jugement, aux dilemmes, aux choix douloureux, aux trahisons et aux drames. Ici encore le médecin de colonisation s'est trouvé naturelle­ment en première ligne. Il a refusé d'abandonner ses malades, il s'est accroché au centre de santé ou à l'hôpital auxiliaire qu'il avait si patiemment, si amoureusement organisé pour eux. Ici encore il faut citer des noms, ceux de Teitgen, disparu au cours d'une tournée, de Nicoli, assassiné, de Nadi, qui a sauté sur une mine. Et comme pour les victimes du typhus, il y a ceux que l'on aura omis et tous ceux qui ont survécu, mais qui sont restés cruellement blessés dans leur chair.

L'épopée du médecin de colonisation, innocente victime expiatoire, s'achève ainsi dans les larmes et dans le sang.

A l'Institut d'hygiène de la Faculté de médecine d'Alger, une plaque avait été consacrée à la mémoire des médecins du bled et de ceux qui lui avaient sacrifié leur vie. Que cet hommage au moins ne s'efface pas de notre souvenir, quel que soit le titre qu'ils ont porté : médecins de la Santé, médecins de l'Assistance médico-sociale d'Algérie, et pourquoi pas médecins de colonisation, après tout ? C'est encore Sergent qui disait : « Un beau nom en vérité, si l'on songe que pour les grands coloniaux, les Jonnart, les Lyautey, les Gallieni, les Brazza, les Van Vollenhoven... le mot colonisation a toujours signifie civilisation.

« Dans des circonscriptions rurales qui comptent 60.000 âmes et davantage, le médecin de colonisation est celui qu'on attend toujours, qui est toujours le bienvenu. Lorsqu'il approche d'un douar perdu, d'un accès malaisé, et qu'il est annoncé par les aboiements des chiens, il lui suffit de crier : « t'bib, t'bib, arbat el klab » (c'est le médecin, attachez vos chiens) il est reconnu, toutes les portes s'ouvrent, les visages s'éclairent. On s'empresse, on se confie pleinement à lui, hommes, femmes et enfants, on l'entraîne auprès d'un malade, d'un gourbi à l'autre. Il peut palper les rates pour déceler le paludisme, retourner les paupières pour dépister le trachome, prélever du sang, pratiquer des injections, des inoculations, donner un coup de bistouri, distribuer des médicaments : tout ce qu'il fait, tout ce qu'il donne est accueilli avec des remerciements. Point n'est besoin de rendre obligatoire telle médication, telle vaccination. Les fellahs ont confiance dans le médecin, cela suffit. Ces pauvres gens lui offrent des fruits et le café ou le thé rituels, et lorsqu'il se retire en prononçant la phrase d'adieu :« a Abquaou kheir » (restez avec le bien), il faut entendre comment d'une seule voix, gravement, tous lui répondent : « Roh' bel à'fia » (va avec la paix).

« La fatigue physique de ces tournées continuelles, par tous les temps, sous la morsure du gel ou du soleil, sur les pistes des plaines marécageuses et des steppes arides, ou à dos de mulet dans les sentiers des montagnes s'augmente, chez le médecin du bled, du souci que lui cause l'état de santé de ses malades. Lorsque sur une natte un être humain souffre, qui s'est confié à lui pour un cas grave de médecine, de chirurgie, de gynécologie, d'obstétrique... il est seul, loin de tout confrère, de tout laboratoire...

« J'ai assisté, un soir, au retour d'un médecin de colonisation, parti pour un « transport judiciaire » qui lui a demandé deux jours à dos de mulet, dans les montagnes. Il rentrait à la nuit tombée, recru de fatigue et affamé. Il apprend en arrivant qu'on l'attend à bon nombre de kilomètres de là pour un accouchement difficile et qu'on le réclame ailleurs pour un coup de couteau reçu par un nomade. Il glisse quelques aliments dans un sac et repart aussitôt... »

Louis LATAILLADE.
(Extrait de l'article paru dans Antenne médicale, août-sept. 1977.)

In : « l’Algérianiste » n°11 de 1980

Vous souhaitez participer ?

La plupart de nos articles sont issus de notre Revue trimestrielle l'Algérianiste, cependant le Centre de Documentation des Français d'Algérie et le réseau des associations du Cercle algérianiste enrichit en permanence ce fonds grâce à vos Dons & Legs, réactions et participations.