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L'école algérienne de psychiatrie et son initiateur le professeur Antoine Porot

Écrit par Maurice POROT. Associe a la categorie Médecine

La rédaction de « l'Algérianiste » est heureuse de reproduire ci-après de larges extraits de l'allocution prononcée par le professeur Maurice Porot, à la fin de son mandat présidentiel de la Société médico-psychologique, en janvier 1991. C'est l'occasion la meilleure de rendre hommage, par sa voix autorisée, à ce chef d'école que fut son père.

Ceux qui ont eu, comme l'un de nous, le privilège de fréquenter, ne serait-ce que le temps d'un stage d'internat, le service hospitalier du professeur Antoine Porot, en demeurent profondément marqués. De ce haut lieu de la médecine algéroise, leur mémoire s'enchante de souvenirs nombreux. Avant tout : la personnalité du patron. Si discrète fût-elle et si insoucieuse de l'apparat, elle imposait d'instinct la sympathie et le respect, pour peu que l'on fût sensible à la douceur souriante de l'abord et au parfait équilibre du caractère. Mais ce sont surtout la longue expérience clinique, le souci humanitaire, le sens éprouvé de l'enseignement, la finesse d'esprit et de jugement, la réserve délibérée à l'égard des options passionnelles qui valurent à ce maître l'estime unanime de ses collègues. A tous ces dons on doit ajouter l'équanimité avec laquelle ce grand médecin avait surmonté une surdité et plus tard une cécité, sans que jamais ne fléchissent ses exigences envers lui-même ni sa patiente volonté d'achever l'œuvre entreprise.

Si importante qu'apparaisse aujourd'hui cette œuvre, on ne saurait la détacher de son environnement, notamment de ces vénérables pavillons de l'ancien hôpital de Mustapha; ni surtout de la qualité d'un cénacle d'assistante qui devait, après la tragédie de 1962, faire briller en métropole maintes chaires de psychiatrie.

La notoriété de cette École d'Alger légitime assurément l'attention et la fierté de nos lecteurs.

G.D.

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Le professeur Antoine Porot

 

«... Voici que la tradition de notre Société me donne l'occasion, après avoir fait ma leçon inaugurale en 1965, de faire en quelque sorte une « Allocution de clôture ».

J'ai remarqué que les collègues qui m'ont précédé n'avaient pas hésité — et d'autres avant eux — à se retourner sur le passé pour parler de leurs maîtres et de leurs amis et leur témoigner une dernière fois leur estime et leur affection. Conforté par ces antécédents, je céderai aujourd'hui au désir que j'ai depuis longtemps de faire le point sur un aspect peu connu de l'histoire de la psychiatrie française, celui de l'École algérienne de psychiatrie et de parler de son initiateur, mon père, le professeur Antoine Porot.

Ni lui, ni aucun de ses élèves n'auraient pris conscience qu'il existait une Ecole algérienne de psychiatrie sans les événements qui les forcèrent à quitter cette Algérie pour laquelle ils avaient tant œuvré. Déjà, dans les derniers jours de l'année 1959, date à laquelle les événements commençaient à prendre une tournure inquiétante, une démarche inattendue m'apprit son existence. J'étais alors l'agrégé de la chaire de psychiatrie d'Alger dans laquelle mon vieil et cher ami Jean Sutter avait succédé à mon père. Je reçus à Alger la visite du professeur Albert, professeur émérite de chirurgie, délégué par la faculté de médecine de Liège. Il venait me proposer de prendre en charge la chaire, devenue vacante, de psychiatrie de cette université. La proposition était flatteuse et les avantages proposés intéressants. Après réflexion, je crus devoir décliner cette offre, pour ne pas abandonner mon paysen difficulté. Je lui demandais alors pourquoi il s'était adressé à moi. Et il me répondit que sa faculté, s'étant renseignée sur les écoles françaises de psychiatrie, avait conclu qu'il y en avait deux : la parisienne et l'algérienne. Ce fut la première fois que nous prîmes conscience que nous existions en tant qu'école. Chassés d'Algérie en 1962, nous constatâmes à nouveau l'existence de cette école par la solidarité dans le malheur de ses élèves dispersés en France métropolitaine. J'y reviendrai.

Mais auparavant, je voudrais retracer la biographie et l'œuvre considérable de mon père, Antoine Porot, fondateur de cette école, dont deux de ses élèves, Henri Aubin et Jean Sutter, ont écrit après sa mort en 1965 qu'ils en gardaient « le souvenir émerveillé d'un homme en qui se trouvaient assemblés au suprême degré et dans la plus heureuse harmonie le don d'enseigner, la sûreté du jugement, l'étendue du savoir, la prestance naturelle dans la simplicité ».

Né le 20 mai 1876 à Chalon-sur-Saône, il fit ses études médicales à Lyon. Il y passa l'internat en 1900 et eut pour camarades, entre autres, Maurice Favre (l'homme de la maladie de Nicolas-Favre), René Leriche, ce chirurgien inspiré, Alexis Carrel qui scandalisait les bourgeois lyonnais en circulant à cette époque à motocyclette, avant de partir aux U.S.A.

Dernier chef de clinique de Raphaël Lépine en 1905, il se destinait à la médecine générale, avec une prédilection marquée pour la neurologie. La France venait de créer un hôpital civil à Tunis et recrutait un chef de service sur concours. Mon père, avide d'expansion et de création, fut reçu. Il partit pour Tunis, organisa un service médical modèle et s'intéressa dès ce moment à ce que l'on appelait alors l'assistanceaux aliénés. Elle était à cette époque inexistante dans la Régence; et c'est une litote... Il faut lire Maupassant qui, en 1884, dans « Au soleil » décrit de façon dantesque le quartier des aliénés de l'hôpital de Tunis.

Antoine Porot décida, en 1910, d'adjoindre à son service de médecine générale, un « Pavillon des maladies nerveuses et mentales » (c'était là le titre exact), pavillon ouvert, n'imposant pas la procédure alors appliquée en France de la loi de 1838. Toulouse avait bien, dès 1889, réclamé de tels services ouverts, mais ils ne furent créés en France qu'en 1921.

Ce pavillon fut inauguré à l'occasion du XXIIe Congrès des aliénistes et neurologistes de langue française qu'Antoine Porot organisa en 1912 à Tunis. La lecture des comptes rendus de cette inauguration indique les intentions et les premiers résultats du fondateur de ce pavillon.

« Ce pavillon n'est pas à proprement parler un asile d'aliénés. Ce n'est qu'un relais d'observation pour les maladies incurables qui sont, ensuite, en l'état actuel des choses, envoyés dans un asile de la métropole, et un service de traitement pour ceux que l'on peut espérer guérir dans un temps relativement court. »

Il est heureux, à ce propos, de montrer par des chiffres les services que peut rendre un tel pavillon à la population française de Tunisie. Depuis son ouverture, ce service marche avec un roulement de 80 entrées par an, et c'est dans la proportion de 30 à 40 % qu'on a pu rendre à leur famille des malades auxquels on a épargné la tare toujours fâcheuse, en l'état actuel des esprits, d'un internement et qui étaient suffisamment guéris ou améliorés pour reprendre leur place dans la société. » Antoine Porot se félicite « d'avoir pu, en créant ce service, réaliser deux des desiderata les plus chers aux aliénistes : le traitement dans l'esprit

« hôpital » des maladies mentales, et l'assistance donnée aux aliénés dans les colonies françaises. »

Le résident général d'alors, le préfet Alapetite, remerciant Antoine Porot, précisa qu'il « avait eu souvent au cours de sa carrière préfectorale, l'occa­sion de visiter en France des asiles d'aliénés et qu'il avait eu quelquefois à enregistrer les doléances du corps médical à propos de l'insuffisance des quartiers d'observation dans les hôpitaux pour maladies aiguës. A Tunis, on a cherché à résoudre économiquement le problème de l'assistance aux aliénés dans un hôpital général. Le bâtiment qu'on a construit évitera au gouvernement tunisien l'envoi de certains malades dans les asiles de France, l'administration y gagnera et, d'autre part, il y aura là une clinique pour ceux des praticiens de Tunis qui veulent se consacrer à l'étude des maladies mentales. Tout le monde y trouvera son compte. »

Le rapport de psychiatrie à ce congrès s'intitulait : « L'assistance aux aliénés dans les colonies françaises » et son auteur était le professeur Régis, de Bordeaux. Antoine Porot intervint pour nuancer le point de vue assez sommaire énoncé par le médecin inspecteur général Grall qui considérait que les indigènes devaient être soignés sur place et les Européens tous rapatriés dès que possible.

En ce qui concerne l'Afrique du Nord, le second terme de sa formule paraissait trop rigoureux à Antoine Porot qui précisait : « Beaucoup de Français d'Algérie et de Tunisie sont tellement adaptés auclimat, après un certain nombre d'années de séjour, que l'on voit couramment ces néo-africains souffrir du retour en France, et, poussés par la nostalgie du soleil et de la lumière, revenir à ce sol qui leur a donné une nouvellephysiologie; le grand nombre de militaires et de fonctionnaires qui se fixent en Algérie ou en Tunisie, une fois l'heure de la retraite sonnée pour eux, en est un éclatant témoignage. Si l'on ajoute que, pour un certain nombre, la souche française est enracinée depuis plusieurs générations. Il y a déjà une troisième et une quatrième génération de Français en Algérie, une deuxième en Tunisie, et qu'elle ya pris des caractères secondairesindélébiles, on comprendra que le retour en France ne soit pas toujours une mesure heureuse au point de vue médical.

« Aussi faut-il laisser au médecin une certaine latitude dans l'envoi des malades en France. Beaucoup se trouveront mieux d'être gardés et traités sur place.

« Je ne doute pas qu'un jour prochain, l'Algérie sera en mesure d'hospitaliser les siens (cette prophétie concernant l'Algérie, c'est lui qui devait la réaliser vingt ans plus tard). Le gouvernement tunisien envisage la nécessité d'asiles pour indigènes : un pour les musulmans, un pour les Israélites. J'aime à croire qu'il se rendra compte de l'intérêt — même administratif — qu'il y aurait à juxtaposer ces deux organisations, à les jumeler en quelque sorte. Le point de vue médical et scientifique ne peut conduire à une autre solution. Quelle objection pourrait-on faire alors à la création à côté d'elles d'une petite section pour Européens ? Des cloisons étanches, soit, mais qu'elles soient mitoyennes dans un même groupement, pour la bonne harmonie et le bon rendement médicaux et pour la simplification du contrôle administratif. »

Ce dernier paragraphe témoigne du désir permanent qu'a eu Antoine Porotde voir s'affaiblir, avant de disparaître, la ségrégation raciale alors couramment admise.

La guerre éclata en 1914, père d'une famille nombreuse, après avoir été mobilisé sur place, il fut envoyé à Alger où l'armée avait créé un centre neuro-psychiatrique militaire dont il s'occupa activement, avec A. Hesnard en particulier, avec qui il écrivit deux ouvrages de psychiatrie militaire.

La guerre finie, il décida de rester à Alger pour y pratiquer la médecine générale tout en préparant une agrégation qu'il obtint en 1925. Nommé quelques années plus tard à la chaire de Pathologie générale, il en obtint la transformation en chaire de Clinique psychiatrique et y poursuivit ses activités, soignant les malades et enseignant les élèves qu'il formait.

Cet homme au cœur généreux, mais à l'esprit pragmatique, esprit novateur, soucieux d'assistance humaine, ne pouvait se contenter d'un simple service hospitalier pour assurer l'assistance psychiatrique de plusieurs millions d'habitants. Et c'est ainsi qu'il créa au cours des années trente un système qui était à l'époque, révolutionnaire, basé sur le principe que les trois départements français d'Alger, Oran et Constantine devaient avoir, au chef-lieu, un service de première ligne, ouvert, recevant et traitant tous les malades mentaux et n'évacuant sur un hôpital psychiatrique de deuxième ligne que ceux qui paraissaient, et étaient à l'époque, incurables ou qui nécessitaient des soins de longue durée. Les trois services de première ligne furent créés et fonctionnèrent selon les prévisionsd'Antoine Porot : une rotation importante de la trentaine de lits de chaque service de première ligne et un pourcentage réduit d'évacuations sur le seul hôpital de deuxième ligne alors construit à Blida.

Pour sa construction, il visita les services psychiatriques les plus modernes d'Europe, retenant de chacun ce qui lui paraissait le meilleur. Cet hôpital, conçu selon la formule de l'« asile-village », était si bien agencé qu'il ne tarda pas à attirer des visiteurs venus de toute part dans l'intention de le prendre pour modèle.

Dire que l'administration et les autorités locales virent d'un bon œil ces projets et facilitèrent leur réalisation serait mentir. Il faut les avoir vécus auprès de lui pour savoir les lenteurs, les pesanteurs, les négligences, les obstacles qu'il fallut vaincre pendant des années. J'ai suivi de très près, dès mon enfance, cette lutte épuisante où d'autres que lui auraient renoncé cent fois, souvent poursuivie au détriment de son intérêt personnel, pour parvenir à imposer des idées saines et généreuses et des structures à l'échelle des autres réalisations techniques et sociales de la France dans cette province.

Lorsqu'il fut, avec ses compatriotes, chassé de son pays pour lequel il avait tant œuvré, il pouvait être fier de ce qu'il avait réalisé.

Il avait attendu avec sérénité l'âge de la retraite qui allait lui permettre de s'adonner à des activités purement scientifiques. C'est alors qu'il fut frappé de la pire des infirmités qui puisse atteindre un intellectuel : déjà presque sourd, il perdit la vue et, avec elle, la possibilité de lire et d'écrire. Pour la première fois je vis son courage ébranlé. Mais il fit face. Et avec l'aide de ses élèves, de lectrices, de secrétaires, mettant en jeu une mémoire prodigieuse, clinique et bibliographique, il parvint à élaborer et à composer la synthèse de son œuvre, véritable testament scientifique, le « Manuel alphabétique de psychiatrie » dont six éditions successives attestent le succès, traduit en plusieurs langues dont, tout récemment, le serbo-croate. La sixième édition fut refondue entièrement par ses élèves auxquels acceptèrent de se joindre plus de cinquante psychiatres de langue française. Le succès de cet ouvrage témoigne de sa qualité et des vertus de celui dont toute la vie, soulignent H. Aubin et J. Sutter « fut consacrée à soigner ses malades, enseigner, construire une assistance psychiatrique pour le bien d'une population en majorité musulmane envers qui il entendait honorer ses responsabilités de médecin français. »

Ce faisant, Antoine Porot avait fondé, sans l'avoir expressément recherché, une école algérienne de psychiatrie que l'exode et les ruptures brutales de 1962 parurent disperser. Mais on retrouva bientôt, pour ne parler que des titulaires de chaires de psychiatrie, Sutter et Scotto à Marseille, Kammerer à Strasbourg, Pélicier à Paris, Pascalis à Reims, Dufour à Lausanne et moi-même à Clermont-Ferrand. Je veux aussi quand même citer en outre Ch. Bardenat, son plus ancien et plus fidèle collaborateur avec qui il écrivit deux ouvrages de psychiatrie médico-légale, ainsi que Fr. Gentile qui devait devenir Inspecteur général du ministère de la Santé.

Nos propres élèves allaient bientôt marquer la place de cette école algérienne dans la psychiatrie française.

Je m'en tiendrai là, non sans souligner la force des liens affectueux, fraternels qui nous ont unis et continuent à nous unir. Pour paraphraser Albert Camus, nous avons appris, après des années sombres, qu'au cœur de l'hiver il y avait en nous un été invincible. Ces liens si profonds sont nés de cette œuvre qui a survécu à la disparition de son créateur.

Cette œuvre a survécu non seulement en France, mais encore en Tunisie et en Algérie. Mes collègues et amis les professeurs Sleim Ammar et Ben Hamida de Tunis ont dit en leur temps — et notamment lors du LXXe Congrès des psychiatres et neurologistes de langue française en 1972 à Tunis — tout ce que l'assistance psychiatrique tunisienne devait à Antoine Porot. Mon ami le professeur Boucebsi, s'il ne se rattache pas directement par sa formation à l'école algérienne de psychiatrie, a noué avec elle des liens fraternels et poursuit à Alger l'action entreprise, dans le même esprit. J'ai été surpris et touché de constater, lors d'un récent congrès franco-maghrébin de psychiatrie, à quel point les jeunes psychiatres algériens qui m'ont entouré étaient avides d'apprendre ce qui avait été fait avant eux.

Je dois préciser encore qu'Antoine Porot était très attaché à la Société et aux Annales médio-psychologiques, même s'il n'y paraissait pas très souvent; il ne faut pas oublier que jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale, le trajet Alger-Paris par bateau et chemin de fer demandait plus de 48 heures et autant pour le retour. On comprend qu'il n'ait pu être très assidu aux séances de la « Médio ». Mais je puis attester qu'il en suivait les travaux avec attention et publiait dans les Annales quand il le pou­vait. Il faisait d'ailleurs partie de son comité de rédaction.

Je vous dois ici une confidence. Si j'ai souhaité présider cette société, c'est qu'il s'agissait d'un honneur flatteur, mais aussi parce que le nom que je porte n'avait pas encore été inscrit, malgré les grands mérites psychiatriques de mon père, au palmarès des anciens présidents. Il y avait, je crois, une justice à lui rendre. Vous la lui avez rendue, cela me touche profondément.

Né pauvre, Antoine Porot est mort pauvre, et pourtant il est peu d'hommes qui aient répandu autour d'eux, leur vie durant, autant de richesses, comme l'a souligné J. Sutter.

Tel fut le singulier destin d'un médecin français qui, non psychiatre au départ, réalisa quatre créations psychiatriques importantes : celle des services ouverts de psychiatrie, une assistance originale à partir du néant, un manuel alphabétique de psychiatrie qui fait autorité en France et à l'étranger et une école française de psychiatrie qui a ensemencé la France et franchi ses frontières.

C'est à la pérennité des récoltes de ses fruits que l'on juge un arbre. Les personnages importants peuvent disparaître : la permanence de leur œuvre et son rayonnement attesteront longtemps de la qualité de leur action. »

 

Maurice POROT

 

In « l’Algérianiste » n°62

 

 

 

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