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La condition sociale de la femme chez les Berbères de l'Aurès

Écrit par Raymond Féry. Associe a la categorie Musulmanes

L'AURES, cet imposant massif montagneux du sud constantinois, qui s'élève de 2.300 mètres d'altitude entre Batna et Biskra, est la patrie des Chaouïa, une communauté berbère de quelque cinquante mille âmes (1) qui, à travers les siècles, a conservé sa langue, ses coutumes et ses mœurs.

Celles-ci la différencient nettement des autres habitants de l'Algérie, notamment en ce qui concerne la condition sociale de la femme. On peut, à cet égard, considérer trois situations différentes :

  • celle de la fille chaouïa jusqu'au mariage ;
  • celle de la femme mariée ;
  • celle de la femme libérée de toute tutelle masculine, paternelle ou maritale.

I — LA FILLE CHAOUIA (2)

Si le titre « Enfance et Adolescence » n'était pas celui d'une œuvre illustre, c'est celui qu'il aurait fallu adopter pour ce premier chapitre, où l'on va suivre la petite Berbère, de la naissance jusqu'à son mariage.

1. La naissance d'une fille est accueillie, pourrait-on dire, sans tambour ni trompette.

Tandis que la future mère est livrée aux soins des accoucheuses, le père doit se tenir hors de la maison. Il attend, avec plus ou moins d'impatience, le résultat que viendra lui annoncer la plus ancienne des matrones.

Lorsque la porteuse de nouvelle franchit le seuil, pour lui annoncer la naissance, il est déjà renseigné. Car si l'accouchée a donné le jour à un garçon, l'événement a été salué par de stridents et joyeux « you-you ». Alors le père se précipite vers sa demeure. On lui présente le nouveau-né, étroitement emmailloté. On l'entoure, on le félicite, lui est rempli d'orgueil. Il se saisit de son fusil et réapparaît sur le seuil pour tirer une salve de coups à blanc. Aux enfants du village, accourus au bruit de la fusillade, il distribue des friandises. Dans la maison, la joie est exubérante et les « you-you » des femmes retentissent longuement.

Si, par contre, une fille vient de naître, la matrone apparaît sans qu'aucun bruit ne se soit fait entendre, la maison est restée silencieuse. Le père déclare résigné :

« C'est la volonté d'Allah ! »

Et il part vaquer à ses occupations.

Le septième jour, il lui choisira un prénom. Il lui donnera volontiers celui de sa propre mère. Les prénoms féminins sont ceux de l'Islam, plus ou moins déformés par la prononciation berbère : Afia, Aïcha, Aldjïa, Fatma, Fatima, Hourïa, Mériama, Messaouda, Ourida, Yamina, ou Yam'na, Zineb, Zoubeïda, Zohra... D'autres prénoms paraissent plus particuliers à l'Aurès : Aïda, Batta, Fiyala, Kouka, Zouza...

2. Le nourrisson chaouïa est élevé au sein. L'allaitement ne pose en général pas de problème, l'Aurasienne étant, le plus souvent, bonne nourrice.

Il arrive cependant qu'une femme pauvre, sous-alimentée ou une femme malade manque de lait. Elle peut alors faire appel au concours d'une parente ou d'une amie qui allaite déjà son propre enfant.

A l'époque considérée ici, les années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale, un service d'assistance aux mères et nourrissons, créé en 1926 par le gouverneur général Maurice Viollette, procédait à des distributions de lait conservé. Mais on imagine les difficultés que rencontraient médecins et infirmières pour initier les femmes, totalement incultes et illettrées, à la préparation hygiénique et au dosage des biberons.

L'allaitement maternel était donc la règle. Les filles sont sevrées à l'âge de dix-huit mois. Pour les garçons, le sevrage n'intervient qu'à deux ans et parfois plus tard. Très tôt d'ailleurs on donne aux enfants de la galette et des dattes à grignoter. Très jeunes ils partagent les repas de leur mère et mangent la cuisine de tout le monde, à base de couscous, fortement épicé, et de galette, tout en continuant à prendre le sein.

3. L'enfant, dès ses premiers pas, acquiert son indépendance. Tandis que sa mère vaque à ses occupations domestiques, il joue avec le chien ou avec le chat de la maison. Sa sœur aînée, qui peut n'avoir que six ou sept ans, le charge sur son dos et va retrouver ses petits camarades, garçons et filles, qui jouent dans les ruelles du village.

A sept ans, les garçons commencent à fréquenter l'école, publique ou coranique, quand il y en a une. Les filles ne reçoivent aucune instruction, même religieuse. Seules, celles qui appartiennent à une famille maraboutique, apprennent à prier et à réciter quelques versets du Coran.

Le plus souvent, garçons et filles s'en vont garder les chèvres. Jusqu'à la puberté, ils se retrouvent ainsi en toute liberté, loin du village et il n'est pas exclu que des amourettes enfantines, dont on se souviendra lorsque l'âge sera venu de prendre mari ou femme, naissent au cours de ces rencontres. Tout en surveillant le troupeau, jeunes bergers et petites bergères jouent aux osselets ou aux dames dont les pions sont figurés par des cailloux, des noyaux de dattes ou des coquilles d'escargots.

4. L'adolescence va changer le mode de vie de ce petit monde, qui désormais connaîtra la séparation des sexes.

Les garçons participent aux travaux des champs, des jardins ou de la palmeraie et secondent activement les hommes de la famille. Ils sont astreints au jeûne de Ramadan ; les filles nubiles sont soumises à la même obligation.

Les filles, ayant atteint la puberté, demeurent au foyer, où leurs mères les initient aux travaux domestiques et guident leur apprentissage. Elles effectuent les corvées d'eau, de ramassage du bois, aident à la cuisine, apprennent à carder et filer la laine. A l'âge de treize ou quatorze ans, une jeune Aurasienne doit être une ménagère accomplie.

Toutefois, tant qu'elles ne sont pas mariées, les jeunes filles jouissent d'une grande liberté. Par exemple, elles vont en petit groupe remplir leurs outres au point d'eau, sans être aucunement surveillées et si, en chemin, elles rencontrent des hommes ou des jeunes gens du village, elles échangent avec eux des propos de politesse, voire des plaisanteries anodines. En certaines occasions, elles dansent même en public.

Ces mœurs du pays chaouïa sont, à l'évidence, très éloignées de celles des autres populations algériennes. Mais il convient de souligner que la jeune fille, comme la femme mariée d'ailleurs, est protégée par les « kanoun », qui prévoient des peines sévères pour toute atteinte à la personne de la femme. Le viol peut être puni de mort par la « djemaa» ; en tout état de cause, les parents de la victime d'un viol sont en droit de réclamer une très importante indemnisation, en nature et en espèces, susceptible de ruiner complètement le coupable.

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Une belle Azrïa
( collection Féry)

II. — LE MARIAGE CHAOUIA

1. Le mariage des garçons et des filles a lieu très tôt dans l'Aurès, encore que les « kanoun » s'opposent à celui d'une fille impubère.

Mais en droit coutumier, le père peut disposer de sa fille dès sa naissance et il arrive qu'un arrangement entre deux familles ait prévu l'alliance d'un garçonnet de quatre ou cinq ans avec une fillette nouveau-née. Dans ce cas, évidemment, le mariage ne sera célébré que bien des années plus tard, lorsque les fiancés auront franchi le cap de la puberté.

Il s'agit là d'un cas extrême, assez exceptionnel. Plus fréquemment, les jeunes gens qui vont s'unir se connaissent de longue date. Ils sont de la même tribu, habitent le même village, dès le plus jeune âge, ils ont joué, ils ont gardé les chèvres ensemble. Ils se sont plus et chacun agit dans sa propre famille afin d'obtenir le consensus parental. Le jeune homme fait part de ses intentions à son père et lui demande d'entrer en relation avec celui de la jeune fille. Elle, de son côté, s'ouvre à sa mère, avec laquelle elle entretient toujours des rapports empreints d'affectueuse confiance, de ses sentiments pour le garçon. La mère plaidera la cause de ce dernier auprès du chef de famille.

2. Les fiançailles sont officielles dès que le père de la jeune fille a donné son accord. Le jeune homme est alors admis dans la famille de sa fiancée, à laquelle il offre un bijou : broche, fibule, paire de bracelets...

La durée des fiançailles n'est pas fixée, elle peut atteindre plusieurs mois ou même une année. Or les jeunes gens se rencontrent sans contrainte et il arrive que leur union soit consommée avant la célébration du mariage.

Mais le père de la jeune fille peut s'opposer à l'union qu'elle souhaite, surtout s'il a déjà formé d'autres projets à son sujet. Il ne reste plus aux deux jeunes gens qu'à mettre leurs familles devant le fait accompli. Un beau jour, ils se retrouvent en plein village, le garçon revêt la fille de son burnous puis, au vu et au su de tout le monde, lui fait traverser les rues à ses côtés pour gagner son propre domicile. Dès lors, toute honte bue, le père n'a plus le moyen de s'opposer au mariage.

Autre éventualité, la jeune fille n'a pas encore rencontré l'élu de son cœur, mais son père l'a promise à un prétendant. En règle générale, elle accepte sans discuter le choix paternel, soit qu'elle estime qu'après tout le garçon auquel on la destine fera un mari convenable, soit qu'elle trouve dans le mariage l'occasion de se soustraire à l'autorité paternelle et de devenir, éventuellement, une femme libre en obtenant un jour le divorce.

3. La dot donne lieu à de longues discussions entre le père de la jeune fille et celui du prétendant. Elle consiste en présents en nature, en espèces et en bijoux que la famille du garçon versera au père de l'épousée, dès le mariage (dons en nature exclusivement), à sa mère (bijoux, vêtements de fête...) et à la mariée elle-même (bijoux et vêtements dont elle prend immédiatement possession ; espèces dont le versement pourra être échelonné sur plusieurs mois après le mariage).

Fréquemment le mari « oubliera » de verser la dot en espèces à sa femme, qui se gardera de la réclamer. Lorsqu'elle lui a été versée, en tout ou en partie, il arrive qu'elle la remette elle-même à la disposition de son époux. Ainsi l'Aurasienne achète sa liberté et sera moins dépendante si un jour elle désire divorcer. Dans ce cas, son père devra restituer la partie de la dot qui lui a été offerte au moment du mariage.

Germaine Tillion fait une différence entre la dot, ustensiles ménagers ou objets mobiliers, que des parents aisés offrent parfois à leur fille lorsqu'elle se marie et le douaire, somme d'argent ou son équivalent en bijoux, que le mari est tenu de donner à sa femme. Elle écrit à ce propos : « Cette obligation du douaire est à l'origine de la légende d'un achat des femmes musulmanes par leur mari, colportée dans certains milieux peu informés ou malveillants. Naturellement une institution peut toujours dégénérer, le douaire peut être pris par le père, démesurément enflé, payé par des vieillards riches (cas assez fréquent en ville) ou au contraire se réduire à une somme symbolique (Aurès et Kabylie). » (3)

Certaines familles impécunieuses, incapables de réunir le montant d'une dot, se tirent d'affaire en procédant à l'échange de leurs filles. Ainsi chez les Béni bou Slimane, importante tribu aurasienne, il n'est pas rare qu'un garçon épouse une fille dont le frère épouse sa propre sœur. Les Chaouïa expriment cet échange par la jolie formule : « gouça fi gouça », c'est-à-dire « frange pour frange », « gouça » étant le nom de la frange de cheveux que les Aurasiennes portent sur le front.

4. Les noces sont célébrées selon le rite que l'on retrouve à peu près semblable dans toutes les communautés rurales d'Algérie. Elles se déroulent, en général, à l'automne, quand les céréales ont été récoltées et que le grain a été engrangé dans le grenier collectif que possède chaque village dans l'Aurès. Le lundi et le jeudi étant considérés comme des jours fastes seront choisis de préférence aux autres jours de la semaine pour le début des cérémonies.

Auparavant un contrat de mariage écrit aura pu être enregistré chez le cadi. Cela est assez exceptionnel. Le plus souvent un simple contrat verbal, passé par les pères des futurs époux devant la « djemaa », suffit à rendre le mariage régulier. L'acte est conclu dans la maison du futur mari, après le repas du soir qui réunit les deux chefs de famille, les représentants de la « djemaa », dont le nombre peut être réduit à deux, et un « taleb » qui récite la « fatiha ». L'accord des deux parties est dès lors cautionné par les témoins de cette réunion d'hommes, à laquelle le futur époux lui-même n'assiste pas.

La cérémonie du mariage a lieu le lendemain au domicile du marié qui est allé chercher sa fiancée, accompagné du cortège de ses amis. Elle, vêtue de beaux atours, recouverte d'un burnous qui la dissimule aux yeux des curieux, est hissée sur un mulet dont le bât s'orne d'un tapis. Elle accomplit dans cet appareil, bien inconfortable par une chaude après-midi de septembre, le trajet qui relie la maison qu'elle quitte à celle de sa belle-famille, où elle va vivre désormais. Son arrivée est saluée par des «you-you » et une salve de coups de fusils, puis on l'installe à l'écart, sur des coussins et des couvertures, dans une pièce où les hommes n'ont pas accès. Elle y restera cloîtrée, deux ou trois jours, entourée des femmes des deux familles. Les invitées viennent tour à tour lui présenter leurs vœux et admirer son trousseau.

Au soleil couchant, les réjouissances commencent par un copieux repas. Les hommes s'installent sur des nattes, par petits groupes, dans la cour ; les femmes font de même à l'intérieur ou sur les terrasses. Les filles de la maison servent et desservent, tandis que le chef de famille et ses fils, qui ne s'asseyent pas parmi les convives, vont d'un groupe à l'autre s'assurer que chacun est servi à sa convenance. La maîtresse de maison et ses brus agissent de la même façon du côté des femmes.

La nuit venue, on dispose çà et là des lumières, lampes à carbure ou à pétrole ; les « âzrïat » (4) pénètrent dans le cercle des hommes, saluées par les « you-you » des femmes qui les admirent depuis les terrasses où elles sont installées ; les musiciens donnent le rythme et les «âzrïat » se mettent à danser, gravement, silencieusement, en faisant tinter leurs anneaux de cheville, tandis que les spectateurs battent des mains. Elles dansent par petits groupes de deux ou trois, alternativement. Parfois une « étoile » se produit toute seule devant ses compagnes qui font cercle autour d'elle.

Aux entractes, ou lorsque les familles n'ont pas eu les moyens de s'offrir le concours de musiciens, les «âzrïat » chantent tour à tour ou en chœur. Dans certaines tribus, celle des Ouled Abdi notamment, les jeunes filles les accompagnent et même se joignent à la danse.

Ni la mariée, toujours recluse, ni le marié ne participent à ces réjouissances. Ce dernier, entouré de quelques amis, avec lesquels il partage le café au girofle ou le thé à la menthe, se contente de les contempler de loin. Il enterre ainsi, fort sagement, sa vie de garçon.

5. La consommation du mariage a rarement lieu dès le premier soir. Selon l'aisance des familles, les festivités dureront deux ou trois nuits de suite et ce n'est qu'après le départ des derniers invités, chacun, en se retirant, laissera une offrande de quelques billets, que le marié pénétrera dans la chambre nuptiale et s'enfermera avec son épouse. Lorsqu'il en sortira, le lendemain matin, il tirera un coup de fusil en l'air pour annoncer qu'il a pris possession de sa femme. Les «you-you » retentiront dans la maison, l'union des jeunes gens est consommée.

Contrairement à ce qui se passe chez les habitants du Tell ou dans certaines familles juives ayant conservé des mœurs orientales, la chemise de la mariée ne sera pas exposée, tachée de sang, à la vue des personnes présentes. D'ailleurs, on l'a noté à propos des fiançailles, la consommation du mariage a souvent précédé sa célébration officielle.

Quelques jours plus tard, en général le troisième jour après les noces, la jeune épouse rend visite à sa famille. Pendant encore une semaine, moins dans les familles pauvres, elle est dispensée des travaux du ménage et ne quitte pas la maison.

6. La première sortie de la nouvelle mariée est une sorte de petite fête. Porteuse d'une outre et d'un entonnoir, elle se rend au point d'eau, source ou mare dans le lit de l'oued, en compagnie des femmes du village, qui poussent de joyeux « you-you ». Dans certaines tribus, les hommes eux-mêmes se pressent sur le passage du petit cortège et participent à la joie générale. La jeune Aurasienne est désormais une femme accomplie. La vie conjugale va transformer sa condition du tout au tout.

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Jeune fille chaouïa
( collection Féry)

III. — LA CONDITION DE LA FEMME MARIEE

1. La femme mariée est respectée. Comme la jeune fille, elle est protégée par les « kanoun » qui prévoient des peines sévères pour quiconque a enfreint à son égard les règles de la bonne conduite et de la bienséance. Par exemple, un homme qui s'approcherait d'une femme mariée pour lui tenir des propos ou avoir des gestes déplacés, serait passible d'une lourde amende fixée par la « djemaa» : un bouc, un mulet...

Mais son mari exerce sur elle une tutelle qui peut paraître excessive à un Européen. Il possède le droit de correction et, de fait, les premiers temps de la vie conjugale ne sont pas toujours roses pour la jeune mariée, qui tâte fréquemment du bâton. L'homme pense ainsi asseoir son autorité et prévenir toute velléité d'indépendance, voire tout désir de tromperie chez son épouse.

Au fil des années, le ménage se transforme, les rapports entre mari et femme évoluent. Selon Mathéa Gaudry, lorsque le mariage perdure, l'épouse prend sur son mari un ascendant de plus en plus grand, tandis que la jalousie de l'homme, si brutale au début, se fera moins violente et finira par ne plus être acceptée par elle. Mathéa Gaudry écrit : « Non seulement l'Aurasienne n'obéit plus à son mari que si bon lui semble, mais il se plie à ses volontés. C'est elle qui dirige le ménage. » (5)

Cette évolution des choses serait consécutive à l'absorption de philtres, préparés par les sorcières, que la femme incorporerait régulièrement dans les aliments de son mari. Je ne puis que laisser à l'auteur la responsabilité de telles affirmations, qu'il m'a été impossible de vérifier moi-même. Les femmes, évidemment, se gardent bien de confier de tels secrets à un homme et les Chaouïa sont trop jaloux de l'autorité qu'ils prétendent avoir sur leurs épouses pour admettre leur existence.

Une exception toutefois : il m'est arrivé, sinon très fréquemment du moins à maintes reprises, de recevoir en consultation un homme se disant privé de sa virilité chaque fois qu'il tentait d'avoir des rapports sexuels avec une autre femme que son épouse, avec une « âzrïa » par exemple. En pareil cas, l'homme prétendait toujours qu'il était victime d'un maléfice. Sa femme lui avait noué l'aiguillette, comme aurait dit un habitant de la campagne française.

2. La gestion des ressources du ménage demeure l'apanage de l'homme. Dans ce domaine, la femme ne possède aucune autonomie et c'est sans doute pourquoi l'Aurasienne n'a guère notion de l'argent et passe pour dépensière.

Le grenier collectif, ou « guelaa » , joue un rôle important dans l'économie domestique. Le village chaouïa, la « dechra », est bâti sur une éminence d'abord difficile, que couronne la « guelaa ». Chaque famille y possède sa propre réserve, rigoureusement cadenassée. Le gardien, le soir venu, fait sortir tout le monde et barricade la porte. En stockant, dans le grenier collectif, les céréales, les dattes, les légumes et les fruits séchés, la viande et le beurre de conserve, le Chaouïa constitue une réserve de nourriture qu'il met, au fur et à mesure des besoins de la famille, à la disposition de la ménagère. La femme ne peut utiliser que les denrées conservées près de l'âtre dans des jarres de terre cuite ou des amphores en alfa. Dans les familles nombreuses, jouissant d'une certaine aisance et habitant une maison comportant plusieurs pièces, l'une de celles-ci pourra servir de chambre à provisions. Mais le chef de famille en conservera la clé et délivrera les denrées à la maîtresse de maison avec une sage parcimonie.

La femme toutefois élève une petite basse-cour et dispose des œufs de ses poules à sa guise. Elle peut même, en les revendant, se constituer un petit pécule.

Enfin les femmes libres, veuves ou « âzrïat », sont bien obligées de gérer elles-mêmes leurs revenus, Elles apprennent à compter et s'en tirent sans difficulté. Il est donc permis de penser que si, dans ce domaine, le mari laissait plus de liberté à sa femme, elle saurait gérer les ressources du ménage tout aussi bien que ses congénères privées de tutelle masculine.

3. Le divorce et la répudiation sont extrêmement fréquents dans l'Aurès. On cite des hommes qui ont été mariés, ont divorcé, puis se sont remariés une quinzaine de fois. Les liens du mariage se nouent et se dénouent avec une facilité extrême.

Cela expliquerait la rareté de la polygamie. Pour satisfaire son goût du changement, l'homme n'a pas besoin d'avoir plusieurs femmes, d'autant qu'il est rarement en mesure d'entretenir plusieurs épouses, il lui suffit de répudier celle qu'il a et d'en prendre une autre. Il n'a d'ailleurs nullement besoin de fournir de motif à sa répudiation, surtout si l'épouse du moment ne lui a pas encore donné d'enfants. Et puis le commerce des belles « âzrïat » est un agréable dérivatif à la monotonie de la vie conjugale.

La femme elle-même peut obtenir la dissolution du mariage lorsqu'elle le juge insupportable. Pour elle, toutefois, ce sera plus difficile ; elle devra faire valoir, devant la « djemaa », les raisons qui l'incitent à réclamer le divorce; sont le plus souvent invoqués l'insuffisance des moyens de la belle famille pour assurer l'entretien du ménage, la privation de nourriture, l'inconduite du mari, ses relations dispendieuses avec une « âzrïa », l'intention de polygamie exprimée par lui... L'Aurasienne peut aussi arguer du non paiement de la dot promise lors de la conclusion du mariage. On a vu qu'elle joue volontiers de ce moyen pour racheter sa liberté, en remettant cette dot, en tout ou en partie, à la disposition de son époux.

Devenue libre, la femme répudiée ou divorcée peut se remarier avec l'homme de son choix. Toutefois, son ancien mari a la possibilité d'opposer son veto à son remariage avec tel individu précisément désigné. Il est permis de penser qu'il use de cette faculté lorsqu'il soupçonne l'individu en cause d'avoir eu des relations coupables avec sa femme avant la dissolution de son mariage.

Lorsqu'il s'agit d'une toute jeune femme, répudiée après une union de courte durée, elle retourne chez ses parents. Mais son père ne lui imposera plus un nouvel époux et, sans qu'elle soit véritablement émancipée de la tutelle paternelle, il la laissera, le plus souvent, libre de son choix.

Fréquemment, la femme libérée du lien conjugal opte pour la condition d'« âzrïa ». Celle-ci sera examinée dans le chapitre suivant.

4. L'adultère de la femme est sévèrement condamné par les « kanoun », qui reconnaissent le droit de vengeance au mari trompé.

Par contre, l'homme jouit d'une totale indépendance et son infidélité n'est répréhensible que lorsqu'elle met en péril le patrimoine ou les ressources du ménage. Pour autant l'Aurasienne n'en est pas moins très jalouse et si, en règle générale, elle feint d'ignorer l'inconduite de son mari, il arrive qu'elle en tire argument pour réclamer le divorce.

Le mari se doit de répudier la femme adultère. Il a même le droit de la tuer et de tuer son complice, s'il les surprend en flagrant délit. Mais il doit alors payer le « prix du sang ». Accompagné de son père, il se rend dans la famille de la défunte et propose, en présence des représentants de la « djemaa », de s'acquitter de sa dette. On imagine que cela ne va pas sans discussion, mais lorsque l'accord est conclu, la vengeance est éteinte et, en principe, les deux familles doivent s'en tenir là.

Mais les choses n'aboutissent pas toujours au meurtre. Le crime passionnel est devenu relativement rare et n'a pour victime que de toutes jeunes femmes, dont le mari est encore très jaloux. Le plus souvent, le mari trompé se contente de répudier l'épouse infidèle, après lui avoir administré une sévère correction.

5. La veuve aurasienne se trouve dans la même situation que toute femme musulmane d'Algérie venant de perdre son mari. C'est-à-dire qu'elle est soumise à l'« aâda », disposition du droit coranique l'obligeant à un deuil de quatre mois et dix jours, durant lequel elle ne quitte pas sa belle-famille et ne sort pas de la maison.

Le deuil modifie guère sa tenue vestimentaire. Déjà vêtue du « haf » (6) noir ou indigo, elle continue à porter cette tenue sombre. Mais elle se dépouille de ses bijoux, à l'exception toutefois des fibules indispensables au maintien du « haf » sur les épaules et parfois de certaines amulettes contenues dans leur étui d'argent. Elle ne se farde plus, ne rosit plus ses joues, n'avive plus les couleurs de sa bouche à l'aide du « souak » (7), n'use point du henné, ni d'un parfum quelconque. Tout au plus continue-t-elle à passer du kôhl sur le rebord de ses paupières, mais selon elle, il s'agit là d'une mesure d'hygiène et non d'une coquetterie. Enfin, elle ne laisse plus apparaître ses cheveux, la frange qui ornait son front et les mèches qui encadraient son visage sont dissimulées sous les spires de son turban, dépourvu de tout ornement.

L'« aâda » achevée, la femme procède à une grande toilette, se coiffe et enduit sa chevelure d'huile parfumée. Elle change de vêtements et retrouve ses nombreux bijoux. Le plus souvent elle s'en retourne dans sa famille. Elle emmène avec elle les enfants en bas âge et, spécialement, lorsqu'elle allaite, conserve le nourrisson au moins jusqu'au sevrage.

La tradition musulmane qui voudrait que la veuve épouse un membre de sa belle-famille est peu suivie dans l'Aurès. La veuve qui épouse un étranger doit rendre les enfants dont elle conserverait la garde, sans même attendre le sevrage d'un nourrisson.

Mais la veuve est libre aussi de choisir la position d'« âzrïa », ce qu'elle fait volontiers lorsqu'elle est encore jeune. Dans ce cas également elle perd la garde des enfants. Lorsqu'elle est vieille et ne songe plus à se remarier et encore moins à devenir « âzrïa », la veuve est recueillie par ses enfants. Dans le cas le plus général, il revient au fils aîné de lui ouvrir son foyer. Elle va y régner en maîtresse et jouira auprès des jeunes femmes de la maison d'une autorité incontestée. Si elle n'a pas de fils, une de ses filles, veuve comme elle ou divorcée, lui offrira de partager son existence et c'est ainsi que nombre d'« âzrïat » vivent en parfaite entente avec leur mère.

IV. — L'AZRIA

«, L' « âzrïa » est, au sens littéral du mot (8) une femme qui n'a pas de mari. Elle n'a pas de situation juridique spéciale. En fait, c'est une courtisane. » Telle est la définition qu'en donne Mathéa Gaudry qui ajoute :

« L' « âzrïa » n'est pas une prostituée que l'on relègue dans la honte, c'est une courtisane que l'on adule et qui, demain, rentrera dans la vie régulière. »

La plupart des auteurs, faute de pouvoir traduire le mot « âzrïa » autrement que par une périphrase, la désignent par la locution de « femme libre ». Il semble que celle de « femme libérée » conviendrait mieux car il est exclu qu'une célibataire puisse entrer de plain-pied dans cette nouvelle condition et ce, en raison de la précocité des mariages. Seule peut devenir

« âzrïa » la femme libérée de toute tutelle masculine, paternelle ou maritale, c'est-à-dire veuve ou divorcée.

1. La condition de I'« âzria » varie d'ailleurs d'une vallée à une autre, d'une tribu à la tribu voisine. C'est ainsi, par exemple, que chez les Ouled Abdi, elle habite fréquemment la maison familiale, tandis que dans la tribu des Béni bou Slimane elle vit seule, à moins que, comme on l'a vu au chapitre précédent, elle ait accueilli sa mère devenue veuve. Dans ce cas, les deux femmes s'entendent à merveille et la mère joue souvent le rôle d'entremetteuse.

Qu'elle vive isolée ou en famille, l'« âzrïa » agit toujours à sa guise. Elle sort librement, fréquente les cafés maures, fume en public, rencontre ses galants sans effronterie ni ostentation, mais sans se cacher, au vu et au su de tout le monde. Elle est au centre de toutes les réunions ; elle est flattée, adulée et sa coquetterie suscite parfois des jalousies. Il arrive alors que des rivaux en viennent aux mains ; que l'un d'eux tire son « bousaadi » et l'adversaire pourra payer de sa vie l'orgueil d'avoir été le favori d'une belle courtisane.

Les « âzrïat » dansent et chantent très agréablement. Certaines ont un répertoire étendu, en chaouïa et, pour quelques-unes, en arabe. Il leur arrive de se grouper pour organiser des séances de danse et de chant. C'est pour elles un moyen de gagner de l'argent. Dans l'Aurès, aucun cérémonie familiale ou collective, mariage, circoncision, fête saisonnière et même pèlerinage, ne saurait se passer de leur participation.

Les « âzrïat » des Ouled Abdi, les plus belles et les plus fêtées, sont souvent appelées en dehors de leur tribu et même hors de l'Aurès, à Biskra par exemple, pour animer une réception chez un notable. Certaines jouissent d'une grande renommée et il existe de véritables dynasties de courtisanes, telle à Menaa, celle des Fiyala, où l'on se succède de mère en fille. Mais ce sont, sans conteste, les « âzrïat » de Teniet el Abed, la

« Cythère de l'Aurès », selon Claude-Maurice Robert, qui l'emportent par le talent chorégraphique, la richesse du costume, la profusion et la finesse des bijoux. Elles sont les mieux et fort généreusement payées.

Les « âzrïat » sont tout le contraire de femmes vénales, de prostituées vulgaires. « Elles se donnent par amour, par indépendance, pour des cadeaux », écrit Odette Keun (9). Il me semble, en effet, que le sentiment qui domine chez ces femmes est un grand besoin d'indépendance, qu'elles satisfont, pas tant en faisant commerce de leurs charmes, qu'en exerçant leurs talents de danseuses, de chanteuses et aussi de « décoratrices » , si ce terme ne paraît pas inadéquat au cadre rustique de la maison aurasienne, car elles tissent des couvertures, des coussins, des tapis qui représentent également une source non négligeable de revenus. Certaines « âzrïat » possèdent des maisons, des champs, des vergers dont elles savent tirer profit. Contrairement à leurs sœurs musulmanes du Tell ou de Kabylie, entièrement soumises et totalement incapables d'initiative, elles possèdent un véritable esprit d'entreprise.

2. L'enfant de l'«âzrïa» porte le nom de sa mère, par exemple Ben ou Bent Aziza, Ben ou Bent Hourïa, Bent Fiyala... Les filles d'« âzrïa » ont la même situation et jouissent de la même considération que les autres Aurasiennes. Elles se marient avec autant de facilité que les autres jeunes filles. Comme elles, elles ne deviennent « âzrïa » à leur tour, qu'après avoir été mariées et avoir été libérées du lien conjugal, soit par répudiation ou divorce, soit par décès de leur conjoint.

3. Le retour à la vie régulière s'obtient par l'« âzrïa » en contractant un nouveau mariage. N'étant pas une réprouvée, au ban de la société, elle peut retrouver un foyer, avoir des enfants légitimes, redevenir une épouse fidèle et une excellente mère de famille.

Nombre de notables aurasiens épousent ainsi des « âzrïat » sans que cela choque l'opinion publique, ni retire rien à la considération dont ils jouissaient avant un tel mariage. Pour les Chaouïa, il n'y a là rien d'anormal, ni de répréhensible, dès lors que l'épouse renonce à son existence licencieuse pour se consacrer entièrement à son mari et à ses enfants.

Bien entendu, elle peut redevenir « âzrïa » si elle est à nouveau veuve ou divorcée... puis se remarier une nouvelle fois et si l'on cite le cas de femmes qui ont eu ainsi une existence en dents de scie, au cours de laquelle se sont succédé plusieurs mariages, entrecoupés de plusieurs périodes de liberté.

Il arrive d'ailleurs, assez rarement toutefois, que d'anciennes « âzrïat » rachètent les errements de leur vie passée par un voyage à La Mecque ou par un fanatisme exemplaire. » (10) Devenir « Hadjs » est, en effet, le souhait qu'elles caressent parfois comme l'avoue celle qu'interrogeait Odette Keun

  • Tu n'étais pas mariée ?
  • Je l'étais... Mon mari avait une autre femme, il me battait.
  • Tu ne te marieras plus ?

Elle secoue la tête : « Je suis heureuse ainsi... Mes amants me donnent des baisers, non des coups. Je suis comme toi : je peux me promener, pour causer, pour voir... et quand j'aurai assez d'argent... , soudain une nostalgie flamba, j'irai à La Mecque et mes péchés ne seront plus... » (11)

Ce vœu, qui demeure presque toujours inaccompli, eu égard au coût élevé du pèlerinage aux lieux saints, ne procède-t-il pas du même état d'âme que celui de ces grandes courtisanes européennes soudain confites en dévotion, qui vont finir leurs jours au couvent ?

***

J'ignore si, depuis que j'ai quitté l'Algérie, les mœurs des Chaouïa ont évolué au point de transformer radicalement la condition de la femme aurasienne.

Si j'en crois Jean Servier, à Arris lorsqu'éclata le mouvement insurrectionnel de novembre 1954 qui devait entraîner tout le pays dans la guerre subversive, les choses n'avaient guère changé jusqu'alors. Même si les marabouts réformistes condamnaient la liberté des mœurs et si leur action tendait à établir l'autorité d'un Islam rigoriste. (12)

Connaissant les Chaouïa et leur attachement à leur particularisme berbère, j'ai tout lieu de penser qu'ils ont conservé les us et coutumes, les traditions et les mœurs que j'ai eu l'occasion d'observer lorsque je résidais dans l'Aurès, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Raymond Féry.†

1. Ce chiffre représente la population de la commune mixte de l'Aurès en 1938.
2. Les Français emploient indifféremment le mot • Chaouia • pour désigner le masculin ou le féminin, le singulier ou le pluriel ; il en va différemment en berbère ou en arabe.
3. Germaine Tillion, Le harem et les cousins, Paris, 1966.
4. Azrïat • : pluriel d'« àzrïa •, femme libre. Sa condition fera l'objet d'un quatrième chapitre (infra).
5. Mathéa Gaudry, La femme chaouia de l'Aurès, Paris, 1929.
6. Haf : vaste vêtement, analogue au peplum des Romaines de l'Antiquité, qui enveloppe la femme entièrement.
7. Souak : écorce de noyer pilée, utilisée comme dentifrice.
8. Azria • • mot arabe (pluriel : azriat) que l'on écrit parfois • àzriya • pour mieux rendre la prononciation. En chaouia, on dit : • àzrit •.
9. Odette Keun, Les oasis dans la montagne, Paris, 1919.
10. athéa Gaudry, La femme chaouia de l'Aurès, 1929.
11. Odette Keun, Les oasis dans la montagne, Paris, 1919.
12. Jean Servier, Dans l'Aurès, sur les pas des rebelles, Paris, 1955.

In : « l'Algérianiste » n°21 de 1983

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