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Musulmans et Juifs dans la Régence

Écrit par Xavier Yacono. Associe a la categorie Autochtones

Combien en 1830 ?

On s'est beaucoup interrogé et l'on a aussi polémiqué sur le chiffre de la population de la Régence d'Alger en 1830. S'appuyant sur des documents et les étudiant Xavier Yacono nous donne ici son point de vue d'historien.

C'est là une des questions les plus délicates qui se posent à l'historien s'intéressant à la situation de la Régence au moment de l'expédition d'Alger. D'une part, les Turcs ignoraient les recensements et ne tenaient même pas de registres des naissances et des décès ; d'autre part, les considérations politiques ont souvent pesé sur les appréciations, les uns voulant montrer que la colonisation avait immédiatement provoqué une croissance démographique remarquable, les autres, au contraire, prétendant apporter la preuve qu'elle était à l'origine d'un véritable génocide.

L'importance respective des musulmans et des juifs était très différente, ces derniers ne constituant qu'une faible minorité que nous essayerons d'évaluer lorsque nous aurons déterminé le nombre le plus probable concernant la population totale, c'est-à-dire pratiquement celui de la population musulmane puisqu'il s'agit simplement d'une approximation.

Pour atteindre ce résultat nous n'avons que deux moyens à notre disposition : l'examen des estimations faites par des contemporains et une extrapolation à partir d'un dénombrement sérieux.

1. — LES ESTIMATIONS

Elles ne manquent pas mais il est évident qu'il faut s'en tenir à celles qui ne sont pas trop éloignées de 1830, en particulier pour les années qui suivent l'occupation d'Alger, car, à partir de 1839, la guerre s'étendant à une grande partie de l'Algérie peut introduire de notables perturbations.

Les estimations des consuls

En l'absence de toute documentation officielle antérieure à 1830, ce sont les estimations faites par les consuls qui peuvent paraître les plus intéressantes. Nous n'en connaissons que trois, dont l'une de manière indirecte.

En 1809, le consul français Dubois-Thainville parle de trois millions d'hommes dans l'oppression la plus affreuse, précisant qu'il serait assez difficile, au surplus, d'évaluer au juste la population de ces contrées pas même celle des villes. C'est ce nombre que l'agent de Napoléon ter, le chef de bataillon Boutin, logeant au consulat, avait retenu en 1808 lorsque, parlant de la population, il écrivait dans son célèbre rapport : « L'opinion générale la porte à 2.800.000 ou 3.000.000 d'âmes, mais c'est une opinion de confiance. Si l'on excepte les villes de la côte et les chefs-lieux des pachalicks, on n'a presque aucune donnée sur cet objet. Les Maures de l'intérieur habitent sous des tentes et changent souvent de place, ce qui pourrait déjà faire commettre des erreurs. D'un autre côté, une grande partie de ce pays n'a point été visitée. »

Le littérateur italien Pananti fit, en 1814, un séjour forcé à Alger. capturé par les pirates barbaresques et destiné à devenir esclave, il fut libéré par le consul d'Angleterre Mac Donnel, duquel il tient évidemment l'essentiel de sa documentation concernant la Régence. Or il avance le nombre de cinq millions d'habitants, c'est-à-dire si l'on retient l'estima­tion de Dubois-Thainville, une augmentation de deux millions en cinq ans d'autant plus impossible qu'on signale une famine en 1811.

Quelques années plus tard, en 1826, le consul des Etats-Unis, W. Shaler, pense que la population de « l'Etat d'Alger » s'élève à moins de un million d'habitants, soit un effondrement invraisemblable par rapport aux estimations antérieures même en faisant état de plusieurs années de disette et des divers troubles qui ensanglantaient la Régence depuis le début du siècle. Il est à noter cependant que l'estimation de Shaler parut la plus vraisemblable aux autorités françaises puisque dans l'Aperçu historique, statistique et topographique sur l'Etat d'Alger, mis dans les mains des officiers de l'expédition, on retint le nombre d'« environ un million » bien que la brochure fût faite essentiellement avec la documentation empruntée au rapport Boutin.

Une conclusion semble donc s'imposer : dans les années qui précèdent la prise d'Alger, même les observateurs les mieux placés étaient absolument incapables de se faire une opinion valable sur l'importance numérique de la population algérienne.

L'estimation de Sidi Hamdan

Au lendemain de la conquête cependant, quelqu'un prétendit faire accepter un nombre particulièrement élevé, et jusque-là jamais avancé, celui de 10 millions d'habitants. On le trouve dans un livre paru à Paris en 1833 sous le titre Aperçu historique et statistique sur la Régence d'Alger, intitulé en arabe le Miroir, par Sidy Hamdan-ben-Othman Khoja.

Celui-ci était le fils du makatagy, c'est-à-dire, selon Pellissier de Rey­naud, du chef des secrétaires du dey, mais cela n'implique pas évidemment qu'il ait eu à sa disposition des documents démographiques particuliers puisque ceux-ci n'existaient pas. Pour rejeter son estimation, les arguments ne manquent pas. D'abord, l'auteur a subi de graves préjudices du fait de Clauzel, lieutenant-général, commandant en chef de l'Armée d'Afrique d'août 1830 à février 1831, et le livre a le caractère d'un libelle visant à montrer que le général poursuivait une politique d'extermination systé­matique. L'esprit critique et les connaissances géographiques de Sidi Hamdan appellent les plus sérieuses réserves : il affirme que les Bédouins « mettent en pièces et dévorent même quelquefois les Français faits prisonniers » ; il pense que les habitants du Sahara constituent un peuple très nombreux comme les Kabyles et croit que la population augmente de la côte vers l'intérieur !

Remarque encore plus décisive : sur quoi reposait l'enquête de Sidi Hamdan alors que la circulation à travers la Régence était très difficile (aucune route et cinq ponts pour tout le pays), qu'un grand nombre de tribus échappaient complètement à l'autorité turque et que lui-même avait seulement parcouru les pistes d'Alger à Constantine et de Constantine à Bône ? La question ne paraît pas préoccuper notre informateur qui écrit tout simplement : J'ai parlé (1er chapitre du livre) de la population de la Régence d'Alger, j'ai dit qu'elle s'élevait à dix millions d'âmes ; quelques-uns de mes lecteurs croiront peut-être que j'exagère, je leur ferai remarquer cependant qu'il ne faut que parcourir l'intérieur de la Régence pendant une seule semaine pour se former une idée à peu près exacte du nombre de ses habitants...

L'ennui, pour Sidi Hamdan, est que de nombreux militaires ayant parcouru la Régence souvent pendant plus d'une semaine nous ont laissé des estimations fort différentes.

Quelques estimations de militaires

Nous les donnons dans l'ordre chronologique, sans autre but que de montrer la disparité entre les estimations d'officiers qui pouvaient paraître bien placés pour être informés.

Colonel adjoint à l'état-major du général en chef, Juchereau de Saint-Denys, en 1831, dans ses Considérations statistiques, historiques, militaires et politiques sur la Régence d'Alger, ne va pas au-delà de 800.000 habitants.

Le général de Loverdo est noté comme ayant particulièrement étudié l'Algérie, sans doute parce qu'il a présidé la « Commission chargée d'étudier l'éventualité des opérations contre Alger ». Il participe à l'expédition comme commandant la 2e division de l'armée. Dans son Journal de 1831, il estime la population de la Régence à moins de un million d'habitants.

Le général Valazé, qui avait commandé le génie dans l'armée d'expédition et auquel on attribue des études sur l'Algérie, opte pour deux millions d'habitants devant la Commission d'Afrique en janvier 1834. Celle-ci avait été constituée en 1833 pour se prononcer sur la politique de la France en Afrique : après avoir entendu de nombreuses personnalités, dont Sidi Hamdan, elle recommanda une occupation restreinte et, quant à la population, retint le nombre de trois à quatre millions.

Vu les qualités de son auteur, le témoignage de Pellissier de Reynaud est particulièrement précieux. Il s'agit, en effet, de l'un des officiers les plus remarquables de l'Armée d'Afrique qui, après avoir participé à la prise d'Alger, se spécialisa dans les Affaires arabes, tout en participant à diverses expéditions. Esprit libre et pénétrant, il nous a laissé des Annales algériennes dont la première édition est de 1836-1839 et qui constituent un document très utilisé par les historiens. Avec raison il écrit : Dans un pays où rien ne s'imprime, il est fort difficile d'avoir des documents géographiques et statistiques très positifs ; ceux que l'on obtient de vive voix sont souvent fautifs et contradictoires.

C'est seulement dans l'édition de 1854 qu'il se risque à donner des nombres au cours du tableau qu'il fait des diverses régions vers 1833: près de 230.000 âmes dans la province d'Alger ; près de 500.000 dans celle d'Oran ; au moins 1.500.000 âmes dans celle de Constantine ; aucune estimation pour le Titteri, ce qui donnerait sans doute un total ne dépassant guère 2.500.000.

En 1837 est créée la « Commission scientifique de l'Algérie », chargée de mener une vaste enquête dans le pays et qui devait, à partir de 1839, accomplir un travail considérable. Elle comptait vingt-quatre membres, avec des hommes connus comme Berbrugger, Carette, Enfantin, Pellissier de Reynaud, de Neveu. A la présidence on appela un célèbre naturaliste, le colonel Bory de Saint-Vincent, membre de l'Institut, qui avait déjà dirigé l'expédition scientifique de Morée en 1829. Un informateur particulièrement qualifié ? Si oui, il faut le suivre lorsqu'il écrit, le 31 mai 1841 : Que diriez-vous si la Commission scientifique vous démontrait que l'Algérie entière, depuis Tunis au Maroc et de Tagurt (Touggourt) ici, ne contient que 400.000 âmes en tout ? Son opinion évolue d'ailleurs et, quelques mois après, le 8 décembre, il affirme : Je maintiens et je soutiendrai quand il le faudra que l'Algérie tout entière du Maroc à Tunis et du Sahara à la Méditerranée ne compte pas 1.200.000 âmes dont la moitié pour la province de Constantine et le reste pour Alger et Oran.

Mais nous ne pouvons lui faire confiance, non seulement parce que nous ignorons ses sources exactes d'information, mais aussi et surtout parce qu'il poursuit un objectif déterminé : montrer l'incapacité du général Valée, alors gouverneur général, à s'imposer dans un pays cependant; à peu près vide. La suite de sa lettre du 8 décembre 1841 est à cet égard édifiante lorsqu'on lit : Mettez donc 300.000 femelles, 200.000 enfants et vieillards, restera 100.000 adultes (1) éparpillés sur une surface égale au tiers de la France, dont aucune puissance humaine ne saurait réunir et maintenir huit jours sur un point seulement 6.000 hommes, mettons dix. Et c'est de ces sortes de moustiques mal armés, inconsistants, lâches et malpropres que la France ne peut venir à bout avec les 50.000 soldats dont elle peut disposer sur les 80.000 qu'elle entretient ainsi sur le papier. Ce sont ces misérables demi-sauvages dont la rage de faire des bulletins et les fautes incroyables de votre stupide Valée ont fait quelque chose d'apparent que l'on ne saurait réduire !

Bugeaud, dans les premières années de son commandement tout au moins, ne mérite pas davantage de confiance. On lui attribue, pour 1843, une estimation de huit millions d'habitants, mais, en janvier 1845, dans un discours à la Chambre, alors qu'il désirait obtenir une forte augmentation des effectifs de l'armée et avait intérêt à grossir les chiffres, il était beaucoup plus modéré, disant : Nous n'avons pas fait la statistique exacte ; ce n'était pas aisé... Mais, d'après nos aperçus, nous croyons qu'il y a sous notre domination quatre millions d'Arabes. Plus tard, il diminue encore cette estimation et il écrira à propos de l'ensemble du pays : Une population qui n'est que de deux millions selon les uns, de deux à trois millions selon les autres, de trois à quatre millions selon moi... Son évolution ne s'explique pas évidemment par l'extermination massive des indigènes, mais parce que, pour la première fois, on disposait des résultats d'un dénombrement et que, malgré son désir de faire pression sur les pouvoirs publics, Bugeaud était obligé d'en tenir compte.

II. — LE RECOURS A L'EXTRAPOLATION

C'est l'existence de ce dénombrement de 1845 qui peut nous permettre de recourir à l'extrapolation après avoir effectué la critique des nombres dont nous disposons, déterminé le sens de l'évolution depuis 1830, évalué le taux de croissance ou de décroissance. Nous ne donnerons ici que l'essentiel, renvoyant pour le détail à notre étude parue dans la Revue africaine des 3° et 4° trimestres 1954, pp. 277-307, et dans le Bulletin de la section d'histoire moderne et contemporaine du Comité des travaux historiques et scientifiques de 1954, pp. 189-223.

Critique du dénombrement de 1845

Il faut souligner tout d'abord qu'il s'agit d'un travail sérieux, répondant à des directives précises et poursuivant un objectif primordial puisque destiné à « servir de base à toutes nos opérations administratives » (circulaire de Bugeaud du 30 août 1845). Effectué sous la direction d'officiers connaissant bien la région administrée, il fournit pour chaque tribu et parfois pour chaque fraction de tribu : la superficie du territoire et celle des terres labourées ; la composition du troupeau (en bœufs et vaches, moutons, chèvres, chevaux, mulets, chameaux) ; le nombre de tentes et de gourbis ; le nombre de cavaliers, de fantassins, de femmes, enfants et vieillards, ainsi que le total de toute la population. Il ne donne certes pas des résultats correspondant à une date très précise, mais cela est sans grande importance pour l'objet de notre étude et d'ailleurs, en Algérie, les recensements nominatifs à jour fixe ne commencent qu'en 1886.

A quel total aboutissait l'administration de Bugeaud ? A trois millions au minimum en tenant compte des omissions évaluées approximativement à 350.000. Ce nombre de trois millions fut accepté comme valable par quelques-uns des hommes qui connaissaient le mieux l'Algérie : I. Urbain, F. Lapasset, Carette, Rozet, Daumas, L. de Baudicour. Cependant, il ne saurait totalement nous satisfaire et il doit être soumis à une double cri-tique :

— d'une part, en effet, le territoire envisagé déborde sensiblement celui de l'Algérie du Nord que nous limitons par une ligne passant au sud d'Ain Sefra et par Laghouat, Biskra et le sud de l'Aurès (environ 300.000 km2) ;

— d'autre part, les chiffres donnés traduisent pour plus des deux tiers les résultats d'une enquête effective mais pour une fraction du territoire (essentiellement la Kabylie) il s'agit d'une estimation.

Musulmants-et-juifsSur ces deux points les corrections nécessaires peuvent être apportées assez facilement en utilisant notamment les dénombrements de 1851, 1856, 1861 et 1866. Sans entrer dans le détail, nous dirons que le nombre de 2.600.000 apparaît comme le plus vraisemblable pour la seule Algérie du Nord en 1845.

Le sens de l'évolution

Le dénombrement de 1845 présente l'avantage considérable de ne pas être trop éloigné des premières années de l'occupation française, mais il traduit déjà l'aboutissement d'une évolution dont il importe de préciser le sens.

Constatant la croissance des dernières décennies de l'Algérie française, on admet souvent, explicitement ou non, que celle-ci a commencé dès 1830: Cela n'est pas possible et les statistiques montrent d'ailleurs que la courbe démographique algérienne n'est constamment ascendante que depuis 1872.

Pour la période 1830-1845, il ne peut y avoir de doute sur le sens de révolution lorsqu'on tient compte de l'anarchie qui suivit l'effondrement du régime turc, de la guerre à peu près continuelle (surtout dans l'Algérie occidentale) et des épidémies désastreuses : choléra et variole de 1834 à 1837, typhus en 1842. Le témoignage des contemporains est d'ailleurs formel : Enfantin note la diminution progressive de la population indigène dans son ouvrage Colonisation de l'Algérie qui est de 1843, et le docteur Bodichon, dans ses Etudes sur l'Algérie et l'Afrique, publiées en 1847, consacre tout un chapitre à cette question sous le titre Disparition des musulmans soumis au pouvoir et au contact des chrétiens. Voilà donc un fait qu'on peut considérer comme certain : de 1830 à 1845, pour des raisons qui ne tiennent pas toutes à la guerre, la population indigène a diminué. Mais de combien ?

Le taux de décroissance

Le problème revient à établir un taux de décroissance. Sans vouloir entreprendre ici une analyse précise, disons qu'il est possible de trouver dans l'histoire de l'Algérie des périodes ayant subi des calamités comparables à celles des années 1830-1845 et sur lesquelles nous disposons des données numériques de recensements. La plus remarquable est certainement celle qui va de 1845 à 1856 : la guerre se poursuit contre Abd el-Kader et Bou Maza d'abord, en Kabylie ensuite les épidémies dévastent le pays (les archives du Val-de-Grâce nous fournissent tous les chiffres désirables) et, en 1850-1851 la disette est telle qu'on voit les Arabes manger du sanglier avec l'autorisation de leurs chefs religieux. Or pour cette période désastreuse le taux annuel de décroissance est de 0,93 p. 100.

Si nous le considérons comme vraisemblable pour les années antérieures, par le calcul nous obtenons pour 1830 2.991.000 habitants, trois millions si l'on veut, soit le nombre que Boutin admettait comme une opinion de confiance, confiance qui, en l'occurrence, semble avoir été bien placée.

Il est bien évident cependant que nous présentons ce nombre non comme une certitude mais comme une approximation reposant sur autre chose que l'intuition ou la passion politique.

III. — LE NOMBRE DE JUIFS

Si, pour l'ensemble de la population algérienne, les estimations s'échelonnent de 1 à 25 depuis celle de Bory de Saint-Vincent à celle de Sidi Hamdan, pour les seuls juifs les écarts sont plus modérés, les extrêmes à notre connaissance, se trouvant, d'une part, dans le livre du professeur Juan Bta Vilar, Emigration espanola a Argelia (1830-1900). Colonizacion hispanica de la Argelia francesa, publié à Madrid, en 1975, où il avance (p. 29) le nombre de 16.000 et, d'autre part, sous la plume de E. Carette, capitaine du génie connu par d'importants travaux sur l'Algérie et qui, dans un ouvrage collectif de 1850, L'Univers pittoresque. Histoire et description de tous les peuples, traitant de l'Algérie, estime (p. 108), la population juive à 80.000 individus, y compris celle du Sahara. L'écart entre les deux évaluations est donc de 1 à 5.

Il nous semble possible de proposer une estimation reposant sur le rapport numérique entre population musulmane et population juive en admettant un certain parallélisme entre l'évolution des deux communautés.

Celui-ci cependant ne saurait être parfait car la répartition des deux populations n'était pas la même. Pour plus de 95 P. 100. la population musulmane, surtout si on en déduit les Turcs, était rurale: Dans la population juive, contrairement à ce qu'on pense parfois, on comptait également nombre de familles vivant hors des agglomérations, habitant la tente ou le gourbi, parfois, mais rarement, agriculteurs, exerçant le plus souvent les professions de colporteurs et d'orfèvres, menant même la vie nomade qui avait été celle des tribus berbères judaïsées dont elles descendaient. Toutefois, près de la moitié de la communauté juive vivait certainement dans les principaux centres de la Régence : Alger, Oran, Constantine, Tlemcen, Mascara, Bône (Annaba), Blida.

Or les effets meurtriers de la guerre et, plus encore, les calamités comme la sécheresse atteignent beaucoup plus les habitants des campagnes que ceux des agglomérations. Par suite il nous faut envisager seulement la période antérieure aux années 1867-1868 qui virent s'abattre sur l'Algérie une terrible famine qui ravagea les campagnes.

Or si nous examinons les huit dénombrements connus avant cette période, c'est celui de 1866 qui nous paraît le plus crédible, pour le territoire envisagé : 2.524.000 habitants que nous assimilons aux musulmans et 33.952 juifs pour l'ensemble de l'Algérie. Le rapport est donc de 1,34 p. 100 ce qui, en admettant la constance de ce rapport, donnerait pour 1830, à côté de 3.000.000 de musulmans, 40.200 juifs. Il s'agit là d'un nombre maximum car, d'une part, il englobe plusieurs centaines de juifs des oasis sahariennes septentrionales (sans doute dans les 1.500) et, d'autre part, et surtout à cause de l'importance de la population juive citadine dont la décroissance a probablement été moins rapide que celle de la population musulmane.

Ainsi nous ne pensons pas nous éloigner trop de la réalité en admettant pour la Régence en 1830 une population totale de 3 millions d'habitants avec quelque 40.000 juifs en considérant que ces nombres peuvent pécher, mais dans une faible mesure, plutôt par excès que par défaut.

Xavier YACONO

(1) Dans l'esprit de Bory de Saint-Vincent ce total de 600.000 individus doit s'expliquer par le fait que seules les provinces d'Alger et d'Oran étaient réellement concernées par la guerre.

In l'Algérianiste n°13 de mars 1981