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Les rendez-vous de l'Histoire

Écrit par Raymond Féry. Associe a la categorie Histoire Politique

Les rendez-vous de l'Histoire


TIGHANIMINE, ce lieu chargé d'histoire, le récent voyage de M. Cheysson à Alger me le remet en mémoire. Jeune médecin de colonisation à Arris, j'empruntais régulièrement, au cours de mes tournées périodiques dans les douars, la route, réduite à l'époque à l'état de piste tout juste carrossable, qui reliait Biskra au chef-lieu de ma circonscription. Celle-ci s'étendait sur un vaste territoire montagneux, peuplé d'environ 30 000 habitants — les Chaouïa —. Elle était traversée en diagonale par la vallée de l'Oued el Abiod, l'un des deux axes de pénétration de l 'Aurès avec celle de l'Oued Abdi.

L'Oued el Abiod prend sa source au Djebel Chélia, le plus haut som­met d'Algérie, qui culmine à 2 328 mètres d'altitude. Pendant près de cinquante kilomètres, l'oued suit une direction nord-est - sud-ouest et longe le versant septentrional du Djebel Zellatou, contre lequel il vient buter, à une quinzaine de kilomètres d'Arris. Là, il doit franchir l'étroit défilé des gorges de Tighanimine pour passer sur le versant saharien du massif.



LA ROUTE ROMAINE


A partir d'Arris, la route suit de bout en bout la vallée de l'Oued el Abiod et passe, dans les gorges, juste au dessous d'une inscription latine gravée dans le roc. J'en avais relevé les caractères :

IMP. CAES. T. AELIO. HADRIANO. ANTONINO
AVG. PI0. P.P. IIII.ET M. AVRELIO. CAESARI. II
COS. PER. PRASTINA MESSALINVM LEC. AVG. PR.
PR. VEXIL. LEC. VI. FERR. VIA FECIT.

 


M. André Berthier, chartiste érudit, conservateur des archives dépar­tementales de Constantine, m'en avait fourni la traduction :

« Sous le règne de l'empereur César, Titus, Aetius, Hadrianus, Anto­ninus le Pieux, Père de la Patrie (c'est-à-dire consul) pour la quatrième fois et de Marcuzs, Aurélius, César, consul pour la deuxième fois, par ordre de Prastina Messalinus, légat impérial, proprêteur, un détachement de la VIeLégion de fer a construit cette route. »

Pour en savoir davantage sur le passé de ces lieux, M. Berthier m'avait conseillé de lire la correspondance échangée par le maréchal de Saint-Arnaud avec sa famille, durant la quinzaine d'années où ce chef militaire a guerroyé en Algérie.

En 1853, le maréchal était ministre de la Guerre de l'empereur Napoléon III. A ce titre, il avait en charge les destinées de l'Algérie et fut le créateur du corps des médecins de colonisation. C'était pour moi une raison supplémentaire de suivre le conseil de M. Berthier.

 

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 PREMIERE TRAVERSEE DE L'AURES PAR LES FRANÇAIS


La lecture de correspondance du maréchal m'apprit beaucoup de choses sur les durs combats et les pénibles péripéties qui jalonnèrent la conquête de l'Algérie. Mais deux lettres retinrent particulièrement mon attention, elles avaient été écrites dans l'Aurès.

En mai 1850, Saint-Arnaud, alors général, avait pris le commandement d'une colonne de 5 000 hommes, avec mission de traverser le pays chaouïa, de part en part, de Lambèse à Biskra. Vingt ans après le débarquement de Sidi-Ferruch, la pacification de l'Algérie n'était pas achevée. Après la prise de Constantine (octobre 1837) l'armée française était solidement installée dans les villes de la province : Bône, Bougie... et aussi Batna et Biskra. Mais l'Aurès demeurait inviolé.

Les tribus chaouïa, toujours insoumises, étaient l'objet d'une pression constante de la part des troupes françaises, qui avaient contourné le mas­sif, par l'ouest, de Batna à El Kantara et Biskra et, par l'est, de Khenchela à Khanga Sidi-Nadji. En mars 1844, le duc d'Aumale, pourchassant Mohamed Es-Seghir, khalifa de l'Emir Abd El-Kader, avait occupé l'oasis de M'chou­nèche. Mais à l'intérieur du pays, seules des
expéditions de courte durée avaient été tentées. En 1845, l'une de ces actions, commandée par le colo­nel Canrobert, avait contraint Si El-Hadj Ahmed, dernier bey de Constantine qui s'était réfugié dans l'Aurès après la prise de sa capitale par le général Valée, à faire sa reddition.

Cette fois, il s'agissait de pénétrer plus avant et de s'établir dans tout le pays chaouïa. Partie du siège de l'ancienne VI° Légion romaine, la colonne de Saint-Arnaud remonta le versant nord du massif en empruntant la vallée de l'Oued Taga. Arrivée au cœur de l'Aurès, elle bivouaqua au pied de la muraille rocheuse du Djebel Zellatou, barrant la vallée de l'Oued el Abiod.

Le 9 juin 1850, le général écrivait à sa mère : « Je viens d'arriver dans un entonnoir, entouré de rochers à pic, qu’on pourrait appeler la fin du monde. Pour seule issue, une bordure de rochers d'une élévation de cinq cents mètres, c'est dans ce défilé dangereux que je vais engager ma colonne. Jamais les troupes françaises ne sontmontées ici. Une ins­cription taillée dans le roc constatera notre arrivée, notre passage, le numéro des régiments de la colonne et mon nom comme commandant de cette expédition. »

Le lendemain à l'aube, la troupe s'engagea sur la piste taillée à flanc de rocher, surplombant le torrentueux cours d'eau dans les gorges de Tighanimine. Quelle ne fut pas la stupéfaction de Saint-Arnaud, lorsqu'à mi-parcours, il découvrit l'inscription romaine, commémorant le passage d'un détachement de la VIe Légion ! Cette fois, c'est à son frère, avocat à Paris, qu'il fit part de sa surprenante découverte !: «Nousnousflattions, écrit-il, d'avoir passé les premiers le défilé de Khanga-Tighanimine : erreur ! Au beau milieu, gravée dans le roc, nous avons lu une inscription parfaitement conservée, qui nous apprend que, sous Antoninle Pieux, la VIe Légion (ferrata) romaine avait fait la route à laquelle nous travaillons actuellement mil six cent cinquante ans après ! Nous sommes restés sots !... »

Et Saint-Arnaud, meilleur latiniste que moi puisque, apparemment, il n'avait pas eu besoin d'avoir recours à un archiviste paléographe pour déchiffrer l'inscription, renonça à son projet de graver dans la pierre la marque de son passage. Dommage ! Quel symbole eût été pour les géné­rations futures la trace de cette rencontre, au cœur de l'Aurès, des soldats de l'Armée d'Afrique mettant leurs pas dans ceux des Légionnaires romains.



LE MASSACRE DES INNOCENTS

Aujourd'huic'est un autre souvenir qui hante ma mémoire, alors que le chef de la diplomatie française revient d'Alger, où il est allé représenter la France aux cérémonies commémorant le début de l'insurrection qui allait embraser le pays tout entier et, après une terrible guerre de sept années aboutir à l'indépendance de l'Algérie et au départ des Français.

1er novembre 1954. — Cette date est devenue un symbole... infiniment triste et douloureux pour nous, Français d'Algérie, qui avons été chassés de la terre natale, glorieux et rayonnant pour ceux qui règnent sur elle désormais.

Mais, si la mémoire collective conserve le souvenir de l'assassinat de l'instituteur Monnerot dans une étroite vallée de l'Aurès, combien de spec­tateurs de la télé, d'auditeurs de la radio, lecteurs des journaux et des magazines sont capables de situer le tragique défilé, combien savent ce qui s'y est réellement passé ?

A l'époque, la France, gouvernée par Pierre Mendès-France, venaitde se débarrasser, dans quelles conditions !, du pesant fardeau dela guerre d'Indochine. Mais Dien Bien Phu était oublié. Les Métropolitainsvenaient de passer des vacances ensoleillées sur la côte d'Azur, BrigitteBardot fascinait le monde et l'on se préparait déjà aux vacances de neigeet aux sports d'hiver. Quant aux Français d'Algérie, ils n'avaient jamaislié leur destin à celui de l'Indochine. Eux, habitaient des départementsfrançais, Alger était à moins de deux heures d'avion de Paris, leur paysétait en paix et il y faisait bon vivre.

 

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Les gorges de Tighanimine

 

 

L’attaque du courrier de Biskra, ce car qui traversait l’Aurés pour relier la grande oasis à Arris, éclata comme un coup de tonnerre dansun ciel serein. Pierre Laffont l'a souligné : «C'est à la stupéfaction générale qu'éclatent, le 1" novembre de cette année fatidique, des événements sanglants. Ce n'est pas leur gravité (sept morts et douze blessés), le pays a connu des troubles autrement sérieux, mais la simultanéité d'action en des points éloignés qui révèle une organisation structurée sur tout le serein. Pierre Laffont l'a souligné : «C'est à la stupéfaction générale qu'éclatent, le 1" novembre de cette année fatidique, des événements sanglants. Ce n'est pas leur gravité (sept morts et douze blessés), le pays a connu des troubles autrement sérieux, mais la simultanéité d'action en des points éloignés qui révèle une organisation structurée sur tout le territoire...

« Estimant que le gouverneur Léonard s'est laissé surprendre, Mendès-France le rappelle à Paris et nomme à sa place l'ethnologue Jacques Sous­telle. » (1).

Un autre ethnologue, Jean Servier, se trouvait dans l'Aurès, où il poursuivait des recherches linguistiques. Son témoignage est émouvant :

« Comme tous les matins, le car avait quitté M'chounèche et sa pal­meraie, pour s'engager dans les gorges de Tighanimine... Là, un cordon de pierres barrait la route ; des hommes le gardaient portant des vestes de cuir et des pantalons kakis, le visage voilé jusqu'aux yeux. Sous la menace de leurs mitraillettes, le car dut s'arrêter devant le barrage.

« Les hommes regardèrent par les vitres baissées. Dans la foule des burnous blancs et des visages bronzés, il y avait un jeune ménage français : les Monnerot, instituteurs d'une école voisine, qui profitaient des vacances de la Toussaint pour aller déjeuner chez un de leurs collègues, à Arris.

« — Descendez, dirent les hommes masqués.

« Les Français s'exécutèrent...

« Un homme intervient avec fougue :

« — Vous n'avez pas honte ! Ce sont des enfants, des instituteurs. Ils viennent juste d'arriver chez nous, pour notre bien.

« L'attention des bandits se détourna.

« Qui es-tu ? demandèrent-ils...

« Je suis le caïd Hadj Sadok, capitaine de Spahis.

... une rafale de mitraillette le plia en deux. Il rampa vers le marchepied du car et réussit à l'atteindre.

« — Laisse monter ce porc et conduis-le à Arris, dit l'un des bandits au chauffeur. C'est tout de même un musulman.

« Dans les escarpements rocheux des gorges, au dessus de la route, des hommes se rassemblent. Eux aussi, ils portent la vareuse de cuir et ont le visage voilé. L'un d'eux crie à pleins poumons :

«Khali inssa ! (laisse la femme).

« Une rafale atteint Monnerot. Sa femme qui s'était serrée contre lui, est blessée à la cuisse par la dernière balle. » (2).

Le car arrive à Arris, le caïd Hadj Sadok est transporté à l'hôpital. L'administrateur de la commune mixte accourt à son chevet et recueille son témoignage. Quand il revient au bordj, où tous les Français du village sont rassemblés, il dit : Le caïd vient de mourir.
Alors une colonne s'organise pour porter secours aux Monnerot, abandonnés à Tighanimine (3) : Jean Servier, deux maçons italiens, trois instituteurs et deux Chaouïa d 'Arris montent dans un Dodge, le caïd Lakhal, capitaine de réserve, suit dans une jeep, accompagné par des hommes de son douar dont il est sûr.

La colonne fonce vers le défilé, mais la marche est ralentie par une caravane de nomades qui redescendent vers le Sud. Jean Servier a l'impres­sion de traverser un monde hostile « Les hommes qui encadrent la cara­vane ont les yeux fixés devant eux, comme si nous n'existions pas, écrit-il. Les femmes elles, nous dévisagent avec une haine insolente. » (4)

Le caïd Lakhal n'obtient pas de réponse lorsqu'il interroge les fellahs croisés en chemin. Finalement deux jeunes garçons déclarent qu'ils ont vu des « chrétiens malades, au bord de la route, près de la pierre romaine. »

Les sauveteurs se hâtent, à l'entrée des gorges ils descendent de leurs véhicules et avancent prudemment, leurs armes à la main. Jean Servier raconte

« L'un de mes compagnons pousse un cri et part en courant, le doigt tendu. J'essaie en vain de le rappeler à la prudence. Devant nous, sur la route, une jeune femme est assise; un homme est étendu à ses pieds, le visage contre le sol. Le sang rouge-vif n'a pas encore eu le temps de brunir au soleil.

« Vous arrivez trop tard, crie la jeune femme en sanglotant. Il est mort en vous apercevant.

Puis elle répète, interminablement :

« Il est mort, c'est trop tard... » (4).

Mme Monnerot survivra. Vit-elle encore ?... C'est probable, elle était bien jeune en 1954. Que doit-elle penser de M. Cheyssop aujourd'hui ?

(Illustration de l'auteur.)

 

Raymond FÉRY

 

 

 

1- Pierre Laffont : l'Algérie des Français, Borde» èdit . Paris 1981, page 99.
2- Jean Servies : Dans l'Aurès sur les pas des rebelles. Editions France-Empire, Paris 1955.
3 - Jean Servier rapporte que deux « touristes »vêtus comme l'on imagine Saint-Germain-des-Prés dans le milieu à Casablanca : chemises noires et pantalons collants de toile noire, sont arrivés à Arris, peu après le car de Biskra. Ils sont passés devant le couple Monnerot sans s'arrêter. « — Je n'avais pas envie de risquer ma peau, expliquait l'homme avec, sourire maniéré... - Ils ne purent quitter Arris que pour être déférés à la prison de Batna, pour non assistance à des tiers en danger de mort... » (4).
4- Jean Servier, loc. cit.

 

In : « l’Algérianiste » n°28

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