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L'immigration européenne en Oranie au XIXe siècle

Écrit par Marc Del Monte. Associe a la categorie Histoire Politique

L'immigration européenne en Oranie au XIXe siècle

 
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Vue d’Oran avec le fort Saint-Grégoire, le fort Santa Cruz et la porte de la batterie de la Moune
(1832). (coll.particuliére)

Pris entre deux cultures, mes attaches sont à la fois savoyardes et méditerra­néennes, C'est pourquoi j'ai choisi de traiter: L'immigration européenne en Oranie au XIXe siècle. Ce thème m'a été inspiré par les travaux consacrés à l'immigration savoyarde en Argentine. Je me suis demandé si je ne trouverais pas des Savoyards immigrés en Oranie. En effet, au cours de mes recherches, je me suis aperçu que comme pour l'Argentine, une Société suisse, « la Société Genevoise des Colonies Suisses de Sétif », fondée à Genève le 22 septembre 1853, avait organisé le départ de ses compatriotes en Algérie dans la région de Sétif. Cette société avait obtenu de l'empereur Napoléon III une concession de 20 000 ha et introduit de nombreux Vaudois et Valaisans en Algérie. C'est pourquoi, j'ai décidé d'étudier la manière dont s'était déroulée l'immigration en Oranie. J'examinerai successivement en m'appuyant sur des cas concrets les différentes formes de cette immigration.

La prise d'Alger eut lieu, sous Charles X, en juillet 1830 et la ville d'Oran ne sera occupée définitivement qu'en août 1831. Malgré le Traité de la Tafna en 1837 (rivière proche de la frontière marocaine), l'Oranie ne sera entièrement pacifiée que dix ans plus tard, en 1842. Ce traité fut signé entre l'émir Abd el-Kader et le duc d'Aumale pour la France.

Ce que l'on oublie souvent, c'est que la conquête de l'Algérie va rapidement poser un problème au monde politique français. Il est divisé sur cette question. Des hommes comme Lamartine ou Victor Hugo et même Alexis de Tocqueville y sont favorables.

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Alexis de Toqueville

Ce dernier répète à l'envi cet avertissement: « Tout peuple qui lâche aisément ce qu'il a pris et se retire paisiblement de lui-même dans ses anciennes limites proclame que les beaux temps de son histoire sont passés. Il entre visiblement dans la période de son déclin ». Face à ces grands esprits, qui trouve-t-on? Principalement Bugeaud qui s'est battu pendant dix ans pour convaincre les différents gouvernements de Louis-Philippe du coût exorbitant et des risques engendrés par cette installation en Algérie. Nommé gouverneur, en 1841, il se soumet à la volonté des politiques tout en estimant que sa « voix n'a pas été assez puissante pour arrêter un élan qui est peut-être l'ouvrage du destin. Le pays s'est engagé je dois le suivre ». Tel est le contexte dans lequel se sont déroulés les débuts de la colonisation.

Rappelons que vingt ans plus tard, en 1860, Napoléon III et l'impératrice Eugénie visiteront la Savoie et l'Algérie. (Un souvenir, la médaille éditée pour commémorer ce voyage. Une vue ancienne de sa réception à Oran avant son étape vers Misserghin et Aïn-Témouchent).

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En effet, grâce à la pacification, la colonisation mise en place par le gouvernement français s'étendit de 1845 à 1859. Les premiers colons s'installent tout d'abord près d'une zone fertile, la région de Misserghin, premier gîte d'étape entre Oran et Tlemcen. C'est à l'origine un camp militaire, installé à côté des ruines d'une maison de campagne du Bey d'Oran. Ce site pittoresque et bien arrosé, favorable à l'agriculture, attire les premiers colons. Les officiers bénéficiant de jardins les afferment à des Espagnols valenciens qui produisaient des légumes et des fruits de qualité. À cette époque Misserghin apparaît comme la seule localité véritablement favorable à un établissement européen tant par sa salubrité, la fertilité de ses terres, l'abondance des eaux, le voisinage d'Oran, que par l'existence d'une implantation militaire.

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L'Impératrice Eugénie

Néanmoins en 1845 les difficultés surgissent. L'abondance des pluies provoque des fièvres sur une population affaiblie et éprouvée par le climat, le manque d'hygiène et les durs travaux de défrichement. Les Espagnols, d'origine andalouse, sauront le mieux s'adapter.

En effet, l'immigration espagnole fut véritablement effective vers 1850. Elle constitua un renforcement du peuplement de l'Oranie qui égalait en nombre les Français immigrés. Ce brusque afflux de main-d'œuvre s'est tourné vers l'agriculture, ce qui s'est traduit par la création, en cinq ans, de quarante-cinq centres de colonisation. Sur les 38 000 ha concédés par la France, plus de la moitié sera mise en culture.

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En effet, les Français sont peu enclins à s'expatrier, à titre d'exemple de 1820 à 1882, 380.000 Français ont émigré dans divers pays.

C'est bien peu au regard des 8 590 000 Anglais et Irlandais, des 4 600 000 Allemands et des 700 000 Italiens qui l'ont fait. La nécessité d'un concours étranger s'imposait. Pour encourager l'émigration française, l'Assemblée nationale prit en septembre 1848 un décret qui offrait des conditions d'établissement substantielles pour les candidats au départ: transport, fourniture d'une habitation et de terrains (de 2 à 10 ha) et de matériel, de semence, de bétail. À cet effet, un crédit de cinquante millions avait été ouvert au ministère de la Guerre pour l'établissement des colonies agricoles et pour les travaux d'utilité publique. Ce décret suscita plus de 100000 candidatures. Les politiques souhaitaient ainsi débarrasser la France d'un élément de troubles incessants, remplir envers un grand nombre de prolétaires les promesses insensées faites par la Révolution de Février et bien sur peupler la colonie. La colonisation militaire, envisagée par le général Bugeaud, avait échoué. À côté des civils, attirés par les promesses gouvernementales, des religieux viendront également s'installer en Oranie. C'est ainsi que les militaires seront remplacés à Misserghin par des religieux.

En 1850, à la demande du gouverneur général, le père Abram, natif de l'Hérault, s'installe à Misserghin. Ce religieux de la Congrégation de Notre-Dame de l'Annonciation est chargé de recueillir et d'instruire les nombreux oranie7 statur pere Clementorphelins du pays. Il deviendra le directeur de l'orphelinat départemental de garçons, reconnu d'utilité publique par Napoléon III en 1853. L'éducation donnée aux orphelins est à la fois professionnelle et agricole. Au départ des militaires, l'orphelinat va hériter d'une pépinière de 32 ha pour en continuer l'exploitation. La prospérité et le développement de la pépinière permettront la livraison de 100 000 arbres en 1886.

oranie6-orangeÀ ce propos, rappelons que c'est dans cette pépinière de Misserghin qu'est née la fameuse clémentine. Ont doit sa création à Vital Radier, en religion père Clément, qui vécut à Misserghin jusqu'à sa mort en 1904.

Passionné d'arboriculture et d'horticulture, le père Clément contribua au développement de la pépinière et de la roseraie. Onraconte qu'il aurait suivi le travail d'une ab

 

eille en train de butiner. L'abeille passa d'un bigaradier sur un mandarinier; que pouvait-il sortir d'un tel mélange de pollen? Afin de le savoir, il eut l'idée d'attacher un ruban rouge à la fleur du mandarinier et en surveilla la production. Puis, préleva le fruit à maturité, en récolta les pépins, en fit un semis et obtient ce que l'on appellera la clémentine. Cette appellation fut approuvée et divulguée en 1900 par la Société d'Agriculture d'Alger. Parallèlement un autre orphelinat, destiné aux jeunes filles, est créé et confié aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul.

Nous venons de rappeler les grandes lignes du début de la colonisation française, attachons-nous maintenant à étudier l'immigration dans la région d'Aïn-Témouchent (source des chacals) où les premiers immigrés, venant de Belgique, d'Espagne, de France, d'Italie s'installeront et développeront l'agriculture, alors qu'auparavant, les essais de mise en valeur par les militaires échouèrent. Prenons comme exemple le cas d'un jeune immigré belge, particulièrement dynamique et acharné qui a fondé plusieurs exploitations agricoles: Antoine Dandoy

 

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L'orphelinat de Misserghin au début du XXe siècle.

 

Qui est Antoine Dandoy?

C'est un jeune immigré de 23 ans né à Uccle, en Belgique, le 21 avril 1823. Son père Pierre Joseph est entrepreneur de travaux publics. Il a notamment réalisé des routes dans les faubourgs de Bruxelles.

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Antoine Dandoy

À la suite d'une incartade de jeunesse et surtout en raison d'un esprit aventureux, il est poussé à quitter la Belgique. Certainement influencé par l'ambiance qui régnait à Bruxelles, devenue à cette époque un grand centre d'émigration. Epris de liberté à l'exemple de ses nombreux amis partis pour l'inconnu, le jeune Dandoy décida de tenter sa chance dans l'agriculture en Algérie. À Marseille, il fit connaissance et sympathisa avec l'abbé Bargès qui se rendait comme lui dans l'Ouest oranais. Cet érudit, professeur à la Sorbonne, connaissait déjà bien Aïn-Témouchent, l'ancienne Albuae romaine, Aïn-Témouchent avait à l'époque romaine, puis chrétienne une certaine importance comme en témoignent les nombreuses inscriptions, statues, monnaies et objets de la vie quotidienne découverts lors de fouilles. Il comptait se rendre à Tlemcen, l'ancienne Pomaria, l'un des évêchés de la Mauritanie Césarienne, pour étudier et reconstituer les inscriptions romaines et chrétiennes. Cette ville, noyée dans la verdure, conservait comme de nos jours, un fort caractère arabe, avec des mosquées, des remparts, des marabouts et une forteresse.

Antoine Dandoy qui avait projeté de s'installer à Aïn-Témouchent profita du convoi escorté de l'abbé Bargès pour s'y rendre en toute sécurité. Il conserva de l'ecclésiastique un excellent souvenir et en parla toujours en termes particulièrement élogieux.

Mais qui était donc cet érudit abbé Bargès?

C'était un grand hébraïsant et arabisant. Il fut séduit par le charme du vieux Tlemcen au point de consacrer un livre à l'ancienne capitale du royaume des Abdel-Wâdides (dynastie berbère qui régna sur la région de Tlemcen du XIIIe siècle au XVIe siècle). On lui doit également la traduction intégrale d'un manuscrit du XVe siècle La chronique tlemcénienne d'El-Ténési et l'étude de la vie du saint Sidi-Bou-Médine, protecteur de la ville. Le vieux Tlemcen conserve une mosquée à son nom, lieu de pèlerinage très fréquenté en Afrique du Nord.

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L'abbé Bargès s'attacha également à l'étude de ce XVIe siècle qui vit la ruine des dynasties berbères issues trois cents ans plus tôt de l'empire des Almohades, qui sont les souverains berbères qui régnèrent sur la moitié de l'Espagne et la totalité du Maghreb du XlIe siècle au XIIIe siècle. Avec la chute du royaume de Tlemcen, c'est l'irrémédiable déclin de la culture arabe. Jusqu'au XIXesiècle, c'est-à-dire pendant trois cents ans, cette région tomba dans une sorte d'assoupissement. Ni les Turcs, ni les Espagnols ne parvinrent à la sortir de cette léthargie. Cependant il n'est pas inutile de souligner un fait remarquable à mettre à l'actif de la France: la création à Tlemcen, en 1850, d'une medersa, autrement dit d'un collège coranique. Il faut savoir que l'enseignement donné dans les anciennes écoles coraniques était complètement tombé en désuétude dans tout le Maghreb. Par la suite la France créa également de semblables écoles à Alger, Médéa et Constantine. Ce qui permit un renouveau de l'enseignement arabo-islamique. Cet intérêt pour la culture islamique s'explique par le projet, un temps caressé par Napoléon III, d'instaurer un royaume arabe en Algérie. C'est, très brièvement résumé ici, le contexte dans lequel évolueront Antoine Dandoy et ceux qui le suivirent. Cette terre de l'Oranie apparaissait pour ces immigrés comme une terre promise.

En 1846, à l'époque où Antoine Dandoy s'implante à Aïn-Témouchent, ce n'était qu'un petit bourg ou douar traversé par l'oued Sénane et un simple poste militaire créé depuis trois ans et commandé par le capitaine Safrané. Carrefour stratégique au débouché de vallées, le poste militaire d'Aïn-Témouchent contrôle les routes de Tlemcen, Sidi-Bel-Abbès et Oran. Le capitaine Safrané s'attachera à faire de ce poste une petite agglomération dans ce qui n'était que pierrailles, lentisques et palmiers nains.

Il fallait donc beaucoup d'esprit d'entreprise pour se lancer dans l'agriculture. Il faut rappeler qu'Antoine Dandoy débuta son exploitation en logeant dans les baraquements militaires et n'eut à sa disposition qu'une surface modique de 70 ares. Ce modeste départ ne l'empêcha pas de construire un moulin et quelques mois après son arrivée, dès 1847, de mettre en culture un grand jardin potager et de planter 200 arbres fruitiers. Le 20 octobre 1852, il obtint une concession de 20 ha de terres labourables. Rapidement des liens se tissent avec la population et un premier courant commercial local se crée encouragé par un marabout du voisinage. Quelques années plus tard le décès de sa mère le rappellera en Belgique.

Il n'y restera pas et utilisera sa part d'héritage pour l'investir dans son entreprise agricole. C'est ainsi qu'il achète en Europe des étalons et des taureaux, pour la reproduction. Cette idée lui permettra de se rendre acquéreur de terrains en friche que les autochtones n'hésitèrent pas à échanger contre ces animaux alors très prisés. De cette manière, il put se constituer un important patrimoine foncier qu'il s'efforçait de mettre en valeur, patrimoine foncier qu'il constitua sur le territoire de la commune d'Aïn-Témouchent et des communes environnantes, Arlhal, Aïn-Khial, Aïn-Tolba et Sidi-Daho.

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Famille Dandoy
Aïn-Témouchent, 1890

Son ascension sociale se réalisera assez rapidement. Reconnu pour ses qualités, il est élu conseiller municipal. Il sera également administrateur et cofondateur du Comptoir d'escompte d'Aïn-Témouchent. Plus tard, il étend ses activités aux transports de passagers et de marchandises entre Aïn-Témouchent et Oran. Il s'agissait à cette époque de transporter vers Oran et son port des céréales destinées à l'exportation. Cette aisance lui permettra de donner une bonne éducation à ses cinq enfants, il les mettra en pension à Oran. Par la suite, ils continueront l'œuvre de leur père, décédé à l'âge de 57 ans. Notamment dans la personne de Charles qui a développé l'exploitation agricole en cultivant la vigne et en exportant ses vins en Europe. À ce propos, je vous signale qu'un brillant chablaisien, originaire de Lugrin, M. Dutruel, expert phylloxérique, est venu se fixer à Aïn-Témouchent pour exercer sa profession. Il deviendra l'ami de Charles Dandoy.

La relation des obsèques du frère de Charles, Eugène Dandoy dans le journal Le Petit fanal oranais du 10 mai 1890, manifeste bien l'importance prise par cette famille au sein de la région. Le journal souligne, en effet, que « la population entière, en assistant à ses obsèques avait voulu donner une preuve manifeste de sa reconnaissance et de son attachement pour lui et sa famille ».

Nous allons voir maintenant que l'immigration provenait aussi d'Italie. Nous retiendrons ici le cas de la famille Orsero.

  La famille Orsero était originaire de la ville de Borghetto, proche de Gênes. Comme nombre de ses compatriotes, ils exerçaient la profession de pépiniéristes. André Orsero accompagné de son père et de son oncle, animés eux aussi par l'esprit d'entreprise, arrivent à Oran en 1832. On pense qu'ils furent au service du bey qui y possédait des jardins d'agrément et une résidence à Misserghin. Cette expérience fut bénéfique à André Orsero, alors âgé de 18 ans, qui apprit très rapidement la langue et les coutumes du pays et se fit estimer des Arabes. En 1849, il quitte Oran avec son frère Antoine pour Aïn-Témouchent où ils deviennent maraîchers. À cette profession, ils adjoindront rapidement une activité de transport de marchandises. Activité qui leur permettra de subsister lors des trois années de sécheresse subie par l'Oranie. A ce propos, on notera que les marchandises étaient transportées par convois, formés de charrettes et que pour les préserver de l'attaque des fauves, on avait coutume d'attacher au dernier véhicule au bout d'une longue corde un vieux mulet qui servait d'appât.

La création de véritables routes pour relier les centres de production de l'Oranie était devenue nécessaire. Il n'existait alors que des sentiers muletiers qui passaient le plus souvent par les crêtes, empêchant les charrois. Dès 1850, l'administration mettra en chantier plusieurs routes essentielles pour le développement de l'Oranie.

La première route, qui longe la côte sur 7 km est la plus fréquentée. Elle part d'Oran au port de Mers El-Kébir où se concentrent toutes les importations pour l'Oranie. Puis viennent celles d'Oran à Tlemcen, ouverte par l'armée, celle d'Oran à Mascara qui était bordée d'arbres, celle d'Oran à Mostaganem passant par l'ancienne cité romaine de Portus Magnus, le moderne Saint-Leu et enfin Oran- Sidi-Bel-Abbès. Ce ne fut seulement qu'après la Première Guerre mondiale que les routes d'Oranie commencèrent à être goudronnées. Mais revenons à André Orsero.

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Famille Orsero
Aïn-Témouchent

Andria comme l'appelaient les Arabes avait su parfaitement s'intégrer dans le monde musulman et fut véritablement un trait d'union entre Européens et Arabes. Contrairement à certaines idées reçues, une harmonie régnait entre les deux communautés. À preuve, l'exemple donné par André Orsero qui offrit le terrain sur lequel fut édifiée la mosquée dédiée à Sidi Saïd, patron de la communauté musulmane d'Aïn-Témouchent. La ville conservera le souvenir de ce valeureux pionnier en donnant son nom à l'un de ses quartiers.

Quittons maintenant les terres agricoles de l'ouest oranais pour évoquer l'immigration française à Mostaganem, en nous attachant plus particulièrement à la famille Bertin.

Mostaganem est une ville située sur un plateau. Adossée à la ville arabe de Tijditt, célèbre pour ses remparts, elle domine la mer. Son port se trouve au centre de la magnifique baie d'Arzew. Ces deux agglomérations sont traversées par un cours d'eau: l'Aïn-Sefra.

Ville très commerçante au XIXesiècle, elle fut fondée à l'époque romaine mais sa renaissance date du XIIe siècle. C'est au conquérant Yousouf ben Tachfin que l'on attribuait la construction du fort de l'Est qui dominait l'agglomération. On rapporte, à propos des habitants de cette ville, une anecdote: ils connurent une telle prospérité et avaient pris un tel goût du bien-être qu'ils encoururent les foudres du célèbre marabout Ahmed ben Youssef. Ce dernier, choqué par leur manière de vivre, les avait fustigés en disant « qu'ils se hâtaient de relever les talons de leurs babouches pour courir plus vite après un bon morceau ! ».

Dès le XVIe siècle, cette région fut marquée par les luttes qui opposèrent Turcs et Espagnols mais Mostaganem n'en continua pas moins à prospérer. Kheïr-El­Din dit « Barberousse », né en Sicile, qui était au service du sultan de Constantinople, Selim 1er, agrandit la ville et la fortifia. Ce fut pour les Maures chassés d'Espagne une ville de refuge. Ils peuplèrent en particulier le quartier de « Matemore ». En 1792, une partie des habitants de Mostaganem fut déportée par les Turcs à Oran, ville qu'ils venaient d'enlever aux Espagnols. Un nouvel exode de la population eut lieu dans les premières décennies du XIXesiècle lors des luttes acharnées opposant les Turcs aux Arabes puis les partisans d'Abd El-Kader aux Français.

Au milieu du XlXesiècle, en 1850, la ville retrouve sa prospérité. On recensait sur

7 050 habitants, 3 900 Européens soit un peu plus de la moitié de la population. Parmi les natifs de la ville qui se sont illustrés, je vous citerai le maréchal Louis Franchet d'Esperey, né en 1856 et Louis Lemoine, conservateur du Musée de Versailles. Franchet d'Esperey, dont chacun connaît le rôle important qu'il joua durant la Première Guerre mondiale comme organisateur de l'armée d’Orient, futtoujours attaché à sa terre natale. Ainsi en 1912, il rejoint au Maroc le général Lyautey et c'est surtout après sa promotion au maréchalat en 1921, qu'il favorisera le développement de cette région. Nommé inspecteur général des troupes d'Afrique du Nord, il contribua à l'installation des grandes lignes de communication transsahariennes. De retour en France, il fonde, en 1934, les « Amitiés Africaines » pour l'aide aux anciens combattants musulmans (Dar-El-Askri).

Revenons à Mostaganem. Contrairement à Alger, la ville européenne s'était construite sur la hauteur et la ville musulmane occupait la partie basse. Ici encore l'agriculture tient une bonne place. La plupart des exploitations agricoles se trouvaient dans la « vallée des jardins »; 855 ha étaient en voie de défrichement et 137 ha étaient cultivés. On exportait principalement des figues sèches et des céréales. L'élevage tenait aussi une grande place. Il généra tanneries et maroquineries. À côté de l'élevage des ovins et des caprins, l'élevage des équidés s'était aussi développé. C'est pourquoi, la ville créa le premier champ de courses de l'Algérie, l'hippodrome du Khalifat où, en 1848, se déroulèrent les premières épreuves hippiques.

Maintenant nous allons évoquer rapidement l'installation de la famille Bertin à Mostaganem.


La famille Bertin

Dans ce cas, il ne s'agit ni d'une immigration volontaire ni d'une immigration due à la pauvreté mais de ce que l'on pourrait appeler une immigration circonstancielle. Je m'explique. Eugène Bertin est venu en Algérie comme appelé au service militaire et non par un choix volontaire. Comme la grande majorité des appelés, il était dans l'incapacité financière de se payer un remplaçant, remplaçant d'un coût trop élevé, pour assurer à sa place les sept années alors requises. Eugène Bertin partit donc pour l'Algérie. Il était originaire d'Agora-Coutainville, petite ville du département de la Manche. Il fut affecté par l'armée à la meunerie. Séduit par le pays, Eugène Bertin n'eut pas de peine, à l'issu de son temps réglementaire, à trouver du travail dans cette profession. Très rapidement, il se mit à son compte et construisit sur les bords de l'Aïn-Sefra un moulin de semoule. Il faisait partie de ces ouvriers et de ces travailleurs qui, venus de France, continuèrent d'exercer leur profession et constituèrent par la suite laclasse moyenne de l'Oranie. Eugène Bertin eut cinq enfants et ce sera le deuxième garçon, Achille, qui développera l'entreprise familiale en construisant un second moulin.

Il se distingua par la suite dans l'élevage des chevaux. Épris de trot, propriétaire, entraîneur et driver, il se passionna pour les courses et gagna le Grand prix d'hippisme de trot d'Afrique du Nord. Cette passion s'explique par le fait que se trouvait à Mostaganem un dépôt de remonte, c'est-à-dire un haras où l'on dressait les chevaux pour l'armée. Cette famille comme tant d'autres fit souche et demeura jusqu'à l'indépendance à Mostaganem.

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Achille  Bertin
1869-1947
Epris de trot, propriétaire,
entraineur et driver, il se
passionna pour les courses et gagna le
Grand prix d'hippisme de trot d'Afrique du Nord

 

 

Cette région nous permet d'évoquer un autre aspect méconnu de l'immigration, l'immigration qui eut lieu à la suite des événements de 1848 en France. À cette époque plusieurs colonies agricoles furent créées en Oranie. Retenons l'exemple du village de Rivoli.

Ce village au nom arabe d'Hassi-Mammeche est situé à 9 km de Mostaganem. Cette colonie agricole de 5 469 ha fut fondée en 1848 par des Parisiens, déportés politiques. Cela n'a rien de surprenant, car déjà dans les années 1840, des opposants au régime de Louis-Philippe furent contraints de s'exiler en Algérie. Parmi ceux-ci, Adolphe Perier, imprimeur lorrain, né à Gorze en Moselle, fut déporté à Oran pour avoir imprimé des libelles républicains. Il y fondera avec son fils Paul, l'Écho d'Oran, organe républicain qui sera l'objet de nombreuses poursuites et suspension durant tout l'empire autoritaire. Plus tard, ils fondent à Alger La Dépêche Algérienne.

La Seconde République poursuivra cette politique de déportation. Vous savez peut-être que le 23 juin 1848, journée des barricades à Paris, 3 000 manifestants et 500 soldats furent tués. La République fit arrêter 15000 hommes dont 4000 seront déportés vers l'Algérie. Les Parisiens expulsés furent installés sur des chalands de 30 m de long, le convoi tiré par des chevaux de halage remonta la Seine et passa par le canal de Bourgogne, pour atteindre enfin le Rhône et rejoindre Marseille au terme d'un voyage d'une vingtaine de jours. Une douzaine de convois sera ainsi organisée, avec les familles. Le nombre des déportés s'éleva à 20 000. La traversée se fit dans des conditions très éprouvantes. Ils débarqueront à Mostaganem et seront logés dans un camp de tentes pendant le mois de janvier 1849. De là, ils seront dirigés sur les villages qui deviendront Sainte-Léonie et Rivoli.

Notons que Rivoli fut établi sous la surveillance du génie militaire et sous le commandement d'un capitaine jusqu'en 1853, époque à laquelle elle accède au statut de commune de plein exercice. Cette installation fut une véritable réussite grâce à la culture de la vigne et à la ténacité de ses habitants.

La composition du conseil municipal de la commune nous éclaire sur la coopération interethnique qui régnait alors en Algérie. Ainsi, à Rivoli, les Fuget, les Graillat, Vignau, Ramond, Craste, Bruyas, tous originaires de France siégeaient au conseil municipal avec des natifs du pays comme les Bouralha, Bakti, ou Benmehal.

Enfin il ne faut pas passer sous silence, l'immigration prussienne, immigration fortuite en Algérie.

En effet, le destin de ces Prussiens fut particulièrement singulier. En 1846, la Prusse connaissait une situation politique et économique difficile. Cette conjoncture favorisa l'émergence d'agents recruteurs d'une honnêteté douteuse qui parcouraient la Prusse Rhénane, aux environs de Trèves pour offrir aux paysans de les transporter à peu de frais au Brésil.

En novembre 1846, ce ne sont pas moins de 900 Prussiens qui furent abandonnés à Dunkerque, abusés par de fallacieuses promesses. Dépourvue de tout, cette population qui avait tout vendu pour rejoindre l'Amérique était composée surtout de vieillards, de femmes et d'enfants et de très peu d'hommes valides. Sans ressource, ils s'adressent au gouvernement français pour demander à être transportés en Algérie.

Malgré les réticences du ministre de la Guerre et de Bugeaud, le gouvernement décide de les diriger par mer vers l'Algérie à destination de Mers El-Kébir. On leur assigne un lieu de résidence, les villages de La Stidia et de Sainte-Léonie, créées par décret le 4 décembre 1846. Les Prussiens eurent beaucoup de mal à s'adapter au pays et au climat, ne parlant que leur langue maternelle. L'administration dut leur trouver, instituteurs et prêtres, bilingues. Ils vécurent en autarcie pratiquant l'endogamie et continuèrent jusqu'au début du XXe siècle à parler l'allemand. Ce qui provoquait l'ironie de leurs voisins mostaganémois qui disaient en plaisantant avec l'accent prussien: « La Stidia bon fillage toujours baptême, chamais mariage ».

Nous allons maintenant quitter cet aspect de l'immigration axé sur l'agriculture pour nous pencher sur une exploitation industrielle assez méconnue et remise en activité à cette époque : l'exploitation des carrières de marbre. Ainsi que Pline l'Ancien l'avait déjà constaté, le marbre était une des richesses de l'Afrique du Nord qui possédait les marbres les plus variés.

L'Oranie renfermait une matière ornementale unique. Elle faisait l'admiration d'Eugène Delacroix qui disait « n'avoir jamais rien vu de plus beau, hors les tapis de Perse ». Mais ces carrières cessèrent d'être exploitées aux IVe et Ve siècles. Il faudra attendre le milieu du XIXe siècle et plus précisément 1840 pour voir leur remise en exploitation par un jeune florentin: Jean-Baptiste Del Monte.


Jean-Baptiste Del Monte

Qui est-il? Jean-Baptiste est issu d'une ancienne famille de Florence. Après sa scolarité dans sa ville natale, il s'inscrit à l'École des Beaux-Arts de Carrare. C'est au cours de ses études qu'il découvre l'existence des marbres d'Algérie, restés inexploités depuis la période romaine.

Pressentant l'intérêt futur d'une remise en activité de ces marbres précieux qui allaient revenir à la mode sous le Second Empire, Jean-Baptiste Del Monte arrive en Oranie à la suite des armées de Charles X. Il s'installe dans la ville d'Oran (la cathédrale Saint-Louis fut à l'origine une mosquée transformée en église par le cardinal Ximenes qui fit à ses frais la conquête d'Oran en 1509. De 1708 à 1732, ce sanctuaire servit de synagogue puis tomba en ruine. En 1839, l'église fut restaurée par les Français. A deux pas de la cathédrale se trouvait le couvent et les écoles des religieuses trinitaires qui ont reçu jusqu'à 1500 élèves). Déjà en 1834, sur une population de 3 000 âmes, 1500 civils européens vivaient à Oran et trois ans plus tard cette population tripla. Elle était formée d'environ un tiers de Français, un tiers d'Espagnols et le dernier tiers d'Italiens, d'Anglais, d'Allemands et de Portugais. À l'origine, cette cité n'est qu'une petite bourgade portuaire située face à l'Espagne qui sert surtout de refuge aux contrebandiers et aux pirates. Au XVIe siècle, les Espagnols entreprennent la conquête de la cité pour mettre fin à la piraterie en Méditerranée. Ils rendront ce port actif et commerçant. Jusqu'à l'occupation française, Oran, cité de 25000 habitants, était le théâtre de luttes incessantes qui l'ont fait passer successivement entre les mains des Turcs, des Arabes et des Espagnols.

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Jean-Baptiste Del Monte

Cette cité prospère fut victime à plusieurs reprises de séismes qui la détruisirent en grande partie. C'est au milieu des ruines que s'installèrent en 1831 les Français. Il ne subsistait que quelques traces d'édifices espagnols, quelques mosquées récentes, les beaux remparts de la nouvelle Casbah, le fort du château neuf. Tout était à refaire ou à créer.

C'est dans cette ambiance où il côtoyait de nombreux aventuriers, que Jean-Baptiste Del Monte prospecta le pays pour retrouver l'emplacement des carrières et fit des démarches auprès de l'administration française afin d'obtenir les autorisations d'exploitation.

Les premières carrières dont il obtiendra la concession par bail emphytéotique se trouvent à Kléber, commune de Saint-Cloud, dans la montagne du djebel Orousse ou montagne dite des Lions. Il s'agit de carrières de marbre rouge, rosé et bréchiforme. La région était particulièrement sauvage, presque hostile. On raconte que les ouvriers qui exploitaient les carrières devaient se protéger des fauves en utilisant de gros chiens qui portaient des colliers cloutés.

Bientôt, Jean-Baptiste Del Monte rencontre le succès dans cette entreprise et ouvre, en 1855, une seconde exploitation située sur la commune de Pont de l'Isser au lieu-dit Aïn-Tekbalet à une centaine de kilomètres d'Oran, près d'Aïn-Témouchent.

Puis il découvre une troisième carrière à Oued-Chouly, entre Sidi-Bel-Abbès et Tlemcen, carrière de marbre rouge et vert, proche de la qualité du porphyre. Les carrières d'Aïn-Tekbalet, exploitées dès l'époque romaine, ont fourni entre autres les dalles de la grande salle des Thermes de Cherchell, et la « Diane chasseresse », veinée de jaune et rouge du musée de Cherchell. Ces marbres étaient transportés par barges sur la Tafna jusqu'à la mer d'où ils étaient exportés dans l'Empire romain. Sous la domination arabe, ces carrières fourniront des dalles, de larges vasques à ablution, des colonnes pour les mosquées de Tlemcen et Mansourah. Par la suite toute exploitation cessa. Ce marbre a une grande analogie avec l'albâtre antique des Romains et des plus beaux albâtres d'Égypte mais il l'emporte sur eux par sa dureté et le rend susceptible d'un poli remarquable. Il est d'une belle transparence et d'une grande variété de tons, depuis le blanc neigeux pur ou coloré de rose et d'incarnat, de jaune clair et de jaune orange, de brun foncé jusqu'au vert maritime. Jean-Baptiste Del Monte sut parfaitement commercialiser les différents marbres de ses carrières.

Un des plus grands sculpteurs orientalistes français de son époque, Charles Cordier, séduit par la richesse des coloris et la finesse de ces marbres les utilisera pour réaliser ses bustes en sculptures polychromes. Ils seront exposés avec succès au Salon des artistes français de 1857 et les onyx de l'Oranie seront particulièrement appréciés par les amateurs anglais notamment par la reine Victoria qui se rendit acquéreur d'un buste de Cordier. Récemment, eut lieu à Paris, au Musée d'Orsay, une rétrospective des œuvres de Charles Cordier qui seront également présentées au Canada et aux USA.

C'est ainsi que l'on retrouve ce marbre à l'hôtel de ville d'Oran comme à l'Opéra Garnier ou il sera utilisé pour réaliser les majestueuses rampes de l'escalier d'honneur et les statues de Thomas. L'Opéra sera inauguré en 1875 après treize ans de travaux. Cette prestigieuse commande fit la renommée de l'entreprise de Jean-Baptiste Del Monte. Elle lui valut la visite du duc d'Aumale, désireux de racheter ses carrières, mais son offre ne fut pas reçue. En effet, à cette époque, l'entreprise était en pleine expansion, avait des succursales en Europe et exportait ses productions jusqu'en Amérique du Sud.

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Le marbre d'Oranie sera utilisé pour
réaliser les majestueuses rampes de
l'escalier d'honneur de
l'Opéra Garnier

Par la suite, avec l'apparition de nouveaux matériaux, moins coûteux et plus faciles à travailler, l'exploitation déclina.

J'ai souhaité vous donner un aperçu des différentes formes prises par l'immigration en Oranie. Nous avons vu une première immigration qui trouve son origine dans l'esprit d'aventure que nous avons illustré par l'exemple d'Antoine Dandoy. Elle fut accompagnée par une immigration italienne plutôt portée vers l'agriculture. Il y eut également une immigration forcée, celle des proscrits de 1848, une immigration due à la pauvreté qu'illustrent parfaitement les Prussiens chassés de leur pays par la misère comme l'ont été les Espagnols. Mais à côté de toutes ces formes d'immigration, nous trouvons aussi une immigration circonstancielle celle d'Eugène Bertin et également une immigration volontaire, réfléchie pour la mise en valeur des richesses de l'Oranie dont nous venons de parler en présentant Jean-Baptiste Del Monte.

Je voudrais, en terminant, citer André Gide: « Mais de ces éléments divers se forme une race orgueilleuse, voluptueuse et hardie. Cela semble tenir de l'Andalou, du Basque, du Provençal, du Corse, du Sicilien, du Calabrais: c'est l'Algérie, on est tout étonné de l'entendre parler français ».

 

Marc Del Monte

In « l’Algérianiste » n° 124

 

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