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Le premier convoi de 1848

Écrit par Marie-Jeanne Groud. Associe a la categorie Histoire Politique

(d'après un recueil de correspondance familiale aimablement prêté par le colonel René de La Tousche, arrière petit-fils du général Alfred Durrieu).

En 1848, le jeune commandant Alfred Durrieu (36 ans) est chargé par le général Lamoricière d'escorter le premier convoi de colons à destination d'Alger.
Marie - Jeanne Groud

Dans une série de lettres adressées à sa famille, il raconte ce voyage. Cette mission le prit plutôt au dépourvu mais sa correspondance révèle combien ces départs avaient a l'époque un caractère d'épuration sociale : malheureux colons mal vus avant d'être partis. Le bouillant commandant mécontent de cette charge imprévue qui lui donne quelques soucis, ne ménage pas ses critiques, cependant il fera tout, durant le voyage, pour assurer à ses ouailles vivres, chaussures et autres services pratiques.

Très éprouvé par les fièvres contractées dans la Mitidja où il s'était rendu avec le général Changarnier et le duc d'Aumale qui l'avaient chargé de " travailler au projet de colonisation européenne dans ce vaste territoire ", il avait été rapatrié à Marseille le 29 juin 1848 pour une permission de trois mois. Après avoir passé le mois d'août en cure à Cauterets, il rejoint sa mère qui séjourne à Valenciennes. Delà, il écrit à son oncle, général du 1er Empire, retiré à Saint-Sever, dans les Landes.

 

Convoi481-embarquement-colons-pour-Algerie-Illustration Embarquement des colons pour l'Algérie. (Dessin de l'" Illustration ", 8 octobre 1848)

 

" Valenciennes, 27 septembre 1848

Je suis décidément l'homme aux corvées et en voici la preuve : j'ai été aperçu, mardi dernier par le général Lamoricière, chez le général Cavaignac : " Venez dîner avec moi, demain, j'ai à vous parler " .

Le lendemain, j'arrive pour dîner, mais des inquiétudes s'étant manifestées, le général était monté à cheval et ne devait rentrer que tard et l'ordre de me retenir était donné.
Nous avons donc dîné à neuf heures, Paris était tranquille.
" Vous savez Durrieu que j'ai emporté les cinquante millions pour la colonisation de l'Algérie, il s'agit de conduire à bien les émigrations parisiennes qui vont avoir lieu. Je vous charge de la conduite de la première obligation. Vous la conduirez depuis Paris jusque sur le terrain où vous devez l'établir. Vous l'établirez et ferez en sorte qu'elle soit satisfaite.
C'est l'essentiel et c'est là tout mon programme, tenez-vous donc prêt à partir ". Pris au piège, je n'ai pu que courber la tête.
J'ai obtenu d'attendre à Valenciennes les ordres du général...
Je pense qu'il me faudra partir dans les premiers jours d'octobre...

A. Durrieu "

Il semblerait, au premier abord, qu'il ait été pressenti pour accompagner le premier convoi, mais celui-ci et les deux suivants, partis les 8 octobre, 15 octobre et 19 octobre avaient pour destination Arzew et Mostaganem, or, Alfred Durrieu devait rejoindre Blida. C'est sans doute la raison pour laquelle il fut chargé d'escorter, finalement, le quatrième convoi mais le premier dirigé sur Alger.

Les lettres suivantes racontent au vieux général Simon Durrieu, les pérégrinations de ce voyage.

" Hérissy sur Seine, 23 octobre 1848

C'est sous les huées d'à bas la République! à bas Cavaignac! à bas les fainéants ! à bas les communistes! vive Louis Napoléon! partant d'Hérissy (rive droite) et aux sons de la Marseillaise, du " ça ira ", de vive les Parisiens! puis Hérissy (rive gauche), que je remonte la Seine, ayant à la remorque de vingt chevaux, six bateaux contenant trois cent quatorze familles formant un personnel de huit cent quatre-vingt quatorze individus, mâles et femelles, moutards et moutardes.
Grande rumeur comme bien vous pensez, à bord de ces pataches, cours complet de politique sociale sur tous les toits des cabanons.
Le Parisien s'étonne de l'ignorance politique des campagnes...
Hier, j'ai quitté Paris en traversant avec peine le flot de la population qui inondait les quais, faisait plier les ponts et embarrassait le fleuve de mille embarcations.
J'ai cru un instant que je partais pour une grande entreprise. Mais je m'éloigne de Paris et mon enthousiasme s'évanouit...

A. Durrieu.

 

 Convoi482-peniche-de-lyon-pour-les-emigrant Les péniches qui devaient mener les émigrants à Lyon étaient d'un rare inconfort.

 

Canal de Briare, 25 octobre 1848

J'avais rêvé de loisirs dans ma navigation, encore une illusion perdue!
Je n'ai pas un instant à moi pour dormir. Tout va assez bien cependant dans ma flottille. Elle chante car elle boit beaucoup.
Depuis notre entrée dans le canal, mon peuple court sur les bords, maraude et crie : vive la sociale! Pauvres contribuables qui vous gênez pour défrayer ce ramassis de fainéants et de débauchés, si vous suiviez mon convoi, vous le siffleriez...

A. Durrieu.

Sur le Rhône, 3 novembre 1848

Ce sont décidément de francs vauriens. Quelle calamité que d'être chargé d'une mission semblable!
Enfin, je touche au terme de mon voyage en France et la Marine mettra, je l'espère, bon ordre au désordre que je traîne avec moi. Rien n'est assez bon pour eux. J'ai abordé Châlons après onze mortels jours de navigation à deux kilomètres à l'heure...
Lyon a été très froid pour le colon qui s'attendait à une ovation. Il pleuvait et bien que nous arrivassions le jour de tous les Saints, pas un chat ne s'est porté à notre rencontre; pas même le sous-intendant que j'ai dû attendre une heure sous la pluie.
Je vous quitte, je suis éreinté et la journée de demain sera rude : deux transbordements et l'arrivée à Marseille.

A. Durrieu ".

 

Convoi483-Montezuma-illustration

A bord du "Montézuma" - rade de Marseille, 4 novembre 1848

Enfin, les voici embarqués et la France en est débarrassée. C'est un vrai soulagement pour moi que de les savoir là, auprès de moi, couchés sur le pont du navire, ne pouvant plus déserter.
Arrivé le 4 au soir à Marseille, la pluie et le vent m'ont empêché de m'embarquer. Nous avons dû, après une très longue marche, du chemin de fer au port de la Joliette, nous rendre à la Bourse, qui avait été, heureusement, mise à notre disposition. Cris et récriminations, rien n'a manqué pendant cette promenade dans Marseille.
Hier, le vent était trop violent pour embarquer mon monde. J'ai couru toute la journée pour leur assurer des vivres, des souliers... J'étais seul pour tout cela.
Je suis très fatigué de mon embarquement. J'ai écrit au ministre.

Il est minuit et nous partons au point du jour. Je me hâte de fermer ma lettre...

A. Durrieu " .

Alger, 13 novembre 1848

J'ai remis les pieds sur la terre d'Afrique avec un plaisir infini. J'y ai retrouvé un esprit d'ordre et de calme qui a abandonné décidément la France. Notre débarquement a été un vrai triomphe dont mes gens étaient bien peu dignes. Mais les Algériens* saluaient dans ces colons l'espoir d'un meilleur avenir. " L'Akbar " vous donnera tous les détails. Nous avons eu une très belle traversée. Je rejoins Blidah dès demain.

* les Français d'Algérie

A. Durrieu ".

 

Convoi484-acceuil-des-immigrabt-a-alger A Alger les arrivants furent accueillis avec enthousiasme.
On leur offrit même un spectacle " Aïssaoua "

 

Annexe : Article du journal " L'Akbar " du 9 novembre 1848.

 

" L'Akbar ", 9 novembre 1848
Arrivée du premier convoi à Alger.

 

 

"Ce matin, 9 novembre à six heures et demie, trois coups de canon ont annoncé à la population algérienne que la frégate portant le convoi destiné aux colonies agricoles d'El-Afroun et Bou-Ismaïl était en vue.

Depuis trois jours, la population d'Alger qui avait préparé à ses nouveaux hôtes un accueil fraternel, attendait ce convoi avec sollicitude.

Au premier coup de canon, toute la ville a été sur pied. Les troupes de service ont pris les armes.

Dès que le "Montézuma " a eu jeté l'ancre dans le port, M. le gouverneur général, M. le directeur général des Affaires civiles, Monseigneur l'évêque d'Alger, le contre-amiral commandant supérieur de la Marine, M. le chef d'Etat-major général, le maire d'Alger et d'autres autorités supérieures se sont dirigés vers la frégate où ils ont été reçus par le commandant du bâtiment entouré de son état-major et par M. le commandant Durrieu, chef du convoi.

La musique saluait le passage du canot, les tambours battaient aux champs sur les bâtiments amarrés au port, les colons hissés sur les bastingages et sur les tambours de la frégate, agitaient leurs chapeaux en l'air et répétaient les hymnes républicains.

A peine à bord de la frégate, M. le gouverneur général et son cortège accueillis par les cris de: vive la République! vive le gouverneur! se sont mêlés à la foule qui encombrait le pont.
C'était un spectacle du plus vif intérêt que cette confusion arrimée d'immenses entassements de bagages sur lesquels s'étageaient et s'agitaient des flots de têtes, des hommes vaillants et dispos debout, la face animée par la vue de cette terre qu'ils viennent féconder, des femmes assises, allaitant des enfants, d'autres se cramponnant au bras d'un père, d'un frère, d'un mari, des chefs de famille groupant autour d'eux toute leur lignée et paraissant la montrer comme gage de ce qu'on peut attendre d'eux.

Le cortège des visiteurs s'est enfoncé dans ces masses épaisses qui se pressaient pour lui ouvrir un passage.

M. le gouverneur général s'arrêtait à chaque pas, interrogeant un à un les voyageurs sur leur position, sur leurs besoins, leurs intentions.

M. le commandant Durrieu lui en a présenté plusieurs qu'il a recommandés pour les services qu'ils avaient rendu à la communauté durant le voyage ou dans des circonstances particulières. Une femme surtout, bien qu'on ne l'ait pas vue, a suscité un intérêt malheureusement pénible et douloureux. Dans le trajet et de Paris à Marseille, cette femme courageuse s'était vouée, par la saine inspiration de son cœur, aux fonctions d'infirmière. En passant d'un bateau à l'autre, pour le service qu'elle s'était imposé, elle eut te pied pris et écrasé entre les deux plats-bords. Elle a dû subir à Marseille l'amputation de l'orteil, ce qui ne l'a pas empêchée de faire son voyage. Elle était sur la frégate mais dans une cabine, supportant avec une admirable énergie la douleur physique et le sacrifice dont son dévouement était en cause.

M. le gouverneur, pleinement satisfait de ce qu'il voyait et entendait, prodiguait aux nouveaux hôtes de l'Algérie les encouragements et les témoignages de sa sollicitude. Il a accueilli plusieurs demandes qui lui ont été présentées et dont il sera tenu compte.

A neuf heures, il a regagné la terre avec les personnages qui l'avaient accompagné.

Pendant qu'il passait cette revue, une flottille pavoisée croisait, musique en tête, autour de la frégate. Elle portait la commission de la population algérienne chargée d'offrir aux arrivants deux bannières en l'honneur des deux villages qu'ils vont fonder et les rafraîchissements de bienvenue aussitôt qu'ils auraient mis pied à terre.

Les colons répondaient par des acclamations et par de nouveaux chants au salut fraternel que la flottille venait leur apporter au nom de la population. Le départ de M. le gouverneur général a été le signal des préparatifs du débarquement.

Des chalands contenant chacun soixante-dix colons, sont venus successivement les déposer sur le terre-plein du nouveau quai Bab-Azoun.

Ils y étaient reçus par M. le directeur général des Affaires civiles et par Monseigneur l'évêque d'Alger qui devait bénir le drapeau qu'ils ont apporté de France et ceux que leur offrait la population d'Alger. Une estrade avait été dressée pour cette cérémonie.

Devant l'estrade et faisant face à la mer, l'emplacement réservé aux colons, à gauche l'espace envahi par le public, à droite la longue file des prolonges destinées au transport des femmes, des enfants et des bagages. Des officiers de la milice et de la place, la troupe, la commission, les gardiens d'Alger, se disputaient le soin d'enlever des bateaux les femmes et les enfants, à mesure qu'ils se présentaient. La municipalité avait fait préparer pour les enfants du lait qu'elle leur distribuait, en même temps qu'elle offrait aux adultes d'autres rafraîchissements plus solides. Rien n'était plus attendrissant que le tableau de cette hospitalité exercée avec tant d'abandon, de cordialité et de fraternité. Quand tout le monde a été réuni, Monseigneur l'évêque d'Alger, monté sur l'estrade, a procédé à la bénédiction des drapeaux. A ce moment solennel, toutes les têtes se sont découvertes, les genoux ont fléchi spontanément en terre. Après la bénédiction, le prélat a pris la parole et a prononcé une allocution qui a profondément ému tous les assistants. Nous regrettons de ne pouvoir reproduire cette chaleureuse improvisation qui a paru faire une vive impression sur les émigrants, pieusement agenouillés autour du prélat".

Marie-Jeanne Groud

In l'Algérianiste n°86 de juin 1999

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