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Le 5 juillet 1962 à Oran

Écrit par Jeanne Cheula. Associe a la categorie Histoire Politique

... Dimanche 1" juillet 1962. - L'Algérie française n'est plus !
Le temps n'est pas à l'unisson de notre détresse. C'est un dimanche d'été merveilleux... Un vrai dimanche de vacances... Mais personne ne songe aux vacances ce premier dimanche de juillet à Oran !
Cette agonie qui s'achève, d'une ville joyeuse entre toutes, est encore plus poignante, sous un ciel si beau.

Les rues d'Oran sont vides et sales depuis déjà bien des semaines.
Ce matin, sur les tas d'ordures accumulées jusqu'au milieu de la chaussée il y a des drapeaux, beaucoup de drapeaux brûlés, lacérés, jetés ostensiblement. Ils ont flotté pleins de vent et d'espoir jusqu'aux derniers jours ; maintenant, ils font honte...
Depuis le " cessez-le-feu " qui avait été le commencement du temps où tous ceux qui n'avaient fait que piller, tuer et égorger étaient sortis au grand jour, un tourbillon de folie et de sang avait fait des centaines et des centaines de victimes.
La résistance d'Alger avait été brisée et son martyre terminé derrière les volets clos de Bab-el-Oued, et, le 26 mars, dans le sang de la rue d'Isly.
Oran tenait encore et vivait encore, mais de quelle vie !...
Les musulmans se terraient en ville nouvelle, tandis que chaque jour des Européens disparaissaient.
Pour échapper à tant de haine et tant d'angoisse, bien des gens étaient partis ; les autres, ceux qui avaient voulu tenir jusqu'au bout, ne pensaient plus maintenant qu'à partir ; et les attentes interminables aux guichets des départs avaient commencé. Au port, à l'aérodrome, les familles campaient dans l'attente d'une place.
Dans l'intérieur, la situation des Européens devenait intenable. L'armée se retirait. Sachant le danger que couraient les populations qu'ils n'étaient plus en mesure de protéger, les militaires eux-mêmes les pressaient de partir.
Alors, de Perregaux, de Nemours, de Tiaret de Bel-Abbès, de Mascara arrivèrent par centaines, des gens complètement affolés, chargés ou non de bagages. Une masse de petites gens qui n'avaient jamais quitté le coin de terre et pour qui la métropole n'évoquait rien de précis (Mme Sanchez - Métropole est une adresse que j'ai lue sur des bagages, dans la cour du centre d'accueil du Sacré Coeur)... mais qui n'avaient qu'une seule idée : s'embarquer au plus vite.
Mais il n'y avait plus de places, et si peu de bateaux
Rien n'avait été prévu pour un tel exode... aucun local pour loger tant de monde... Rien !
Alors, comme toujours dans les moments de grandes catastrophes, des dévouements admirables se révélèrent.
Le Secours catholique eut toutes les initiatives et toutes les tâches. On les lui laissa toutes. Les pouvoirs publics voulaient rester dans l'ignorance de tant de misères. Et pourtant tous les cas de ces familles qui, pour fuir de terribles menaces partaient à l'aventure, en abandonnant tout, étaient tragiques.
Il fallait vraiment un courage surhumain aux gens des services d'accueil pour ravaler leurs larmes et réconforter ces malheureux.
Un centre d'accueil dans .les hangars du port. un à la Sénia, et quatre autres en ville dans des pensionnats vides d'élèves, furent rapidement mis sur pied.
On trouva des lits, des paillasses, de la nourriture, et des aides pour tout.
Nos plus jeunes garçons étaient partis ; isolées, mes filles et moi, nous avons tout de suite été enrôlées chacune dans un centre.
Jacqueline, qui disposait d'une voiture, faisait les liaisons et resta au port jusqu'aux derniers jours de juillet ; Geneviève, aux heures où elle n'allait pas travailler dans un laboratoire d'analyses, rue d'Alsace-Lorraine, aidait au ravitaillement et au nettoyage à l'aéroport.
Ces allées et venues n'étaient pas sans danger; tant de gens se faisaient enlever I... Je n'eus bientôt plus que mes nuits pour y penser tant les journées étaient remplies au centre d'accueil du Sacré-Coeur, à deux pas de chez nous.
Le central téléphonique avait sauté - un ou deux bureaux de postes et le centre de tri à Saint Charles étaient encore ouverts, on allait y chercher le courrier quand on pouvait et quand il arrivait. Jamais Oran n'avait été aussi isolée de tout. C'est à peine si les nuages de fumée qui, pendant plus d'une semaine avaient fait peser sur la ville un voile de cauchemar - tandis que brûlaient les réservoirs de mazout du port -, s'étaient dissipés, laissant une odeur de pétrole qui avait pénétré partout, et des fumerolles qui avaient tout noirci...
Ce matin du 1er juillet, tout le monde est nerveux et inquiet. On ne croit guère aux appels rassurants et aux conseils de calme que les haut-parleurs de l'armée lancent depuis plusieurs jours dans tous les quartiers : " Ne suivez pas les menteurs qui vous mènent au désordre, l'armée française restera après le 1er juillet et vous protégera pendant trois ans, vos personnes et vos biens. "
C'est l'A.L.N. qui va maintenant prendre les choses en mains et Dieu sait ce dont elle peut être capable, secondée par les A.T.O., ces terribles auxiliaires ou agents recrutés par le F.L.N., justement parce qu'ils sont actifs et meurtriers ! ...
...Timidement des musulmans descendent de la " ville nouvelle " par petits groupes d'abord, et puis de plus en plus nombreux. Dans les squares, dans les cafés, il y a des enfants, des fillettes toutes vêtues de vert et de blanc, parées comme pour un jour de fête.
Il y a aussi des retrouvailles émouvantes avec des Européens. Une nouvelle fois la fraternisation peutelle être possible?
Mais la soirée est bruyante, trop bruyante... et le bruit assourdissant de musique, d'avertisseurs, de Yous-yous, ne fait qu'augmenter durant toute la nuit.
Pas de lumières dans les quartiers européens... La " ville nouvelle ", au contraire, est illuminée.
Chaque jour les cortèges deviennent plus nombreux, plus bruyants aussi. Des slogans sont peints sur les voitures, sur les bus : " Vive Ben Bella, vive l'A.L.N. " !
Des grappes de jeunes, gesticulant, sont accrochées aux portières. Sur les capots des voitures, des filles dévoilées, échevelées, brandissent des drapeaux vert et blanc.
Ce n'est plus de la joie, c'est de l'hystérie. Cela devient inquiétant. La grande fête est seulement prévue pour le jeudi 5.
A un tel degré d'excitation, on peut craindre tous les excès.
Les plus sombres pronostics devaient être largement dépassés.
Quand nous nous sommes retrouvés, vivants, ce soir du 5 juillet, nous étions hébétés comme on doit l'être après un naufrage.
Les seuls de la famille qui, par un hasard providentiel n'étaient pas en ville ce jour-là, Geneviève et mon mari, y revenaient non moins providentiellement, incapables de comprendre ce qui s'était passé.
Jacqueline, au port depuis le matin, pour les embarquements qui devaient avoir lieu sur le Kairouan, y était restée, bloquée comme tout le monde. Le bruit des explosions et des tirs qui venaient de la ville prouvait qu'il s'y passait des choses graves ; et l'absence des voyageurs qui devaient partir sur le Kairouan et qu'on attendit vainement, était encore plus inquiétante.
J'ai donc été seule témoin de ce qui s'est passé dans mon quartier, au plateau Saint-Michel, entre la rue Dutertre le boulevard Marceau et la rue Marquis-de-Morès.
Il n'y avait plus de travail au centre du Sacré-Coeur, tous les pensionnaires en étaient partis.
Je n'avais plus à m'occuper que d'emballer nos affaires pour un déménagement qui aurait lieu quand ? Comment ?...
Mais il fallait au plus tôt évacuer l'appartement que nous occupions dans un immeuble administratif.
Tout le personnel en était parti.
Tous les policiers de la sûreté étaient mutés en France. Rares étaient ceux qui étaient encore au commissariat central ; les autres attendaient des places de bateau ou d'avion. On s'était quitté d'une manière émouvante. Se reverrait-on jamais ?
Vers 10 heures, profitant de la voiture d'un aumônier de l'A.C.I., je suis allée dans une maison de déménagement, au fond de la rue de Mostaganem, pour m'entendre dire, bien sûr, qu'il n'y aurait pas de cadres disponibles avant le mois d'octobre 1
Avec nous, était M. le curé de Saint-Aimé, qui pensait partir dans la soirée par le Kairouan. Une grande agitation régnait dans cette rue pourtant éloignée des quartiers musulmans, et la circulation était difficile au milieu des voitures aux couleurs de l'A.L.N. ou du F.L.N.
Ce n'était plus de la joie, mais une démence sans mesure ; et pour nous, un malaise lourd d'angoisse.
Pour ne pas se heurter à un cortège plus important qui semblait venir de la place Kargentah,les abbés qui regagnaient le séminaire d'Eckmühl, me laissèrent au bas du boulevard Marceau. Un boulevard Marceau étrangement vide. A part un ou deux restaurants, tous les magasins étaient fermés.
Même vide dans les rues qui entourent le plateau Saint-Michel.
Je rentre vite. II était près de midi. On entendait un bruit confus de voitures, de klaxons, et des coups de feu
Je ne m'attarde pas dans les salles vides du commissariat... Ce vide partout est effrayant. Le désordre de l'appartement, c'est tout ce qui reste de vie dans cette grande maison.
Vers 13 heures les coups de feu se rapprochent. Ce n'est plus la fantasia ; les rues sont désertes et les rares voitures qui circulent passent en trombe.
Je descends vérifier la fermeture de la grande porte d'entrée... la précaution me parait pourtant dérisoire; les bâtiments communiquent avec ceux de la poste, ils sont vides eux aussi, à demi incendiés, les ouvertures béantes.
Alors je me force à continuer mon travail ; mais la fusillade se rapproche tellement !... J'ai connu d'autres fusillades, d'autres crépitements de mitrailleuses, mais ce sont des bruits auxquels on ne s'habitue pas, et ceux-ci claquent si près qu'on dirait une grêle qui fouette la maison.
Par un interstice dans un volet à peine soulevé, j'ai toute la rue Dutertre en enfilade. Sans doute d'autres gens guettent et tremblent comme moi derrière ces volets clos !... Et j'ai vu, sans comprendre, pendant trois heures ce cauchemar : des hommes se poursuivre en descendant la rue. Ceux qui n'étaient pas armés ne couraient pas longtemps ; une rafale les clouaient sur place... Qui tuait ? Qui mourait ? Je ne voyais pas d'uniformes ; mais les A.T.O, en portaient-ils 7 Seulement des pistolets sans étui dans leur ceinture !...
Aux détonations qui ébranlent la maison et font vibrer les vitres, s'ajoutent maintenant des hurlements, des hurlements de fous, d'indiens de western... C'est à peine soutenable. Des hommes hurlent, tirent et courent de tous côtés, il y a des cadavres partout.
Des coups de crosse ébranlent la porte... S'ils entraient, ce ne serait pas la peine de se cacher... Et pourtant, inconsciemment je reste dans la cuisine, la seule pièce qui n'a pas d'ouverture sur la rue, et je m'habille, malgré la chaleur je ne veux pas qu'on me trouve à demi vêtue.
Vers 17 heures il y eut un peu moins de cris, moins de tirs et plus personne dans la rue ; où étaient donc les militaires ? Que faisait l'armée... l'armée qui devait nous protéger était-elle 'devenue un otage ?
De la première voiture que je vois déboucher sur la place descendent des agents que je connais, notamment M. Nicolas, un des policiers du Vo muté en France, comme les autres. J'ai su par la suite qu'il était resté avec plusieurs collègues, bloqué tout l'après-midi au commissariat central, gardé par les A.T.O.
Prudemment, il rampe sur la chaussée pour regagner son domicile. Je n'ose pas encore lever les volets.
Ce silence de mort qui maintenant enveloppe la ville, c'est tout ce qui reste de la fête... et ce qui domine en moi, c'est l'immense angoisse qui va persister jusqu'au retour des miens.
Un bruit de camions dans la rue... Des gens du commissariat... ce sont les gardes mobiles qui viennent provisoirement y installer leur P.C. Voir de si près des uniformes pourtant détestés, ce fut à ce moment rassurant.
Alors je suis descendue. Dans la rue, il y avait du sang partout ; et des gosses, les rares gosses du quartier qui n'étaient pas partis, ramassaient les douilles des balles, en criant : " 40 F Ie kg ! "

Ce n'est que le lendemain que les nouvelles ont commencé à circuler sur les horribles tueries qui ont ensanglanté tous les quartiers.
Les gens se cherchent, beaucoup sont restés cachés n'importe où ; les disparitions ont été longues et difficiles à établir. La morgue est envahie, on en refuse l'entrée ; les corps entassés, mutilés, sont méconnaissables.
On ne saura jamais toutes les horreurs de cette journée. Ceux qui en ont réchappé évitent d'en parler. Ceux qui les ont vues renoncent à les décrire.
Ce brusque retour à la sauvagerie, ces crimes d'une cruauté inconnue, qui, en quelques heures, achevèrent de vider Oran, ont créé l'irréparable.
Un jeune musulman ami le sentait très bien, qui nous disait quelques jours après : " Madame, on a trop honte, ne parlons pas de ce jour-là t "
En moi qui revis maintenant en les écrivant ces images douloureuses, revient la crainte de ne pas savoir dire l'essentiel. Il n'y a plus de plan dans cette suite d'images. Je me sens trop concernée.
Aux entrées de la ville, on arrêta les Européens qui arrivaient de l'intérieur. Beaucoup devaient s'embarquer sur le Kairouan.
Longtemps le Petit Lac resta rouge de sang.
Boulevard de Mascara et boulevard J: Andrieu, les rares Européens qui circulaient furent les premières cibles, en même temps que les concierges des immeubles de ces artères, une soixantaine, massacrés sur place.
Vers 10 heures, la horde que nous avions vue déboucher place Kargentah se répandit dans le centre ville, dans les marchés, les magasins, au Monoprix. Des musulmans réussirent pourtant à sauver quelques clientes. Les femmes arabes étaient déchainées, plus cruelles que les hommes.
On eut le temps de fermer la grande poste, des gens qui s'y étaient réfugiés y restèrent tous le jour.

Rue de la Bastille, le carnage fut atroce ; les appartements envahis, les gens tués chez eux.
Ceux que j'avais vu courir et tomber rue Dutertre, c'était ceux qui avaient été surpris dans la rue ou qu'on avait fait sortir des cafés ou des restaurants.
Et la liste est longue, longue des disparus de ce 5 juillet et des jours qui suivirent.
Par son silence, l'autorité a été complice des atrocités commises ce jour-là. La population européenne d'Oran a été abandonnée au massacre.
On m'a donné bien des noms, je ne cite que ceux que nous connaissions personnellement : M, Covio, commis des contributions, qui habitait Eckmühl ; M. Martel, l'économe de l'oeuvre Grancher, qu'on ne revit jamais depuis le moment où il quitta Pont-Albin, sur la route de Misserghin, pour aller à Oran revoir ses vieux parents qui partaient en France ; M. et Mme Breuil , particulièrement dévoués au Secours catholique, enlevés dans un faubourg d'Oran (ils laissaient sept enfants) ; le grand-père de J. Rodier, un camarade de mes enfants, qui partit un jour à sa ferme et qu'on ne revit pas...
Toutes ces disparitions de proches et d'amis perdus, qui rendent la mort encore plus douloureuse, on ne les saura pas toutes ; comme on ne saura jamais tout ce qui s'est passé en Algérie, pendant cet été terrible de 1962,
J'ai connu la grande peur qui régna à Oran, à partir du 5 juillet, et qui vida des quartiers entiers.: Choupot, Les Mimosas, Eckmühl.
Tous ceux qui, par hasard, au cours des mois précédents, avaient fait l'objet de vérification d'identité, et cela sans raison,, S'étaient vu enlever leur carte d'identité. Ils risquaient, maintenant que le fichier de la gendarmerie était aux mains du F.L.N., de se voir arrêter et exécuter sur-le-champ.
Les gens se sentaient tellement menacés en ville qu'ils préférèrent camper, entassés au port ou à la Sénia, sous un soleil de plomb, dans des conditions absolument inhumaines. De jeunes enfants, des vieillards en moururent. Peu d'avions, les transports maritimes furent en ,grève plusieurs jours, les bateaux supprimés. Ultime brimade, on refusait aux Oranais les moyens de sortir de leur enfer, on leur marchandait l'exode.
Les centres d'accueil fermèrent peu à peu ; les derniers réfugiés partis, leur oeuvre était terminée.
Oran était maintenant une ville morte. La joie hystérique des premiers jours de l'Indépendance avait fait place à un silence de mort.
Par ordre du préfet de police musulman, 45 A.T.O, avaient été fusillés; beaucoup d'autres désarmés. Pour de vieux règlements de comptes, les A.L.N. et les A.T,O. se tuaient facilement entre eux.
Nous évitions de sortir, le voisinage des Gardes rouges était pénible. La préparation du déménagement fut bien difficile. Les cadres ou les caisses qu'on clouait à même les rues vides accusaient davantage cette impression de mort qui s'était appesantie sur la ville. Ces clous, ces planches, c'étaient les cercueils de ceux qui partaient Peu importe, d'ailleurs, ce qu'on emportait ce qu'on retrouverait, où... et quand... ?
Ce qu'on abandonnait sur place était autrement précieux : tant de jours vécus sous ce ciel de lumière... tant de tombes...
Pendant ce temps, de l'autre côté de la mer, les Français partaient, insouciants, en vacances... Ne leur avait-on pas dit que le repli d'autres Français, en Algérie s'accomplissait sans heurts, sans larmes et sans douleur

Jeanne CHEULA.

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