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1962 : le grand dérangement des Français d'Algérie (2ème partie)

Écrit par Henri-Charles Ferrier. Associe a la categorie Histoire Politique

La ville de réception privilégiée est évidemment Marseille, qui a une vieille expérience en ce domaine et qui va constituer le point d'arrivée de deux rapatriés sur trois.
- " À la vérité, Marseille ressemble trop à Oran ou à Alger et l'arrivée sur ces quais, avec ce même ordonnancement autour du port, avec cette même protection sainte sur une colline, fait resurgir avec plus de force le souvenir de ce que l'on vient juste de perdre à tout jamais et dont on voudrait se défaire " (Jean-Jacques Jordi, 1962 l'Arrivée des Pieds-Noirs, 1995).
- " Marseille, à cette époque, ne ressemble guère à autre chose qu'un Alger raté " (André Figueras, Les Pieds-Noirs dans le plat, 1962).

Devant les débarcadères, sur les pistes des aéroports, des bénévoles aident sans compter. Les volontaires du Secours Catholique, de l'Armée du Salut, du Fonds Social Juif Unifié, de la Croix-Rouge, de l'Accueil Protestant, de l'Entre-Aide des Bouches-du-Rhône, apportent leur assistance. Les arrivants par voie des airs sont épaulés par des étudiants sympathisants des facultés de Marseille et d'Aix-en-Provece. À la gare Saint-Charles, chaque fois qu'un car venant de Marignane est annoncé, c'est le branle-bas de combat. Étudiant à Aix-en-Provence, je me rappelle que nous faisions la chaîne pour décharger les bagages, accueillir les familles, les renseigner, leur offrir des boissons, de la nourriture, de la chaleur humaine. Rappelons ici l'accueil chaleureux de Toulon par le préfet maritime (l'amiral Galleret) aux navires de commerce accostant à Missiessy et la prise en charge fraternelle de leurs passagers civils au Dépôt des Équipages (5e dépôt).
Petits soins, Petites attentions ! Mais qui comptent.

La C.C.I. de Marseille modifie l'aménagement des salles d'attente de la gare maritime de La Joliette, en retirant les tableaux et gravures représentant l'Algérie…, l'Algérie heureuse, pourrait-on dire !
La Société Marseillaise de Crédit installe sur le port, dans un hangar de la Transat, un bureau de change des coupures "algériennes".
Sont aménagés des nurseries, des infirmeries, des panneaux d'affichage de messages personnels.
Cependant, les autorités sont vite débordées. Selon les prévisions, le rapatriement d'Algérie devait concerner 400 000 personnes dont la venue pouvait être étalée sur quatre ans. On avait donc recruté à Marseille à peine une quarantaine de fonctionnaires. Une loi cadre, dite " d'accueil et d'intégration " n° 61-1493, dite " Charte du rapatrié " avait été approuvée par le Parlement en décembre 1961, avait été conçue pour réaliser dans un premier temps la réception des rapatriés et, dans un deuxième temps, leur placement dans les structures économiques et sociales de la nation (annexe A) : prestations de retour et de subsistance, prestations sociales de base, subventions d'installation et de reclassement et des prêts particuliers.
L'intention était bonne mais l'application difficile en raison de l'amplitude inattendue des arrivées. On avait calculé sur la base de dizaines de milliers de rapatriés. Ils étaient des centaines de milliers.
- " On avait prévu d'accueillir en quatre ans, le quart de la population européenne d'Afrique du Nord " (Alain Peyrefitte, premier secrétaire d'État aux rapatriés, juste avant Robert Boulin).
Le législateur n'avait pas imaginé qu'en quelques semaines, une panique allait jeter sur les rives de l'Hexagone, sans espoir de retour, presque tous les Français d'Algérie, alors que cet exode fut déclaré par les représentants du gouvernement au cours du débat du 30 mai 1962 au Parlement : " mouvement saisonnier ".

Dès 1962, l'arrivée des Pieds-Noirs, dont plus de la moitié cherche un abri, provoque une demande supplémentaire de 300 000 logements, ce qui correspondait à la quasi-totalité de la production de l'industrie française pendant un an. Marseille est asphyxiée ! Selon son maire, Gaston Deferre, la ville compte, en juillet 1962, 150 000 habitants de trop.
Interview du maire dans le journal Le Figaro du 26 juillet :
Question : " Voyez-vous une solution au problème des rapatriés de Marseille ? ".
Réponse : " Oui ! Qu'ils quittent Marseille en vitesse ".
Quelle attitude charitable ! Peu importe, les Pieds-Noirs recherchent la justice, pas la pitié.
Un quartier, à deux pas de la gare Saint-Charles, "lot branlant rongé par l'âge, offre, au travers d'un entrelac de ruelles malpropres, ses immeubles lépreux aux façades avachies. Une vague d'immigrés en chassant une autre, les Français d'Algérie les plus démunis s'y entassent, en attendant dans ces hôtels de passe inconvenants, qu'on leur propose une place décente.
En plein mois d'août, le journal Le Monde pouvait Écrire : " Les rapatriés squatters du Sphinx sont toujours sans eau ni électricité ".

Le Sphinx !

Ceci apprend qu'à Paris, comme à Marseille, des rapatriés n'avaient pas trouvé autre abri qu'un lupanar de la quatrième république.
Un centre de transit est installé dans une cité HLM en fin de construction : la Rouguière, un véritable "bled" à dix kilomètres de La Canebière, sans ligne d'autobus. Les bâtiments ne sont pas finis, les bureaux sont en préfabriqués et les logements sont des villages de tentes. Isolés, les rapatriés y sont marginalisés. Hospitalité et solidarité ne sont pas au rendez-vous des Français d'Algérie qui, en plus d'être suspectés, sont souvent exploités et volés. Un quart de leurs bagages disparaissent au débarquement à Marseille. Des actes de vandalisme sont commis sur les véhicules immatriculés dans les départements d'Algérie. Les tarifs augmentent brusquement : course en taxi passant de 32 à 53 F, et location mensuelle de F4, passant de 300 à 500 F. D'officines de placement suspectes en propriétaires peu scrupuleux, chaque crise réjouit l'arnaqueur, enrichit le voleur. Bafoués, humiliés, exploités, les rapatriés rachètent à des prix trop élevés des propriétés médiocres ; ils acceptent des propositions de crédits trop courts ; ils reçoivent une aide gouvernementale insuffisante, inégalement et trop lentement distribuée. L'incohérence des textes administratifs s'épanouit. Par exemple, il faut être demandeur d'emploi pour avoir droit à une aide. Comment une femme qui a un enfant en bas âge à sa charge peut-elle, dans les circonstances présentes, avoir pour premier souci de trouver un emploi ? De même, les commerçants peuvent demander un prêt de réinstallation. Mais les fonctionnaires des délégations régionales du secrétariat d'État aux rapatriés ne sont pas tenus au courant. De plus, le décret d'application prévoit que, si le commerçant trouve un travail salarié, ses droits sont alors caducs. Si bien que beaucoup, en attente, n'osent pas prendre un emploi.
Certes l'administration est respectable et fait son travail. Son rôle est de freiner les revendications abusives. Et il y en a. Mais pour l'heure, n'est-ce pas le problème humain qui prime ? Et pour cela, c'est comme si l'État s'en remettait à la bonne volonté de ses fonctionnaires et des organisations caritatives. Quant à l'indemnisation, on en parle encore (annexe B).
- " Alors que l'horizon quotidien et familier s'évanouit sans qu'on n'y comprenne rien, il faut subir le choc de la métropole, son indifférence, sa suspicion, son animosité, son rejet. Au mieux, sa générosité mesurée sans réelle compassion " (Jean-Jacques Jordi - opus cité).
Signalons toutefois que toutes les régions d'accueil ne furent inhospitalières. La municipalité de Lyon et son maire, Louis Pradel, ont été spécialement accueillants pour les Français contraints à fuir l'Algérie. L'ensemble des HLM de La Duchère, juste achevé, fut affecté en priorité pour loger les familles repliées. La Vendée mérite également d'être citée car l'on peut s'interroger sur les liens qui ont existé entre l'Algérie et un département plus tourné vers l'océan qui le baigne que vers la Méditerranée. Séduits plus par le Canada que par les pays latins, les Vendéens émigrèrent peu en Algérie. Et cependant, un Vendéen, Georges-Pierre Hourant, nous a rappelé en 1997, dans un article de la revue l'algérianiste que, dès juin 1962, était créé en Vendée, un comité départemental d'accueil des rapatriés d'Algérie qui reçut en juillet, cent quinze familles nombreuses : six cents personnes, ce n'est pas rien. Et ce fut le Secours Catholique de la ville de La Roche-sur-Yon qui se flatta de recueillir notamment le grand rabbin d'Alger. Il n'en reste pas moins que, pour la majorité d'entre eux, les Français de métropole ont à ce moment une image négative des Français d'Algérie. Ils les trouvent brutaux, racistes, incultes, bornés et hâbleurs.
Le mythe du colon-fasciste-de droite est généralisé à l'ensemble de l'Algérie française, qui était pourtant profondément républicaine et qui votait à gauche dans sa majorité. Et rappelons également que la plus importante cellule communiste de France se situait à Bab-el-Oued.
Rappelons également que ce furent des hommes politiques de gauche (Pierre Mendès-France, Robert Lacoste, François Mitterrand, Guy Mollet, notamment) qui menèrent, dix ans durant, la politique tendant à maintenir coûte que coûte la souveraineté française sur l'Algérie. Et, faut-il le rappeler, le terme de " colon " n'avait pas, en Algérie, le sens péjoratif et méprisant que certains " penseurs " lui attribuent encore. Il était synonyme d'audace, de ténacité et de travail, valeurs, il est vrai, qui font rire beaucoup de gens aujourd'hui.

Revenons à notre analyse. Chaque cas de rapatrié est un cas personnel, mais l'ensemble constitue une somme de souffrance devant laquelle nul ne peut rester insensible. Malgré cela, au contact de ces immigrés qui cultivent leur accent, qui appuient leurs intonations, qui exagèrent leur gestuelle, les préjugés des métropolitains se renforcent. Alors, découragement, pessimisme, tristesse et mélancolie affaiblissent les résistances.
- " Si vous allez au cimetière de Pantin, en 1962, y'a que des tombes de rapatriés. C'était la maladie des Pieds-Noirs. L'infarctus du myocarde. On appelait ça : la maladie des rapatriés " (Robert Castel, Mon Algérie, 1989).
Il est vrai, qu'en plus, l'hiver 1962-1963 fut très rude !
C'est dans la vieillesse que l'exil est le plus douloureux. Quand on est jeune c'est une aventure.
Pour leur plus grand malheur : " La grande voix d'Albert Camus s'était éteinte à jamais au bord d'une route nationale en janvier 1960. Personne, plus personne ne pouvait disposer d'un tel talent, d'un tel amour de sa terre natale, pour venir défendre la cause désertée des Pieds-Noirs " (Pierre Laffont).
Comment appeler ces évadés, repliés, réfugiés, déracinés, maintenant qu'ils ont été, selon la terminologie officielle, rapatriés.
Des transplantés ? Appellation d'autant plus séduisante que les amateurs de jardin savent bien que certaines plantes, jeunes, doivent être transplantées pour acquérir de la vigueur. Parfois, même, plusieurs fois.
Des roumis ? C'était bien ainsi que les désignaient les Musulmans. Roumis, descendants des Romains. Cela traduit bien leur communauté d'origine, le bassin méditerranéen ayant bénéficié, pendant des siècles, de la colonisation romaine.

S'il fallait définir les Français d'Algérie par un seul mot, c'est le mot " réfractaire " qui conviendrait le mieux. Réfractaires, les démocrates de 1848. Réfractaires, les électeurs de 1851 et 1865 qui ont répondu " non " à Louis Napoléon. Réfractaires, les Alsaciens et les Lorrains de 1871 qui ont préféré l'exil à la soumission à l'ordre allemand. Réfractaires, les Andalous, les Siciliens, les Mahonnais, les Napolitains, les Maltais, les Catalans, les Languedociens qui ont eu l'audace de rompre avec leur société, de quitter leur terre natale pour courir une aventure déraisonnable.
Des Pieds-Noirs ! C'est le terme qui prévaut pour définir leur identité.
Ainsi, les Pieds-Noirs, pieds nus, sont à pied d'œuvre. Ce sera un atout pour la France.
- " Leur conduite est rapide, énergique, expansive. Doués d'une nature résistante, ils sont lutteurs et gais, cherchant souvent à épater par leur conduite … " (Professeur René Bourgeon, Cercle algérianiste, 1991).
Louis Bertrand avait observé naguère, dans Le Sang des races, le bouillonnement de ce creuset algérien dans lequel une humanité nouvelle, solide, ardente, dynamique et courageuse est née dans l'effort et le drame, et qui s'est développée dans une fidélité passionnée à leur patrie métropolitaine. Fidélité, amour, dont l'intensité a étonné les métropolitains. Prédisposition fondamentale, ceux qui étaient majoritaires parmi les Européens venus en Algérie, Étaient des " sudistes ", c'est-à-dire des Provençaux, des Italiens et des Espagnols, appartenant à ce type d'individus qui sont d'emblée décidés à ne pas se laisser mener, autant que faire ce peut, par les événements.
Ce que l'on appelle simplement, des… hommes.
" Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie, et sans dire un seul mot, te mettre à rebâtir ou perdre en un seul coup le gain de cent parties, sans un geste et sans un soupir. Et te sentant haï sans haïr à ton tour, pourtant lutter et te défendre, tu seras un homme mon fils ! " (Kipling).

L'enracinement

Au conseil du 18 juillet 1962, en parlant des Pieds-Noirs, De Gaulle dit : " Il faut les obliger à se disperser sur l'ensemble du territoire ".
Et Joxe renchérit : " Dans beaucoup de cas, il n'est pas souhaitable qu'ils s'installent en France où ils seraient une mauvaise graine " (Alain Peyrefitte, C'était De Gaulle).
Au gré de la quête des emplois et des regroupements familiaux, une redistribution s'effectue. Comme l'exil est plus cruel encore si l'on s'éloigne du soleil, le Midi concentre près de la moitié des réfugiés, la région parisienne plus du quart, et l'Aquitaine arrive en troisième position, malgré les tentatives étatiques de dispersion vers le Nord. Un lieu avait rapidement émergé, comme une bouée de sauvetage, comme une "le après un naufrage : Carnoux-en-Provence, un espace protégé que les Pieds-Noirs s'approprient légalement.
À ce lieu-dit, situé sur un ancien chemin de diligence entre Aubagne et Cassis, devenu chemin vicinal caillouteux à l'abandon, ils vont rejouer, à quelque cent trente ans d'écart, l'épisode de la Mitidja, symbole du néant avant l'arrivée des Français en terre africaine.
C'est une terre aride, mal desservie par un chemin qui n'est plus entretenu depuis un siècle, qui ne bénéficie pas d'adduction d'eau. Là, survivent une bastide, une bergerie et un bâtiment agricole sur une superficie de 3 000 hectares, où quelques résidents récoltent des céréales et cueillent des amandes. Une coopératif, la C.I.F., créée à Casablanca en 1957 par des Français du Maroc, s'en était porté acquéreur et avait décidé, en 1958, une première tranche de construction de deux cent cinquante villas. Cela s'était accompagné d'une amélioration des voies d'accès, puis de dessertes en électricité, en eau et en gaz en 1961.
De neuf habitants en 1954, rattachée alors à Roquefort-la-Bédoule, ce bled s'enrichit de 242 âmes en 1962 quand il est rattaché à Aubagne. En 1964, comptant 1 200 âmes, il est érigé en commune par un décret signé de Georges Pompidou alors premier ministre. Son blason est une barre d'azur (pour la Méditerranée), trois croissants (pour l'Algérie, la Tunisie et le Maroc) et une fleur de lys (pour la Provence). Le plus important pour la communauté pied-noire, c'est d'y retrouver un référent culturel commun, composé par l'église, le cimetière et le mémorial, et par l'ensemble des manifestations qui s'y rattachent et qui perpétuent le souvenir. À chaque installation, la France devient une terre à conquérir par le biais d'une réussite quelconque : adaptation, vie sociale, vie professionnelle. La volonté de s'agripper à ce sol nouveau, prend le dessus, ainsi que l'idée qu'il faut se montrer digne de ses ancêtres pionniers. Heureusement, en 1962, la croissance de la France est régulière et l'arrivée de ces hommes courageux, volontaires, ayant du monde des affaires une conception dynamique, fortifie et consolide la situation générale. Leur apport dans certains secteurs - particulièrement l'agriculture - secouera et modernisera maintes professions. Certaines régions vont en profiter plus spécialement, et des villes comme Aix-en-Provence ou Montpellier, doivent beaucoup à l'arrivée des Pieds-Noirs. Un exemple éclatant est, en effet, celui de la métropole régionale du Languedoc-Roussillon qui abrite aujourd'hui 25 000 Pieds-Noirs, soit un habitant sur dix.
- " Les "rapatriés" sont partout à Montpellier. Leur arrivée a donné un coup de fouet à une ville qui s'endormait à l'ombre de ses platanes dans les années cinquante " (dossier du Canard Enchaîné, Le Midi, mécomptes et légendes, 1992).
Le Who's Who de Montpellier a l'accent pied-noir, et si Georges Frèche a réussi à arracher l'hôtel de ville à la droite en 1977, il le doit aux électeurs "rapatriés", non pas qu'ils fussent particulièrement socialistes, mais qu'ils réveillaient ainsi la question de leur indemnisation, en sanctionnant les hésitations de Giscard à régler la facture des indemnités promises pour compenser les pertes engendrées par les spoliations de 1962.
Aujourd'hui, l'influence électorale de la communauté des Pieds-Noirs s'évapore, les considérations personnelles prenant le pas sur les vieilles rancunes. Et même si, je viens de l'apprendre, il est possible qu'une liste 100 % "pied-noire", soit constituée à l'occasion des élections européennes, les Pieds-Noirs ne forment pas un bloc monolithique, et l'on se rend compte, en général, qu'il n'y a pas de vote "pied-noir", mais que leurs suffrages se répartissent sur l'ensemble de l'échiquier politique selon des pourcentages comparables à la moyenne générale des électeurs.
N'est-ce pas une preuve d'enracinement ?

- " On ne peut nier que, sans être le moins du monde aidé, ils ont exceptionnellement réussi et bien souvent rendu vie à des régions moribondes. Leur arrivée fut une chance pour la France " (Pierre Laffont, Mon Algérie, 1989).
Des amis firent en Corse, la cinquantaine passée, ce que leurs ancêtres avaient réalisé plus tôt en Algérie : acheter des terres, dépierrer, planter, palisser, attendre, soigner, récolter, vivre. Sans repos, par tous temps, ils ont créé…, dans un climat hostile !
N'est-ce pas une preuve d'enracinement ?
N'oublions pas qu'à propos des "rapatriés", De Gaulle lui-même a dit le 22 juillet 1964 à Peyrefitte : " Ils ont été absorbés comme par un papier buvard. Ça aurait pu être un fléau pour la France. Nous constatons qu'ils contribuèrent à l'expansion française ".
À la fin de 1963, un an après leur arrivée, 47 % des hommes et 17 % des femmes ont retrouvé une activité professionnelle.
N'est-ce pas une preuve d'enracinement ?
Un proverbe arabe dit : " El lifet met ! ".
Le passé est mort, et les Pieds-Noirs, ces exilés de l'espace, sont également des exilés du temps : leur passé est comme un rivage lointain, inaccessible…
Cela ne veut pas dire que ce peuple, né du soleil et de la mer, est en train de s'éteindre. Bien que le temps se charge de tout effacer et les manuels scolaires, qui n'accordent que trois lignes à leur exode, mais qui s'intéressent en revanche avec compassion à la démographie galopante qui sévit en Algérie et, avec un délicieux frisson, à l'explosion de l'intégrisme islamiste, ces manuels d'éducation et de mémoire, dis-je, cache avec soin l'épopée de ces bâtisseurs.
Cela ne veut pas dire non plus que les Pieds-Noirs aient perdu leur identité. Au contraire, ils sont parvenus à concilier une intégration réussie avec le maintien d'une identité de groupe qu'ils cultivent par le biais de plus de 400 associations françaises de la plus grande variété, dont quarante pour le seul département des Bouches-du-Rhône.
Amicales à caractère géographique (regroupant les personnes d'une même région, d'un même village…), ou associations thématiques regroupant par exemple, les anciens élèves du lycée de Constantine.
Rassemblements encore, tels que ceux du Mas Tibert sur les terres du bachaga Boualem, de Carnoux le 15 août, après l'édification de Notre-Dame d'Afrique, de Nîmes le jeudi de l'Ascension, pour Santa-Cruz, de Tourves dans le domaine du Billardier…
Parmi les associations majeures revendiquant une vocation culturelle, le Centre de documentation historique sur l'Algérie (Aix-en-Provence, 1974), et Carnoux-Racines (1984), n'ont qu'un but : reconnaître et défendre l'identité "pied-noire".
L'association pionnière, le Cercle algérianiste, créé en 1973, propose une réflexion culturelle pour l'avenir. Ses actions sont soutenues par une excellente revue trimestrielle : l'algérianiste.
- " La minorité pied-noire, bien que dispersée sur la totalité du territoire national et dans de multiples états, n'en forme pas moins un groupe humain ayant en commun tout un système de valeurs propres qui définissent une ethno-culture " (Pascal Diener, l'algérianiste, juin 1990).
- " L'histoire des Pieds-Noirs, comme les plantes xérophiles, a connu les nécessités de l'adaptation. Enchevêtrement d'implantations et de déracinements, elle s'est cherchée, à maintes reprises, des sources nouvelles. Ce faisant, ses racines se développèrent démesurément et dépassèrent en dimension les ramifications de surface " (Joëlle Hureau, La mémoire des Pieds-Noirs, ouvrage de référence).

Le million de Français d'Algérie avait développé dans cette province, une culture très puissante qui s'exprimait dans un savoir-jouir, et dans un mode de vie où se mêlaient les traditions françaises, italiennes, ibériques, juives, arabes et berbères.
L'esprit de notre temps c'est le droit à l'appartenance. Chacun est à la recherche de ses racines et revendique son appartenance à une communauté particulière.
C'est ainsi qu'aujourd'hui, deux millions de Pieds-Noirs dans le monde cultivent leur algérianité, à travers ces associations dont les thèmes récurrents sont l'identité et la culture et qui perpétuent leurs traditions, notamment dans les domaines essentiels : traditions et croyances, mode de vie et comportement social, système de communication.
" Tertio milienio adveniente " (à l'aube du troisième millénaire), dans un Hexagone frileux où les migrations déstabilisatrices s'accélèrent sous l'effet des pressions économiques, quand la génération " B3 " (Black-Blanc-Beur) ne trouve plus ses racines, l'idée nationale s'effondre, avec parfois même le soutien de politiciens en vue. Alors, le besoin naturel d'appartenance se réfugie dans le particularisme, dans les cultures minoritaires, dans la redécouverte des spécificités, à la recherche des origines et des racines.
Ce chemin, les Pieds-Noirs l'ont parcouru, en une longue marche où la France a beaucoup gagné, et où l'Europe, si elle le veut, trouvera son essor.
Comme le disait l'humoriste pied-noir, René Cousinier : " Plus Européens que nous, tu meurs ! ".

L'Algérie d'aujourd'hui, livrée depuis trente-cinq ans à l'arbitraire d'un despotisme policier, vivotant maigrement, part à la dérive vers un désastre général. Elle mettra encore longtemps à se remettre de la perte d'une population qui eut certainement pu l'aider à sauver son économie et, peut-être, à garder son âme. Les Algériens musulmans ont été décolonisés.
Bien !
Mais nous voudrions savoir, par-delà les médias désinformateurs, si l'Algérien moyen, l'homme de la rue dans la ville, le fellah dans la campagne, a gagné en bien-être, en sécurité, en dignité et même en liberté, depuis qu'il a été soustrait au colonialisme ?
Les Algériens français, quant à eux, ont terminé leur deuil. Mais ont-ils définitivement tourné la page ? Pour eux, subsiste de l'Algérie, ce que le poète Marcello-Fabri a appelé la " nostalgérie ", traduisant par ce joli mot, un sentiment de douce nostalgie. Pour l'avenir des uns et des autres, et sans rêve excessif, constatons avec Henri Martinez (Le feu dévorant, Laffont, 1987), que : " Toute cette communauté " (pied-noire) constitue un pont naturel entre les deux rives de la Méditerranée. Elle est le chaînon manquant entre le Nord et le Sud ".

Henri-Charles Ferrier

Annexes :

Annexe A : Une loi cadre dite " d'accueil et d'intégration " n° 61-1493, dite " Charte du rapatrié " avait été approuvée par le Parlement en décembre 1961. Cette loi d'accueil et d'intégration s'appliquait aux citoyens français ainsi qu'aux résidents étrangers qui avaient rendu des services exceptionnels à la France, et à ceux dont les enfants s'étaient battus pour la France. Elle avait été conçue pour réaliser, dans un premier temps, la réception des rapatriés et, dans un deuxième temps, leur placement dans les structures économiques et sociales de la nation. À cette fin, le législateur avait prévu des prestations de retour et de subsistance, des prestations sociales de base, des subventions d'installation et de reclassement, et des prêts particuliers. On avait calculé sur la base de dizaines de milliers de rapatriés. Ils étaient des centaines de milliers.
Annexe B : Une loi du 26 décembre 1961 stipulait dans son article 4, qu'une loi distincte fixerait le montant et les modalités d'une indemnisation en cas de spoliation et de pertes définitivement établies des biens appartenant aux Français, ayant dû ou estimé devoir quitter un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France. Le gouvernement s'était donc engagé à indemniser les Français d'Algérie, comme cela s'était fait après les guerres ou se fait en cas d'expropriation pour cause d'utilité publique.

Bibliographie :

- Revue Historia : Algérie 1830-1987, juin 1987.
- Collection Historia " La Guerre d'Algérie " (200 numéros), Yves Courrière.
- Ceux qu'on appelle les Pieds-Noirs, Camille Brière, 1984.
- L'Algérie de papa, Pierre Léonard, 1961.
- Les Colons, Robert Randau, 1979.
- Les Français en Algérie, Louis Veuillot, 1978.
- La révolte, Jean Brune, 1965.
- Six générations en Algérie, Léon Célerie, 1978.
- À l'heure de notre mort, Marie Elbe, 1963.
- L'Eté fracassé, Louis Gardel, 1973.
- Le coup de sirocco, Daniel Saint-Hamond, 1978.
- Pieds-Noirs, belle pointure, André Kouby, 1979.
- L'Algérie des souvenirs, Frédéric Musso, 1976.
- La nostalgérie française, Paul Azoulay, 1980.
- L'arrachement, Robert Garcia, 1982.
- La mémoire des Pieds-Noirs, Joëlle Hureau, 1987.
- Histoire de la France en Algérie, Pierre Laffont, 1980.
- Les Pieds-Noirs, Marie Cardinal, 1994.
- L'Empire embrasé, Jean Planchais, 1990.
- Mon Algérie tendre et violente, Robert Lenoir, 1994.
- Le sang des races, Louis Bertrand, 1920.
- Mon Algérie, Jean-Pierre Stora, 1989.
- Si beau le ciel, si blanche la ville, Jeanne Terracini, 1988.
- L'imposture algérienne, Guy Doly-Linaudière, 1992.
- 1962, l'arrivée des Pieds-Noirs, Jean-Jacques Jordi, 1995.
- Le peuplement français de l'Algérie de 1830 à 1992, Alain Lardillier, 1992.
- Quand l'Algérie devenait française, Jacqueline Bayle, 1981.
- Le calvaire des colons de 1848, Maxime Rasteil, 1930.
- Chronique d'une Algérie révolue, Jean Cohen, 1997.
- Là-bas souvenirs d'une Algérie perdue, Alain Vircondelet.
- Rose d'Alger, Nina Moatti.
- Abandon : 1946-1962, Alain de Sérigny.
- Enfant pied-noir, Elie Georges Berreby.
- On nous appelait fellaghas, Si Azzedine.
- Carnets politiques de la guerre d'Algérie, Robert Buron.
- Algérie : les chrétiens dans la guerre, André Nozière.
- Quand l'Algérie s'insurgeait, Daniel Guérin.
- Chaque homme est un drapeau, Pierre Lantenac.
- Derniers jours de l'Algérie française, Gérard Israël.
- Algérie sans la France, Bachaga Boualem.
- Algérie 30 ans, Merzeck Allouache.
- Algérie chroniques d'un pays blessé, Arezki Metref.
- Vie là-bas, comme le cours de l'oued, Dominique Sigaud.
- Inoubliable Algérie, Robert Castel.
- Hautes plaines, Geneviève Schürer.
- Traditions algériennes, Jeanne Scelles-Millie.
- Algérie l'espoir fraternel, Jean-Luc Barré.
- Emigré dans mon pays, François Lefort.
- Paix des braves, Jean-Claude Carrière.
- Feuille de route, Jean Bebernard.
- Accords d'Evian, Jérôme Hélie.
- Larmes de la passion, José Castano.
- Droit à la France, Salem Kacet.
- Souvenirs d'Oran, André Belamich.
- Curé pied-noir, Évêque algérien, Jean Scotto.
- Alger amour (biographie d'un Pied-Noir), Alain Vircondelet.
- Sous dix couches de ténèbres, Jean-Pierre Millecam.
- Interdit aux chiens et aux Français, Jean Brune.
- Journal d'exil, Jean Brune.

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