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1962 : le grand dérangement des Français d'Algérie (1ère partie)

Écrit par Henri-Charles Ferrier. Associe a la categorie Histoire Politique

Henri-Charles Ferrier est né à Brest en 1941. Il a vécu son enfance, son adolescence, sa vie d'Étudiant et celle de marin dans la localité varoise de Sanary-sur-Mer où ses parents se sont installés en 1943.
Henri-Charles Ferrier est diplômé d'études supérieures de sciences Économiques, ingénieur consultant informatique à la compagnie IBM-France, capitaine de corvette honoraire de la Marine Nationale et membre de l'Académie du Var.
Il est le fils du Commissaire général de Marine, Jacques Ferrier, né à Tizi-Ouzou en 1913 et qui, avant d'être admis à l'École Polytechnique, fit ses Études secondaires au lycée de Constantine. Lui-même est le fils de Charles Etienne Ferrier, originaire de Draguignan, qui fut notaire à Blida, Tizi-Ouzou, Constantine et Alger, et de Marie Bonet, descendante d'une très auguste lignée pied-noire, son propre grand-père ayant été l'un des tout premiers maires de Blida.
La "patrie" de sa mère, Jacqueline Daruty, est Philippeville, où son père tenait une pharmacie. Henri Daruty, un des plus purs et des plus indiscutables martyrs de l'Algérie française, fut assassiné en janvier 1961 par un commando venu spécialement pour cela de Tunisie, sur ses propriétés d'El-Arrouch, là même où son propre grand-père fut peint par Sergent en costume de chasse, en 1842.

Henri-Charles Ferrier

1962 : le grand dérangement des Français d'Algérie (1re partie)

Le déracinement

Question pour un champion !
De qui est cette citation ?
" Les départements d'Algérie font partie de la République, ils sont français depuis longtemps. Leur population, qui jouit de la nationalité française, et est représentée au Parlement, a donné assez de preuves de son attachement à la France. Jamais aucun gouvernement ne cédera sur ces principes fondamentaux ".

Cette citation n'est pas la déclaration des généraux putschistes en 1961, ni la parole de De Gaulle en 1958, ni le serment de Debré en 1956. C'est tout simplement l'engagement de bon sens de Pierre Mendès-France en 1955 (le 12 novembre).
Et pourtant, le 8 avril 1962, se déroule en métropole le référendum sur les accords d'Evian que 90,70 % des suffrages exprimés approuvent, dans un scrutin de rêve qui ne présente que 24,29 % d'abstentions.

Il faut attendre le 3 juillet pour connaître les résultats du référendum d'autodétermination du 1er juillet (6 millions de " oui ", 16 354 " non ") qui permettent à Christian Fouchet de remettre à Abderhamane Farès la lettre de De Gaulle reconnaissant l'indépendance de l'Algérie.
L'Algérie est indépendante, 132 ans après que, jour pour jour, les troupes françaises aient pris Alger, peu de temps suivant leur débarquement à Sidi-Ferruch. L'histoire a prouvé à plusieurs reprises qu'il n'est pas possible à une minorité, quelles que soient ses qualités et sa puissance de conserver la maîtrise absolue du pays dans lequel elle s'est établie. Les Romains, eux-mêmes, s'étaient effondrés au Maghreb.

Pendant plus de 130 ans, l'Algérie avait été une terre de peuplement, depuis que le gouvernement français, au milieu du XIXe siècle, avait encouragé l'émigration. Celle des pionniers conquérants de 1830, comme mes ancêtres des temps héroïques le basque Daruty en 1842 et le varois Bonnet qui fut l'un des tout premiers maires de Blida, mais aussi celles de l'Alsacien ou du Lorrain refusant de rester sous la botte allemande, celle du Maltais cherchant fortune, à l'image de mon ancêtre Delmato, ou encore des montagnards espagnols qui, comme les ancêtres de mon épouse, Ortiz et Crémadés, descendirent de leurs montagnes et, ne trouvant pas de travail dans la plaine, se jetèrent à l'eau et amerrirent à Oran, avant de gagner la citoyenneté française et de combattre au Chemin des Dames.
Les " républicains " insurgés de 1848, les " bannis " de 1852, les " patriotes " de 1870, les " crève-la-faim " du phylloxéra y avaient retrouvé leur patrie. Avec eux, les maraîchers des Baléares, les maçons andalous, ou italiens, les carriers espagnols, les laitiers maltais, les pêcheurs napolitains, tous gens malheureux et fatigués de l'être fournirent le peuple des artisans qui allaient permettre de construire l'Algérie. Ils s'y étaient enracinés et étaient devenus français lorsque la naturalisation automatique des étrangers fut établie par les lois du 26 juin 1889 et du 22 juillet 1893.
Les Juifs, qui étaient déjà là lors des invasions arabes, étaient devenus français dès 1872, par le décret Crémieux du 24 octobre. Décret qui consacrait leur assimilation.
Assimilation à la France, raison du succès !
Quel autre lien que la France pouvait unir un Arabo-Andalou d'Oran, un Kabyle de Tizi-Ouzou et un Mozabite de Ghardaïa ? Même s'il aura fallu attendre 1945 pour que les Musulmans aient droit à des représentants élus au Parlement et au Sénat.
L'Algérie multi-ethnique marquait l'étonnante réussite de l'assimilation à une culture, à une langue, à une république.
Et, cette Algérie, pourquoi donc faut-il la quitter maintenant ?
Parce qu'on ne peut plus y rester.

Le destin des Français d'Algérie était fixé par le titre II des accords d'Evian. Les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 (annexe A), obligeaient les Français d'Algérie à adopter obligatoirement ou ipso facto la nationalité algérienne pour rester chez eux en étant soumis entièrement aux lois du nouvel état.
Cela montre combien le pouvoir et ses négociateurs méconnaissaient l'âme et les motivations de ces citoyens. Comment pouvait-il penser un seul instant que des hommes qui, sans la connaître pour beaucoup d'eux, avaient secouru par deux fois la mère patrie, accepteraient de s'en séparer ?

Dans son langage simple, mon beau-père, à Perrégaux, écrivait à des parents installés en métropole : " Nous voulons rester Français, c'est tout ! Avec les Arabes, nous nous entendrons toujours. On les connaît bien ".

Et pourtant, les Français d'Algérie partent. Ils partent parce qu'ils ont peur et qu'ils sont amenés à choisir la valise pour échapper au cercueil. L'exode ou le génocide !
Ils ont peur des " Arabes ", de leurs bombes, de leurs couteaux, car l'armée n'assure plus la sécurité des civils depuis le 19 mars. Elle assiste souvent au massacre des populations françaises, les larmes aux yeux mais l'arme au pied.

Officiellement, la date du 19 mars 1962 marque la fin de la guerre d'Algérie avec le cessez-le-feu accepté par les représentants de la France, la veille, à Evian. Ce cessez-le-feu ne signifiait malheureusement pas la fin des violences. Il marquait seulement que la France retirait ses troupes et abandonnait progressivement le pays ainsi que ses habitants au pouvoir et à la vengeance de ceux à qui elle accordait la victoire.

Le 25 avril 1962, un mois après la signature des accords d'Evian, s'adressant à Alain Peyrefitte, De Gaulle eut ces mots terribles : " L'intérêt de la France a cessé de se confondre avec celui des Pieds-Noirs ". Les Français d'Algérie ont peur ! Ils ont peur de l'O.A.S. (Organisation Armée Secrète : groupes armés formés par les Français d'Algérie pour s'opposer à l'indépendance de cette province). Ils ont peur des gendarmes mobiles, des barbouzes, des CRS, qui ont tous la détente facile et la riposte prompte. Ils ont peur des dirigeants F.L.N. qui ne manquent pas de morgue. Le F.L.N. avait répandu à profusion une brochure intitulée " Tous Algériens " où il suppliait les Français d'Algérie de rester avec des promesses enchanteuses telles la double nationalité et la justice pour tous. Justice, que d'exactions commet-on en ton nom ! Un proverbe arabe dit : " Quand la vache est par terre, les couteaux se lèvent ". Les Français d'Algérie sont à terre, et ils ont peur !
La peur s'accompagne de l'instinct de conservation. Afin de ne pas risquer l'enlèvement, ni connaître le cercueil des épurations, les Français d'Algérie prennent leurs valises pour se sauver d'un ethnocide programmé. Et pourtant, il existait une vision du monde typique de ces Méditerranéens, associant bonheur de vivre et fatalisme, qui leur a fait croire jusqu'au bout qu'ils pourraient rester. " En fait, la mort on n'arrivait pas à y croire, pas plus qu'à la guerre. L'irréparable était impossible, donc on n'y pensait même pas " (Alexandre Arcady - Mon Algérie - 1989). Dans Noces à Tipasa, Albert Camus décrit ces Méditerranéens qui flirtaient en permanence avec la vie, avec le danger, avec la mort, sans éprouver la moindre angoisse. Quelle angoisse ? Dans ce monde où la nature était si amicale, l'air si doux, le jour si pur, la nuit si tendre et la vie si bonne, comment pouvait-on penser à la mort ! Mais là, les Français d'Algérie ont vraiment peur ! Les égorgeurs terroristes désordonnés de la dernière heure installent un climat de panique générale dans lequel s'épanouissent les fantasmes des plastiqueurs rebelles. Les accords d'Evian ont déjà vécu. Privés d'aide, de protection, d'espoir, les fermes se replient sur les hameaux, les hameaux sur les villages, les villages sur les villes, l'ensemble glissant vers le nord, vers les ports du départ. Spectacle de maisons pillées, de voitures calcinées, balisant les trajets terrestres de l'exode.

- " Voilà qu'ayant franchi l'obstacle des jours d'attente à la belle étoile, en plein soleil ou dans un campement installé par l'armée et trop vite exigu, ces " estivants " partent mal coiffés, le visage creusé par l'angoisse, chargés de couffins et de paquets hétéroclites maintenus par des ficelles " (Joëlle Hureau, La Mémoire des Pieds-Noirs, 1987).
Fuite désordonnée où se mêlent angoisse et désespoir ! Les Français d'Algérie ont-ils mérité une telle sanction ?
- " Dans certaines maisons, il y avait encore des restes de repas. Les gens étaient partis en catastrophe " (témoignage de mon beau-père oranais en juillet 1962).
De furtifs en avril, les départs sont précipités en mai. Ils deviennent affolés en juin et en juillet.
- " Alors…, on est partis, on a quitté Tadjira. La dernière fois qu'on faisait la route de Tadjira à Oran. C'est pas toujours que les gens savent qu'ils font quelque chose pour la dernière fois. Nous, on savait " (Daniel Saint-Hamon, Le coup de sirocco, 1978).
- " On a tout perdu. Ce matin on s'en va une main derrière, une main devant et y nous reste quoi ? Les yeux pour pleurer ! " (Marie Elbe, À l'heure de notre mort, 1992).
- " Eh bien ils souffriront ! ", avait froidement jeté le général De Gaulle à l'interlocuteur qui évoquait le martyre prévisible des Français d'Algérie.

Sur les quais et les pistes d'envol, brûlés par le soleil après les incendies, les Français d'Algérie s'entassent écrasés de chaleur et de misère attendant des bateaux bloqués à Marseille par des inscrits maritimes en grève. Les Français quittent l'Algérie sanglotant, trébuchant sur les passerelles et s'effondrant contre les bastingages des bateaux, le visage enfoui dans leurs bras repliés, à côté de leurs maigres affaires. Tout déménagement était devenu impossible dès le mois de mai et les bagages doivent se limiter à deux valises par personne. Beaucoup ne peuvent s'empêcher de relever la tête et de regarder, sur l'arrière du navire, Oran la belle ou Alger, blanche, masse pentue, prenant son splendide virage sur la baie, toutes constructions dressées, étincelant de clarté jusqu'aux feuillages sombres. Ces paysages, ils les ont connus, aimés, ciselés, protégés. Ils ne les reverront plus !
On parle d'exode ; exode qui, suivant le mot de Robert Buron, négociateur à Evian, fut vraiment " Dunkerque en pire ". Pour l'année 1962, le solde des mouvements des Européens entre la France et l'Algérie sera de 651 257 personnes auxquelles il faudra ajouter les Français musulmans au nombre de 46 000 et 20 000 Européens ayant refusé le statut de rapatriés ". Car administrativement, on les appelle des " rapatriés ".

Pour la première fois dans l'histoire, un texte législatif avait défini une catégorie particulière de Français, avec une terminologie officielle et habile puisque, étant ainsi " rentrés dans leur patrie ", ils n'ont juridiquement droit à aucune indemnisation pour les biens " perdus à l'Étranger ".
En fait, il faudra qu'ils attendent huit ans, et le départ de De Gaulle, pour que la loi du 15 juillet 1970 reconnaisse que les " Français d'outre-mer " avaient perdu malgré eux et sans faute ou incurie de leur part, des biens dont il y avait lieu de les indemniser.
Déjà, en juillet 1961, la crise de Bizerte, qui avait donné lieu à un rapatriement urgent de personnes démunies, avait poussé le gouvernement à créer un secrétariat aux " rapatriés ", confié à Robert Boulin.
Mais pourquoi appliquer cette dénomination de " rapatriés " aux habitants français de la province d'Algérie groupant les trois départements d'Oran, d'Alger et de Constantine, qui pour beaucoup ne connaissent par la France métropole ? Quoi d'étonnant d'ailleurs à ce qu'ils ne la connaissent pas ? Après tout, il y a beaucoup de Provençaux qui ne connaissent pas l'Alsace, d'Auvergnats qui ne sont jamais allés en Picardie, de Basques qui n'ont jamais mis les pieds en Lorraine.

Un mot approprié fut employé au XVIIIe siècle pour qualifier, en 1755, le déplacement forcé de la communauté de l'Acadie, au sud du Québec, vers le sud des Etats-Unis, où leurs descendants s'appellent les " Cajuns ". On a parlé alors de " grand dérangement ". Comme l'a souligné l'historienne et brillante algérianiste, Jeanine de La Hogue, à qui je tiens à rendre hommage : " Pour les Français d'Algérie, 1962 est l'année du grand dérangement : physique, moral, affectif, social ".
La boucle est ainsi bouclée ! Les ancêtres arrivèrent par mer, leurs descendants repartent par la mer - à 90 %.
En 1830, les premiers partirent de rien. Les seconds vont arriver nulle part en 1962. Nulle part !
Car ces " rapatriés ", évadés, repliés, réfugiés, ces " dérangés ", ont le sentiment d'être abandonnés par la métropole vers laquelle ils se dirigent. J'allais dire " vers la France ", mais les Français d'Algérie ne disaient jamais " Je vais en France ", ils se rendaient en métropole.
Quelles pensées peuvent agiter ces malheureux qui ont tout perdu, même leur identité ? Car ils étaient Français et ils vont devenir Pieds-Noirs !

Jacques Anquetil vient de gagner son troisième Tour de France et, sur la route des vacances, de Brest à Toulon et de Strasbourg à Bayonne, les Français qui descendent vers le soleil, croisent dans l'indifférence, ceux qui montent vers les nuages.
Ils les avaient déjà croisés vingt ans auparavant, dans des circonstances inversées. Les Français d'Algérie constituaient alors l'essentiel (82 % avec les soldats musulmans), de l'effectif de l'armée d'Afrique qui, en 1944, supporta l'essentiel du poids de la guerre, alignant 255 000 combattants sur les 288 000 qui constituaient l'effectif total des forces terrestres françaises. Et, plus que par leur nombre, c'est par leur valeur morale et par leurs qualités guerrières que ces " Africains ", comme les appelle leur chant de marche, restitueront à la France son honneur et sa liberté.

Mais en 1962, considérés comme uniques responsables d'une guerre et de ses excès, les Français d'Algérie sont ravalés au rang d'exploiteurs et leur exil et leurs souffrances sont assimilés à une juste expiation. L'opinion métropolitaine avait été conditionnée par une puissante campagne de presse orchestrée par le pouvoir, qui ne diffusait que des informations partisanes et visant à discréditer les Français d'Algérie. Les Français de métropole retiennent ainsi de ce qui vient de se passer le soulagement de voir se terminer la " sale guerre d'Algérie ". Ils ont la bonne conscience d'une indépendance généreusement accordée avec, en plus, le soulagement d'être débarrassé d'une maladie honteuse. Un seul souci pour eux : l'arrivée désordonnée de ces " rapatriés " qui contrarie l'euphorie de leurs congés payés et dérange leur quiétude estivale. Comme envers tous ses vaincus, l'Histoire n'est pas tendre pour ces Français qui ont dû quitter l'Algérie. Arabes et Berbères n'ayant pas été exterminés à l'instar des Apaches et autres tribus indiennes, certains se demandent si, dans le cas contraire, les colons n'auraient pas été, eux aussi, des héros de films. Et pourtant ! Si la colonisation devait être blâmable, ce n'étaient tout de même pas les habitants qui en étaient responsables, mais les gouvernements successifs de la Nation. Saint-Exupéry le disait : " Les vaincus doivent se taire ". Il est vrai qu'ils ont toujours tort ! Donc, considérés comme vaincus, les Français d'Algérie doivent maintenant se taire. Pourquoi ? D'abord, l'Histoire est incomplète sans le témoignage des perdants. Et puis après tout, les grands vaincus de cette " Histoire " ne sont pas les Algériens de souche européenne. Ceux-là sont les victimes les plus spoliées et les plus blessées. Mais, et je cite le grand écrivain humaniste Jean Brune : " Ils portent en eux de telles vertus d'esprit d'entreprise et d'acharnement au travail qu'ils survivront à tous les revers, puisant dans l'Épreuve des forces supplémentaires comme tous les êtres de qualité " (Interdit aux chiens et aux Français, Table Ronde avant Tillinac, 1967).
Mais il faut que les Français d'Algérie se taisent. D'autant que leurs excès de langage sont aggravés par un accent mal perçu auquel habitueront peu à peu les chansons d'Enrico Macias. La plus diffusée, roucoulade berbéro-andalouse " Adieu mon pays ", ferme le cœur des Français d'Algérie et commence à ouvrir l'esprit des Français de métropole : " J'ai quitté mon pays, j'ai quitté ma maison. Ma vie, ma triste vie, se traîne sans raison. J'ai quitté mon soleil, j'ai quitté la mer bleue, leur souvenir se réveille bien après leur adieu. Soleil, soleil de mon pays perdu ". " Ada ma canne et mon chapeau "(8).

L'implantation

Pendant des jours et des nuits, les Français d'Algérie débarquent sur l'hexagone dans un état moral et physique pitoyable après leur longue attente sur les pistes et les quais d'embarquement. Ils sont démunis. La rapidité du départ et l'improvisation du remplissage des bagages leur avaient fait sauver le plus souvent ce qui était pour eux le plus précieux et qui n'avait pas forcément le plus de valeur. Les caissiers des banques ont révélé que la majorité des demandes de change était très faible. Beaucoup de familles n'avaient pour tout viatique que quelques billets de cinq mille anciens francs. Vaincus, dépouillés, les Français d'Algérie vont être calomniés par leurs frères métropolitains.
- " En 1962, les "rapatriés" sont profondément déçus par une mère patrie qu'ils aimaient passionnément et pour laquelle ils devenaient des anticorps violemment rejetés… " (André Nouschi, Les Pieds-Noirs, ces minorités qui font la France, 1982).
Entre la métropole et les Français d'Algérie, le fossé n'a jamais été plus grand. Leurs compatriotes d'outre-Méditerranée se détournent d'eux, tandis qu'une partie de la presse métropolitaine les calomnie, leur attribuant tout à la fois : de scandaleuses fortunes et les méfaits de sévices coutumiers à l'encontre des Musulmans qu'ils méprisent, entre deux ratonnades et trois anisettes. " Le samedi soir après l'turbin"… comme dirait la chanson.
- " Et aucun de ceux qui luttèrent avec passion et charité ostentatoire pour la libération des Musulmans opprimés, n'aura envers ceux qu'il a si efficacement contribué à discréditer d'abord, à expatrier ensuite, à dépouiller enfin, la moindre sollicitude " (Pierre Laffont). Le coeur de ces gens était-il si petit qu'il n'y avait pas de place pour tous ? (9). On est frappé par l'indifférence des élites françaises intellectuelles, politiques, religieuses et morales, à de rares exceptions près.
Le journal La Croix du 24 février 1962, recommandait, au sujet des " jeunes rapatriés "qu'il fallait : "… Éviter de laisser notre jeunesse se contaminer au contact de garçons qui ont pris l'habitude de la violence poussée jusqu'au crime ".
La Croix !
Le journal Libération du 30 mai 1962 appréhendait que les riches possédants français d'Algérie, profitent de leurs capitaux pour : " encourager la spéculation sur l'achat des terres et des maisons que les petites gens de chez nous ne peuvent plus acquérir devant la surenchère venue d'Afrique du Nord ".
Le Français de métropole pense que le Français d'Algérie est riche et qu'il ne fait rien par lui-même, se contentant de faire travailler "l'Arabe" dont il " fait suer le burnous ". Il est un colon ! Terme considéré, encore de nos jours, comme péjoratif, bien que dérivant du latin colonus, il qualifie tout simplement un habitant non indigène qui cultive une terre, comme il y en a partout dans le monde, de la Palestine à l'Arkansas. Et faut-il rappeler que les colons les plus riches vivaient certes largement, mais jamais fastueusement. Leurs villas étaient confortables mais pas luxueuses : ni piscine, ni tennis. Rien à voir avec les ranchs fabuleux des propriétaires nord et sud américains.
Notons au passage que les avantages sociaux (allocations familiales, allocations logement, de maternité, etc…) n'étaient pas les mêmes qu'en métropole, mais nettement inférieurs. En réalité, 10 % seulement étaient des colons vivant de la terre. La classe moyenne prédominait : petits commerçants, artisans, fonctionnaires, employés, professions libérales, dont le revenu moyen était de 20 % inférieur à celui des métropolitains.
- " À lire une certaine presse, il semblerait vraiment que l'Algérie soit peuplée d'un million de colons à cravache et à cigare, montés sur Cadillac " 90 % des Français d'Algérie ne sont pas des colons, mais des salariés ou des commerçants… Le niveau de vie des salariés, bien que supérieur à celui des Arabes, est inférieur à celui de métropole " (Albert Camus, La Bonne conscience, L'Express, octobre 1955).
D'après Le Monde, journal dont on connaît l'objectivité (oblique) et le peu de sympathie qu'il portait à la cause de l'Algérie française, sur un million de Français d'Algérie, 15 000, soit moins de 2 % à peine, appartenaient à la classe aisée.
Les médias, soucieux de distinguer des autochtones cette population, répandent le sobriquet de " Pieds-Noirs ".

Pieds-Noirs !

Interrogez les témoins, compulsez les livres, fouillez les archives. Il n'y a rien. Cinq générations d'Européens d'Algérie n'ont jamais connu cette appellation.
On a utilisé depuis des décennies toutes les ressources de l'étymologie, de la sémantique et de l'exégèse pour tenter d'expliquer sa signification et, si nous en avons le temps, je vous en raconterai l'histoire.

Cette Épithète dérisoire et péjorative est répandue en métropole par des " gens bien intentionnés ", comme dirait Brassens. Les Français d'Algérie l'ont d'abord mal pris car cela voulait bien être un terme infamant, puis ils l'ont adopté comme emblème pour désarmer l'ironie. Les Français d'Algérie sont donc étiquetés Pieds-Noirs !
En plus, ils sont fichés : en blanc pour ceux qui disposent d'une résidence en France, en bleu pour ceux qui ont un point de chute mais pas les moyens de s'y rendre, en rose pour ceux qui n'ont aucun lieu de repli et ne disposent d'aucune ressource financière.

Henri-Charles Ferrier
(À suivre)

Annexes :

Annexe A : Une loi cadre dite " d'accueil et d'intégration " n° 61-1493, dite " Charte du rapatrié " avait été approuvée par le Parlement en décembre 1961. Cette loi d'accueil et d'intégration s'appliquait aux citoyens français ainsi qu'aux résidents étrangers qui avaient rendu des services exceptionnels à la France, et à ceux dont les enfants s'étaient battus pour la France. Elle avait été conçue pour réaliser, dans un premier temps, la réception des rapatriés et, dans un deuxième temps, leur placement dans les structures économiques et sociales de la nation. À cette fin, le législateur avait prévu des prestations de retour et de subsistance, des prestations sociales de base, des subventions d'installation et de reclassement, et des prêts particuliers. On avait calculé sur la base de dizaines de milliers de rapatriés. Ils étaient des centaines de milliers.
Annexe B : Une loi du 26 décembre 1961 stipulait dans son article 4, qu'une loi distincte fixerait le montant et les modalités d'une indemnisation en cas de spoliation et de pertes définitivement établies des biens appartenant aux Français, ayant dû ou estimé devoir quitter un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France. Le gouvernement s'était donc engagé à indemniser les Français d'Algérie, comme cela s'était fait après les guerres ou se fait en cas d'expropriation pour cause d'utilité publique.

Bibliographie :

- Revue Historia : Algérie 1830-1987, juin 1987.
- Collection Historia " La Guerre d'Algérie " (200 numéros), Yves Courrière.
- Ceux qu'on appelle les Pieds-Noirs, Camille Brière, 1984.
- L'Algérie de papa, Pierre Léonard, 1961.
- Les Colons, Robert Randau, 1979.
- Les Français en Algérie, Louis Veuillot, 1978.
- La révolte, Jean Brune, 1965.
- Six générations en Algérie, Léon Célerie, 1978.
- À l'heure de notre mort, Marie Elbe, 1963.
- L'Eté fracassé, Louis Gardel, 1973.
- Le coup de sirocco, Daniel Saint-Hamond, 1978.
- Pieds-Noirs, belle pointure, André Kouby, 1979.
- L'Algérie des souvenirs, Frédéric Musso, 1976.
- La nostalgérie française, Paul Azoulay, 1980.
- L'arrachement, Robert Garcia, 1982.
- La mémoire des Pieds-Noirs, Joëlle Hureau, 1987.
- Histoire de la France en Algérie, Pierre Laffont, 1980.
- Les Pieds-Noirs, Marie Cardinal, 1994.
- L'Empire embrasé, Jean Planchais, 1990.
- Mon Algérie tendre et violente, Robert Lenoir, 1994.
- Le sang des races, Louis Bertrand, 1920.
- Mon Algérie, Jean-Pierre Stora, 1989.
- Si beau le ciel, si blanche la ville, Jeanne Terracini, 1988.
- L'imposture algérienne, Guy Doly-Linaudière, 1992.
- 1962, l'arrivée des Pieds-Noirs, Jean-Jacques Jordi, 1995.
- Le peuplement français de l'Algérie de 1830 à 1992, Alain Lardillier, 1992.
- Quand l'Algérie devenait française, Jacqueline Bayle, 1981.
- Le calvaire des colons de 1848, Maxime Rasteil, 1930.
- Chronique d'une Algérie révolue, Jean Cohen, 1997.
- Là-bas souvenirs d'une Algérie perdue, Alain Vircondelet.
- Rose d'Alger, Nina Moatti.
- Abandon : 1946-1962, Alain de Sérigny.
- Enfant pied-noir, Elie Georges Berreby.
- On nous appelait fellaghas, Si Azzedine.
- Carnets politiques de la guerre d'Algérie, Robert Buron.
- Algérie : les chrétiens dans la guerre, André Nozière.
- Quand l'Algérie s'insurgeait, Daniel Guérin.
- Chaque homme est un drapeau, Pierre Lantenac.
- Derniers jours de l'Algérie française, Gérard Israël.
- Algérie sans la France, Bachaga Boualem.
- Algérie 30 ans, Merzeck Allouache.
- Algérie chroniques d'un pays blessé, Arezki Metref.
- Vie là-bas, comme le cours de l'oued, Dominique Sigaud.
- Inoubliable Algérie, Robert Castel.
- Hautes plaines, Geneviève Schürer.
- Traditions algériennes, Jeanne Scelles-Millie.
- Algérie l'espoir fraternel, Jean-Luc Barré.
- Emigré dans mon pays, François Lefort.
- Paix des braves, Jean-Claude Carrière.
- Feuille de route, Jean Bebernard.
- Accords d'Evian, Jérôme Hélie.
- Larmes de la passion, José Castano.
- Droit à la France, Salem Kacet.
- Souvenirs d'Oran, André Belamich.
- Curé pied-noir, Évêque algérien, Jean Scotto.
- Alger amour (biographie d'un Pied-Noir), Alain Vircondelet.
- Sous dix couches de ténèbres, Jean-Pierre Millecam.
- Interdit aux chiens et aux Français, Jean Brune.
- Journal d'exil, Jean Brune.

Henri-Charles Ferrier

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