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Le rapatriement en 1962

Écrit par Jean-Jacques Jordi. Associe a la categorie Histoire Politique

... Toute décolonisation a donné lieu à des rapatriements quelle que soit la puissance tutélaire ou le pays colonisé. Grande-Bretagne, Pays-Bas, Belgique et France pour ne citer que les pays les plus "colonisateurs"s'y sont pliés non sans heurts. En France toutefois les rapatriements présentent un caractère particulier tant les conditions dans lesquelles ils se déroulent sont singulières. Reconnaissons que ces mouvements procèdent presque toujours de crises violentes auxquelles l'Etat français est confronté de 1954 à 1962. La guerre d'Indochine, la fin des protectorats sur le Maroc et la Tunisie, les "affaires" de Suez et de Bizerte, jusqu'à la guerre d'Algérie expriment la brutalité des transitions et les violences de la décolonisation. Inquiétudes et insécurités, méfiances et peurs se font plus présentes que par le passé dans les consciences des communautés, et les Français "d'Outre-mer" redoutent les accessions aux indépendances. Peu préparés par les gouvernements français à comprendre les évolutions culturelles, politiques et économiques de l'Asie du sud-est comme du Maghreb, peu enclins, il faut le dire, à transiger, ces Français de "là-bas" voient leurs certitudes ébranlées et leur monde familier s'écrouler en un laps de temps court. Reconnaissons-leur que la précipitation dans laquelle les indépendances sont accordées, ou prises, ajoute à l'incompréhension de ceux qui se voient obligés de partir d'autant que les conventions passées pour garantir les droits des Français sont très inégalement appliquées.

A y bien regarder, la quasi totalité des départs se déroule dans un climat de peur, au mieux dans une suspicion mêlée de crainte. Comment fuir une violence prévisible mais insoupçonnée de part et d'autre ? Comment partir en laissant derrière soi le pays natal, les choses du quotidien, les objets modestes, le plus souvent, d'investissements affectifs ? Nous parlons bien évidemment ici de ceux qui sont partis à la hâte, "Indochinois" après les replis de l'armée française sur Hanoi puis Haiphong, "Marocains" après les événements de Oudjda en 1953, de Khenifra et Kourigba en 1955, de Meknès en 1956, "Tunisiens" après Bizerte, "Egyptiens" à la suite de Suez, jusqu'au grand exode de 1962 qui bouleverse toutes les données. Sans doute, les attitudes gouvernementales jouent-elles un rôle non négligeable dans ces conditions de départ.La France décline toute responsabilité du fait de la décision que les Français devront prendre en toute liberté et connaissance de cause s'ils désirent rester en Indochine souligne l'adjoint du gouverneur Sainteny, Billecocq. Et que penser de la volontaire diminution des rotations hebdomadaires de navires entre la France et l'Algérie, de 16 en janvier 1962 à 3 en avril, prise par le gouvernement français alors que les quais D'Alger et d'Oran sont pris d'assaut par des milliers de personnes et où s'entassent cadres mobiliers et automobiles ! Le sentiment d'abandon qu'éprouve alors nombre de ces rapatriés et réfugiés renforce plus encore la sensation de trahison de la France.

S'il est des départs que l'on ne peut oublier, les accueils peuvent être à même de changer ces premières impressions. Ils tiennent en grande partie à la force numérique des rapatriés. La France ne s'est pas préparée face aux rapatriements pas plus qu'elle n'a envisagé les bouleversements qui allaient les accompagner. Le discours officiel que l'on veut rassurant ne semble pas varier entre 1954 et 1962. On sous-évalue le nombre des rapatriés, on leur assigne des espaces de "réinstallation" qui excluent Paris et la région méditerranéenne, on néglige d'organiser un accueil dont on sait qu'il peut désarmorcer des situations de confrontations et d'incompréhensions réciproques. La première nécessité à laquelle il faut faire face est en effet celle de la réception des rapatriés sur le territoire national. Les conditions de cet accueil revêtent une importance considérable, car la première prise de contact antre l'administration métropolitaine et le rapatrié ne manque pas d'influer sur la suite de leurs relations et de déterminer le comportement du nouvel arrivant écrit, en juin 1962, le Club Jean-Moulin ! Négligence coupable, poursuit-il, qui ancre dans l'esprit du rapatrié la perception et la persistance d'un mauvais accueil. En mars 1957, des rapatriés de Tunisie se plaignent du climat hostile de la population et du refus perpétuel d'obtenir un emploi. Quelques mois plus tard, le député Raymond Dronne évoque à l'Assemblée nationale le drame de 300 familles rapatriées à la suite des événements de Meknès vivant à Marseille dans des conditions abominables, dans des hôtels sans confort, sans chauffage, souvent sans électricité... Que dire des multiples témoignages sur l'été 62 allant presque tous dans ce même sens. On ne voulait pas de nous reste le leitmotiv d'une grande majorité de rapatriés.

Les organismes destinés à venir en aide aux rapatriés existent pourtant dès 1956 mais ils ne n'ont qu'un objectif d'orientation et de reclassement. Pour faire face au quotidien, les structures d'accueil font cruellement défaut, les aides sont tardives et presque toujours insuffisantes. Pour remédier à ces premières difficultés et dans la crainte d'une arrivée massive de rapatriés d'Algérie, le gouvernement dépose un loi relative à l'accueil et à la réinstallation des Français d'Outre-mer. Véritable "charte des rapatriés", la loi votée en décembre 1961 prévoit queles Français, ayant dû ou estimé devoir quitter, par suite d'événements politiques, un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat et la tutelle de la France, pourront bénéficier du concours de l'Etat... En toute logique, Marseille est au centre de cette politique volontariste et la ville s'étoffe d'antennes d'arrivée (port et aéroport), d'une antenne de départ (gare Saint-Charles), d'une division technique et administrative, de deux centres de transit pour Européens, de deux centres d'hébergement pour "Français musulmans" non supplétifs... Rien ne va se dérouler comme prévu. Faute d'avoir vu grand - les experts ont évalué à 100 000 personnes par an pendant quatre ans le rapatriement d'Algérie, il en arrivera prés de 800 000 en cette seule année 1962 !- la ville phocéenne est au bord de l'asphyxie. Tous les services d'accueil publics et privés sont débordés et les capacités d'hébergement à Marseille sont complètement épuisées au 2 juillet 1962. Cela se passera mieux ailleurs mais souvent au prix d'une dispersion subie sur le territoire métropolitain...

Jean-Jacques JORDI

Références:

1) La Décolonisation, dans Toute la France, histoire de l'immigration en France au XXème siècle, sous la dir. de Laurent Gervereau, Pierre Milza, Emile Temime, Musée d'Histoire contemporaine - BDIC, Paris, octobre 1998, pp 213-221
2) Une mémoire enfouie : les Harkis, Éditions Autrement, février 1999, 138 p. (en collaboration avec Mohand Hamoumou)
3) Espagnol en Oranie, Éditions Jacques Gandini, Calvisson, 1996, 288 p.
4) 1962 : l'arrivée des Pieds-Noirs, Éditions Autrement, collection Mémoires n° 81, Paris 1995, 140 p.
5) De l'Exode à l'Exil : Rapatriés et Pieds-Noirs en France, l'exemple marseillais 1954-1992, L'Harmattan, Paris 1993, 252 p., 16 p. photos
6) Migrance, Histoire des migrations à Marseille, T.IV, 1945-1990, le choc de la décolonisation, Edisud, Aix-en-Provence 1991, 224 p., 20 p. photos (en collaboration avec Emile Temime et Abdelmalek Sayad)
7) Les Espagnols dans l'Algérois 1830-1914, Ed. de l'Atlanthrope, Versailles 1991, 182 p. (en collaboration avec Gérard Crespo)
8) Alger 1870-1939 ou le modèle ambigu du triomphe colonial, sous la dir. de Jean-Jacques Jordi et Jean-Louis Planche, Éditions Autrement, coll. Mémoires des villes, mars 1999, 262 p.
9) Alger en guerres, 1939-1962, sous la dir. de Jean-Jacques Jordi et Guy Pervillé, Éditions Autrement, coll Mémoires des villes, mars 1999, 264 p.
10) Marseille et le choc des décolonisations (Actes du colloque), sous la direction de Jean-Jacques Jordi et Emile Temime, Edisud, Aix-en-Provence 1996, 232 p

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