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La victoire de l'Isly, 14 août 1844

Écrit par Michel Sapin-Lignières. Associe a la categorie La colonisation militaire

La prise de la Smala a une influence considérable sur la suite du duel entre le maréchal Bugeaud et l'émir Abd el-Kader. Elle condamne ce der­nier à l'errance sur les confins algéro-marocains pour tenter d'échapper aux colonnes françaises qui sans cesse le pourchassent. Si l'émir, à de nombreuses reprises, réussit à s'échapper, il est souvent obligé d'aban­donner quelques uns de ses plus fidéles défenseurs ainsi qu'une partie de ses biens.


La rédition d'Abd el-Kader, gravure populaire du temps.


Le 24 août 1843, c'est La Moricière qui s'empare du camp de l'émir, lui enlevant des chevaux mais Abd el-Kader s'échappe. Le même scénario se reproduit le 12 septembre avec la colonne Géry, puis à nouveau avec La Moricière le 22 septembre. Le khalifa Abd el-Baki y trouve la mort et cet échec entraîne la soumission, plus ou moins sincère il est vrai, de nombreuses tribus qui sortent de l'obédience de l'émir et viennent demander l'aman.

Le 6 novembre, le général Tempoure arrive sans coup férir sur le camp d'Abd el-Kader et lance sur lui sa cavalerie aux ordres du colonel Tartas. Le succès est très important. Son principal et plus fidèle lieutenant, Bel-Allal et 400 réguliers se font tuer pour permettre à Abd el-Kader de fuir, laissant entre les mains des Français 300 prisonniers.

L'émir est aux abois. Il ne lui reste comme toute dernière chance que de se réfugier au Maroc et s'ef­forcer d'obtenir de ce pays qu'il se lance dans une guerre contre la France.

Cette guerre, il va l'obtenir, grâce surtout à l'insistante pression du représentant de la Grande-Bretagne sur le sultan, mais il ne pouvait un instant imaginer que cette guerre allait se terminer sur une incontes­table et considérable victoire françai­se : la victoire de l'Isly, marquant ainsi le terme de ses espérances.

Réfugié aux environs, il s'em­ploie à lancer contre nous des rezzous qui traversent la frontière et vont menacer voire même violenter les tribus amies de la France et aussi tâter la résistance de nos installations fixes comme le raid du 30 mars 1844 qui atteint Sidi-Bel-Abbès.

Il faut fermer ce couloir d'accès à l'Algérie et La Moricière installe un poste fixe à Lalla-Maghnia. A cela, le sultan Moulay Abd er-Rahman riposte en donnant ordre à son caïd d'Oudjda, Si Alli el-Tayeb el-Ghenaoui de sommer les Français d'évacuer ce poste, arguant que le Maroc ne peut tolérer une force militaire permanente sur sa frontière. Faite le 22 mai 1844, cette sommation reçoit naturellement une réponse négative.

De quelles forces dispose alors EI-Ghenaoui ? Il a 300 fantassins, 1500 cavaliers réguliers dont une forte proportion vient de la Garde Noire du sultan, justement réputée pour sa férocité. Il a aussi en outre de nombreux cavaliers irréguliers des tri­bus et enfin 300 fantassins et 500 cavaliers, reste de l'armée d'Abd el-Kader. Cela est bien insuffisant pour affronter les Français même si El­-Mansour el-Chérif qui vient prendre le commandement amène avec lui 500 fantassins et, fort de ce maigre ren­fort, décide d'une opération d'intimida­tion, sorte de reconnaissance offensive que les cavaliers de la Garde Noire transforment en véritable combat. Mal leur en prend car, chargés par la cavalerie française les Marocains s'enfuient jusqu'à Oudjda.

Profitant de la confusion, Abd el-Kader se glisse vers Sebdou et marche sur le pays des Sedama. Il en est bientôt refoulé et doit renoncer à son espoir de déclencher une insur­rection sur nos arrières. Non sans dif­ficultés, il retourne au Maroc.

Devant cette aggravation de la situation, le maréchal, drainant tous les renforts possibles, arrive le 12 juin à Lalla-Maghnia et fait proposer à El Ghenaoui un entretien avec le géné­ral Bedeau pour examiner et si pos­sible clarifier la situation. Il est fixé au 16 juin. Non seulement n'est obtenu aucun résultat, mais les irréguliers marocains passent de l'insulte à l'agression et ouvrent le feu sur le plé­nipotentiaire. La bataille devient générale, les Marocains refluent sur Oudjda, laissant 300 des leurs sur le terrain alors que les Français n'ont à déplorer que des pertes légères. Toutefois, deux officiers de spahis sont parmi les morts : les capitaines Savary de Rovigo et de La Chèvre.

C'est au tour de Bugeaud de marcher sur Oudjda, d'occuper la ville sans coup férir, faire noyer les poudres et fondre les balles trouvées dans les magasins.

El-Ghenaoui disgracié est rem­placé par Si Hamida ben Ali, le fils du Sultan, qui arrive avec d'importants renforts et le 3 juillet fait une nouvelle offensive refoulée comme les précédentes. L'influence française sur les tribus frontalières augmente.

Paris est naturellement tenu très au courant de cette situation mais temporise, conseille d'éviter les pro­vocations et voudrait surtout ne pas mécontenter l'Angleterre, Louis-Philippe se souvenant de l'aide qu'elle a apportée à la chute de Charles X et à sa propre élévation au trône. Plutôt que de donner à Bugeaud l'ordre de foncer, le gouvernement préfère envoyer devant Tanger une division navale sous les ordres du prince de Joinville pour appuyer la réclamation présentée au gouvernement marocain par Monsieur de Nion notre consul général.

Celui-ci sait qu'il peut compter sur l'appui des diplomates de la Suède, du Danemark et de l'Espagne, mais il sait aussi qu'il a un redoutable adversaire en la personne de Sir Drumond Hai, consul de Sa Majesté britannique à Tanger, qui, inlassable­ment, presse le sultan de nous résis­ter souhaitant et espérant obtenir de la fermeté marocaine le retrait des troupes françaises de Lalla-Maghnia, bien conscient que ce serait là le signal d'une insurrection générale à laquelle nous aurions beaucoup de mal à résister.

La décision appartient au prince de Joinville. D'une part il reçoit les instructions de Guizot : « Tant que le pavillon de la France n'aura pas été insulté, vous ne devez pas agir ». Mais d'autre part, les lettres pres­santes de Bugeaud le poussent à l'action : « Depuis quand cherche-t-on à établir une distinction entre le pavillon et le drapeau de la France ? » et peu après : « N'écoutez que les inspirations de l'honneur dont vous êtes la personnification ».

Joinville se décide, fait revenir les consuls à Tanger et à Mogador et le 10 août 1844 bombarde Tanger. La guerre avec le Maroc est commen­cée.

Joinville reçoit de Bugeaud une lettre enthousiaste : « Vous avez tiré sur moi une lettre de change, mon Prince, soyez assuré que je ne tarde­rai pas à y faire honneur. Vive la France ».

Toujours soucieux de rendre compte au ministre de ses faits et gestes, Bugeaud écrit à Soult lui annonçant son intention de manœuvre et, ayant reçu tous ses renforts, dispose de 8500 fantassins, 1400 cavaliers réguliers, 400 irrégu­liers et 16 canons dont 4 de cam­pagne.

Une fois encore, le fils du sultan, Moulay Abd er-Rahman, fait sommer le maréchal Bugeaud d'avoir à éva­cuer Lalla-Maghnia, il ne sait proba­blement pas encore le bombardement de Tanger. Réponse évidemment négative mais dans le camp français, l'atmosphère est électrique. Alors, prétextant de la nécessité de saluer comme il convient l'arrivée du 2e régi­ment de Hussards, Yusuf organise avec les moyens du bord un punch d'honneur et fait décorer le camp de toutes les bougies dont dispose le soukier. Léon Roches se charge d'al­ler inviter le maréchal qui dormait déjà sous sa tente. Celui-ci se fait d'abord beaucoup prier puis, bougon­nant, troque son bonnet de coton pour sa célèbre casquette et arrive au milieu des officiers qui l'acclament. Le maréchal ne bougonne plus. Il sait l'importance primordiale d'une telle cérémonie à la veille d'une bataille. Il a repris toute sa verve et s'adresse à son auditoire médusé :

« Mes amis, je suis heureux de me trouver ce soir parmi vous. Je souhaite la bienvenue à nos cama­rades de France et je puis leur affir­mer qu'ils n'ont pas fait le voyage pour rien. Après-demain sera une grande journée. Nous ne sommes pas nombreux mais avec notre petite armée nous attaquerons l'armée du prince marocain qui, d'après mes ren­seignements, s'élève à 60 000 hommes. Je voudrais que ce nombre fut double ou triple car plus il y en aura, plus leur désordre et leur désastre seront grands. Moi, j'ai une armée ; lui n'a qu'une cohue. Je vais vous prédire ce qui se passera et d'abord je veux vous expliquer mon ordre d'attaque comme je l'ai exposé cet après-midi aux commandants d'unités. Je donne à mon armée la forme d'une hure de sanglier ! enten­dez-bien ! la défense de droite, c'est La Moricière ; la défense de gauche c'est Bedeau ; le museau c'est Pélissier et moi je suis entre les deux oreilles. Qui pourra nous arrêter ? Personne !

Voilà ce que je voulais vous dire mes amis. Nous entrerons dans l'ar­mée marocaine comme un couteau dans du beurre ! et je n'ai pas besoin de vous dire que je compte beaucoup sur la cavalerie... je n'ai qu'une crain­te, c'est que prévoyant leur défaite les marocains ne se dérobent à nos coups. Si cela arrive ce sera vous qui les poursuivrez ! Mes amis je porte un toast à notre armée et à notre vic­toire... Vive la France !

Le 13 août à 15 heures, par une chaleur difficilement supportable, l'ar­mée se met en route dans la forma­tion en « hure de sanglier », excepté la cavalerie qui est largement déployée en avant ; départ sans tam­bour ni trompette, mais le moral est au plus haut. Avant qu'elle n'aille au combat il n'est que juste de dénom­brer les unités dont cette armée se compose : en tête, sous le colonel Pélissier, le 3e bataillon de chasseurs à pied puis deux bataillons des 4le et 32e de ligne ; contrairement à ce qui avait été initialement prévu, c'est au flanc gauche que se tient La Moricière avec un bataillon du 6e léger, le 10e bataillon de chasseurs et 3 bataillons du 48e de ligne. Le géné­ral Bedeau est à droite avec 2 bataillons du 13e léger, 2 du 15e et le bataillon de zouaves. Le dispositif est fermé par 4 bataillons : 6e et 9e chas­seurs 3e et 2e léger. Quand la cavale­rie aura réintégré le dispositif le groupement de gauche sous les ordres du colonel Yusuf comprendra les spahis, le 4e chasseurs d'Afrique et la cavalerie irrégulière d'Oran. Celui de droite avec le colonel Morris sera composé des 1e et 2e régi­ments de chasseurs d'Afrique et du 2e hussards.


 

Arrivée non loin des rives de l'oued Isly l'armée s'arrête et va pas­ser le restant de la nuit en bivoua­quant, toujours dans la formation prévue et sans qu'un feu ou qu'une clameur ne révèle sa présence. Nuit calme, chaude mais courte et il est probable que personne n'a dormi. Au petit jour l'armée reprend sa marche avec cette fois, la cavalerie à l'inté­rieur du dispositif. On franchit l'Isly à pied sec et à 8 heures le camp maro­cain est en vue. Sur un mamelon cen­tral on voit nettement la tente du fils du sultan et son parasol de comman­dement. Bugeaud fait pousser sur un tertre son artillerie de campagne qui ouvre le feu sur le camp marocain enfin réveillé.

D'enthousiasme et pour être plus à l'aise dans les gestes du combat, les fantassins jettent les cannes qui ont servi à monter le bivouac. Ce ter­rain sera désormais nommé « Camp des Cannes ».

Alors, des nuées de cavaliers, 20 ou 25000 chevaux sortent du camp marocain et s'élancent sans ordre ni discipline sur l'armée française qui, impassible, attend la ruée et l'ac­cueille par des décharges ajustées auxquelles se mêlent les voix fortes des canons. Comme notre formation les oblige à se couper en deux, chaque moitié se jette sur un des côtés du losange où, imperturbables, on les attend. D'un côté comme de l'autre, on assiste à la réédition de la bataille des Pyramides. Sans pouvoir rien entamer, les cavaliers marocains commencent à tournoyer. C'est le moment attendu par Bugeaud qui fait sortir notre cavalerie. Dès lors, la bataille se scinde en deux combats qu'il nous faut suivre séparément.

A gauche, à la tête de ses spahis (moins 2 escadrons laissés en sur­veillance), Yusuf charge droit sur le camp marocain dont l'artillerie placée en protection ne peut lâcher qu'une seule bordée mal ajustée avant d'être assaillie, sabrée, clouée sur ses pièces et Yusuf, toujours en tête, tou­jours au galop, fonce sur le camp des ennemis et s'en empare, notamment la grande tente du fils du sultan et son parasol de commandement.

Ce fils peu glorieux galope sur la route de Taza.

A droite, les affaires sont moins simples. Le colonel Morris avec ses chasseurs d'Afrique et ses hussards a forte partie devant lui. Le combat à un contre dix est acharné. Craignant de le voir devenir incertain, Bugeaud fait épauler sa cavalerie par trois bataillons qu'il détache du losange. Cette menace suffit à faire plier la cavalerie marocaine qui s'enfuit en cohue vers l'ouest.

A midi, la bataille est terminée. Afin que nul ne puisse ignorer son issue, l'armée française s'installe dans le camp abandonné par les Marocains et Bugeaud prend ses quartiers dans la tente du fils du sul­tan. La première tâche des vain­queurs est de relever les blessés et de dénombrer les victimes. Du côté marocain on compte 800 tués et 2 000 blessés. Les Français ont à déplorer 27 officiers et soldats tués et 96 blessés. Quatre officiers de spahis ont trouvé la mort dans la gigan­tesque charge de Yusuf, ce sont : Damotte, Rozetti, Diter et Bou­chakar.

A noter le très petit pourcentage des tués dans le camp marocain : 800 sur 25 000, soit 3,2 %. Ceci prouve l'ascendant de nos soldats sur leurs adversaires.

Les résultats de cette victoire sont immenses : 18 drapeaux, 11 canons, les tentes des adversaires et des approvisionnements considé­rables, alors que ce n'est qu'à l'entrée de Taza que la horde marocaine peut s'arrêter dans sa fuite.

En Algérie comme en France, mais aussi à l'étranger, la victoire de l'Isly a un immense retentissement. La paternité en revient sans conteste au maréchal Bugeaud qui attend le 27 août pour regagner Lalla-Maghnia puis, à petites étapes, Djemba Ghazaouet.

Le gouvernement ne peut trop attendre pour apporter au maréchal la juste récompense de son exploit et le 18 septembre il lui décerne le titre de duc d'Isly.

Mais une fois encore l'incontes­table victoire militaire va être étouffée par des négociations civiles. En fait, le gouvernement ne désire pas que le tout récent duc d'Isly puisse ajouter à ses lauriers les palmes du diplomate et c'est M. de Nion, consul général à Tanger qui est chargé de conclure par un traité cette éclatante victoire. Il a très bien épaulé le prince de Joinville dans ses nécociations marocaines, mais il ne connait pas l'Algérie et ses problèmes, d'où un traité, vite conclu il est vrai (le 10 septembre), mais insuffisant et incomplet. Si Abd el-Kader est théoriquement mis hors la loi, les Marocains ne se chargeront pas de le neutraliser et il pourra enco­re de longs mois continuer au Maroc sa vie de chef de bande. Non seule­ment il va déclencher diverses insur­rections mais surtout il va provoquer d'inutiles drames comme le sacrifice des chasseurs à pied au marabout de Sidi-Brahim ou encore le massacre sur son ordre de tous les prisonniers qu'il détenait dans sa deïra dans la nuit du 27 au 28 avril 1845.

Bugeaud qui ne perd pas une occasion de rappeler au gouverne­ment sa responsabilité dans le traité bâclé qui a suivi la victoire de l'Isly commence à voir son étoile pâlir et il doit quitter son poste de gouverneur général de l'Algérie le 30 mai 1847. Il est remplacé, et c'est flatteur, par le duc d'Aumale mais celui-ci sent bien que sa situation est fausse et il n'arri­vera en Algérie que quatre mois plus tard, le 5 octobre.

C'est probablement ce qu'atten­dait Abd el-Kader, à bout de res­sources, pour se rendre. Il le fera d'abord à un officier de spahis, puis cette reddition verra sa confirmation le 23 décembre 1847 entre les mains de La Moricière.

Si l'histoire de Bugeaud maré­chal de France et duc d'Isly est termi­née pour l'Algérie, celle de Louis-Philippe Ier ne va pas tarder à s'achever et Bugeaud retrouvant ses habitudes de jeunesse va aussitôt offrir son épée au Prince-Président qui le nomme au commandement de l'armée des Alpes.

Cette dernière volte-face va être de courte durée car Bugeaud meurt du choléra à Paris le 10 juin 1849.

Michel SAPIN-LIGNIERES


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