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Les Portes de Fer

Écrit par Bernard Brou. Associe a la categorie La colonisation militaire

LES PORTES DE FER EN ALGÉRIE : LES BIBAN*

L'appellation " Portes de Fer " jouit au milieu du 19e siècle d'un prestige exceptionnel : elle désigne un des hauts lieux de la conquête de l'Algérie (1830-1848) et marque un haut fait accompli en 1839 (du 25 au 30 octobre 1839 pour être précis).

C'est le passage de vive force, par surprise et sans coup férir, d'une division de l'Armée d'Afrique, forte de 3 000 hommes, à travers le " défilé rocheux des Biban " ; sans coup de feu, il permit de traverser le grand massif montagneux de Kabylie et de joindre les territoires de Constantine à ceux d'Alger, unifiant les territoires déjà pacifiés et portant à Abd-el-Kader un coup fatal à son prestige.

Jamais aucune force armée n'avait pu réaliser cet exploit : les Romains ne s'y étaient jamais risqués et s'étaient contentés d'en avoir conquis tout le tour ; les Turcs n'avaient pu faire mieux et au bout de deux millénaires, la forteresse naturelle montagneuse avait acquis un caractère d'invulnérabilité absolue pour les Kabyles ; elle leur permettait de tenir un immense " réduit " inexpugnable grâce auquel ils traitaient d'égal à égal avec l'émir Abd-el-Kader.

Or, en octobre 1839, une colonne armée de 3 000 hommes, avec 1 000 chevaux et mulets, commandée par le duc d'Orléans, formée à Philippeville, puis établie à Constantine, put enfin joindre Alger par une voie inconnue mais réputée impossible. Et elle réalisa cet exploit sans un coup de feu ! Il faut dire que cette action était appuyée par deux autres divisions, l'une basée autour de Constantine vers la zone de départ, sous les ordres du général Galbois, l'autre autour d'Alger sous les ordres du général Rulhières, l'ensemble ayant été monté et étant commandé de main de maître par le maréchal Valée, commandant en chef.

Au total, la division du duc d'Orléans, formée de solides marcheurs allégés pour la circonstance (le matériel lourd et léger est porté par les mulets), a parcouru 68 lieues (280 km) en 9 jours, soit une moyenne, malgré les difficultés et la montagne, de 31 km par jour ! Les Portes de Fer virent 3 000 hommes marcher l'un derrière l'autre durant 4 heures chacun, par un exceptionnel défilé involontaire dans " cet effroyable coupe-gorge " (à la vitesse moyenne d'une lieue à l'heure) et les mulets suivaient sans hâte ni halte, à leur propre vitesse réduite. Pas un seul homme ni un seul animal ne fut perdu.

La guerre contre Abd-el-Kader commença par cet exploit digne des annales militaires, qui stupéfia alliés et ennemis (et surtout les habitants qui y virent la main de Dieu), mais dura encore 9 ans, jusqu'en 1848. Nul doute que si cette stupéfiante traversée de l'indomptable Kabylie n'avait pas bouleversé le cours des choses, la guerre eût été bien plus longue et bien plus meurtrière.

LE. COL DES PORTES DE FER, ou VERROU DES BIBAN

Le " défilé rocheux des Biban " est un passage très étroit de près d'une lieue de longueur (4 km), large de 10 à 20 mètres en moyenne, resserré entre des roches hautes de 100 à 200 mètres. Il a été formé par un petit torrent salé, qui coule plus ou moins (très irrégulier) dont le lit n'a parfois qu'un mètre ou deux de large : c'est ce que les soldats ont appelé les " portes " ; ces verrous sont au nombre de quatre répartis sur environ un kilomètre, dans la zone la plus étroite. Les eaux du torrent, arrêtées par ces rétrécissements, s'élèvent parfois jusqu'à 30 pieds (neuf mètres) et s'en échappent avec violence. Il n'est possible à un homme de passer que par beau temps et la moindre averse compromet tout. Quelques tireurs placés sur les hauteurs suffisent à interdire tout passage. Et personne ne pourrait les en chasser. De plus, la multiplicité des pitons empêchait d'adopter toute mesure d'occupation préalable de ces hauteurs innombrables, immenses, désertiques et avec des parois à pic.

Heureusement, le temps fut clément pour l'interminable colonne longiligne qui cheminait sans aucune protection latérale... dans cette région où jamais un homme non invité n'avait pu pénétrer. Les villages furent traversés sans un ralentissement ni un acte d'hostilité et l'on se reforma ensuite en colonnes traditionnelles dans la vallée de l'oued qui menait à la grande rivière de Bougie que l'on remonta encore pour traverser la montagne séparant la région de celle d'Alger. Ce fut une surprise totale, qui déclencha la stupeur : les villageois, non prévenus, n'avaient pas fui et au contraire, on les rassura. Mais on reçut les hommages et les soumissions. Dans le défilé, le petit torrent a formé son lit dans les roches brunes qui deviennent grises au fur et à mesure qu'il les creuse : ce sont des pierres qui contiennent un peu de fer. Dans le passage resserré tout est marron, marron-rouge, parfois avec des nuances de gris ou de gris-rouge. Les soldats, qui ont traversé, ont usé et déchiré leurs vêtements et chaussures durant la marche. Leur peau comme le tissu, tout était couleur de terre rouge.

 


Dauzats - Sortie des portes de Fer

 

L'ARMÉE D'AFRIQUE, EXEMPLE ET MODÈLE

Nul peut-être, mieux que le duc d'Orléans, n'a décrit le militaire de l'Armée d'Afrique, à la fois soldat et ouvrier. Mais l'ouvrage de référence, aujourd'hui rarissime, reste celui de Charles Nodier: Les " Portes de Fer " (1).

Dans ses " Campagnes de l'armée d'Afrique ", le prince (commandant la division qui a forcé le passage) a insisté sur le rôle ingrat que les soldats ont été amenés à jouer en Algérie : en plus de leur métier militaire, on n'hésitait pas à en faire des terrassiers, des maçons et au besoin des cultivateurs. (2) On les occupait sans arrêt ; d'ailleurs, tout était à faire. On leur fit creuser des tranchées... et des fouilles ; ils maniaient la truelle aussi bien qu'ils taillaient la pierre ; on leur fit ériger des ponts, drainer des fossés, construire des murs pour des casernes des maisons, des entrepôts, des fermes. La hiérarchie d'ailleurs y fut contrainte dès le début : les marécages malsains étaient nombreux et la mortalité était beaucoup plus grande du fait de l'insalubrité que du fait des combats : en 1838-39 par exemple l'assèchement de la région de Boufarik mobilisa une grande partie de l'Armée et lui fit perdre 6 000 morts sur les 48 000 qui furent engagés à cet énorme chantier. Mais les résultats ultérieurs furent à la hauteur des efforts fournis car la région entière fut assainie.

Ainsi, l'armée d'Afrique, forme nouvelle de l'armée française, acquit-elle une renommée qui fut sa fierté : celle d'une troupe capable de participer à la société par ses capacités de travail, de transport, de création et d'adaptation aux conditions rencontrées.

L'ARMÉE COLONIALE SUR LE MODÈLE DE L'ARMÉE D'AFRIQUE

Au fur et à mesure que le second empire colonial français s'étendait, à partir de 1830, d'autres corps étaient constitués sur les modèles qui avaient prévalu en Algérie pour l'armée qui y avait été créée, qui s'y était installée et s'y était adaptée. Ce fut d'abord le Sénégal et l'Afrique occidentale, puis l'Indochine, puis Madagascar et le Pacifique. En Nouvelle-Calédonie, peu de noms aujourd'hui rappellent les soldats (d'Infanterie de Marine notamment mais aussi parfois d'Artillerie) qui arrivèrent à partir de 1854 derrière les marins et parmi eux, ceux qui restèrent sur place et se firent mettre en congé de l'armée. L'attribution de concessions de terres aux " militaires congédiés " avait elle aussi commencé en Algérie : elle fut étendue à la Nouvelle-Calédonie. Pourtant, peu de cas concrets ont été conservés jusqu'à nous. Il est aujourd'hui difficile de rechercher les noms de ceux qui sont ainsi venus en Nouvelle-Calédonie comme militaires et y restèrent selon leur volonté.

En se basant sur l'ouvrage des " calédoniens " de P O'Reilly, on peut évaluer leur nombre à 60. C'est peu et c'est beaucoup. Comme générateurs de peuplement, c'est évidemment peu mais parmi les " colons " de l'époque 1854-1870, c'est important tant le nombre de ceux-ci était faible. C'est en tout cas suffisant pour établir et diffuser parmi une population étriquée la dénomination comparative d'un lieudit.

LA PREMIÈRE ROUTE DE NOUVELLE-CALÉDONIE

En 1854, le site de Port-de-France s'établissait autour d'une mangrove qui se place aujourd'hui sur le centre-ville et le fond de l'avenue de la Victoire. Cela formait un arc de cercle autour de la zone en cours d'édification et l'ensemble était adossé sur un demi-cercle à forte pente.

Cette situation apparaît bien sur le plan de Port-de-France gravé en 1858 par Louis Triquera et lithographié à l'imprimerie du gouvernement. Les sorties vers l'extérieur sont indiquées : vallée de l'Infanterie (en direction de la vallée des Colons) et vallée de l'Artillerie. (On notera aussi les noms des concessionnaires de lots de terrain de " ville "). Le texte intitulé " Souvenirs des trois moineaux " (3) décrit la seule voie de sortie en 1856 de Port-de-France vers l'intérieur de la colonie : c'est la route du Pont-des-Français et elle est dirigée vers le nord mais elle part de la caserne et passe le petit col de l'Infanterie, gagne la vallée des Colons et de là, les Portes de Fer et le fameux Pont-des-Français. II ne faut pas oublier que la sortie actuelle, par le rond-point du Pacifique et la vallée du Tir n'a été ouverte qu'après le chemin de fer, entre 1905 et 1915, et encore plus ou moins sommairement, les ouvertures des rues d'Austerlitz et Georges Clémenceau étant postérieures.

La sortie de Nouméa vers la brousse était donc une voie dirigée vers le nord, à partir de la place d'Armes, puis de la vallée des Colons. Ce fut la première route de la colonie... et elle fut la seule et en tout cas la plus pratique jusqu'entre les deux guerres : elle est la véritable route n°1.

On ignore aujourd'hui quel " service " ou quel " corps " a " ouvert " cette voie à la circulation : c'était en tout cas avant le bagne (1864) et l'on peut penser que ce furent les soldats de l'Infanterie de Marine qui améliorèrent à la pioche et au pic un sentier naturel qui menait au fameux " Pont-des-Français ". L'élargissement en " sentier muletier ", puis en " piste à voitures " dut se faire progressivement et il était bien dans les traditions de " l'armée d'Afrique ", c'est-à-dire la coloniale, de réaliser ces travaux d'intérêts stratégique... et public.

L'étude historique de " la grande traversée " du gouverneur Saisset en 1859 décrit le départ du gouverneur et des soldats, le 25 mai 1859, pour aller reconnaître le sud calédonien (avec ses habitants, ses productions, ses rivières, ses forêts, etc.) Cette grande traversée explora ainsi " 25 lieues dans le pays en 9 jours ", dans une région inconnue se faisant remettre les armes, dénombrant les populations, dressant les premiers itinéraires. Tout cela avait commencé, la première journée, par une marche de Port-de-France à la mission de la Conception, utilisant pour cela une " route déjà ouverte sous Testard " (1856) jusqu'au Pont-des-Français, ce qui avait permis de parcourir " 10 km en 3 heures ". C'était encore à cette époque la seule " route " de la colonie.

Pour compléter un peu cette évocation des premières voies, on peut citer les cas de Jean Creugnet qui obtint 20 hectares en 1859 aux Portes de Fer et d'Auguste Mercier, arrivé vers 1858 en Nouvelle-Calédonie détaché de l'armée comme commissaire de police, et qui aurait fait construire sa maison en 1864 près de la route dans la vallée des Colons. Citons aussi les " carnets de l'enseigne de vaisseau Pradère " dans notre bulletin n°94 qui décrit les deux routes existant en 1881 lors de son séjour : celle du Pont-des-Français et celle de l'Anse-Vata, toutes deux partant du devant de la caserne : cette seconde voie passait comme aujourd'hui à l'arrière du Mont Coffyn où existent encore de vieilles demeures. Pour terminer sur cette seule route vers le nord, indiquons qu'avec l'ouverture de la voie par la vallée du Tir, celle des Portes de Fer tomba en désuétude : il n'est donc pas étonnant qu'on lise cette mention dans l'ouvrage sur les " rues de Nouméa " : " La route des Portes de Fer était si peu fréquentée qu'une décision du gouverneur du 3 mars 1938 la désignait tout spécialement pour les personnes apprenant à conduire " (4). Mais durant près d'un demi-siècle, elle avait drainé la totalité de la circulation vers la brousse.

LES PORTES DE FER DE NOUVELLE-CALÉDONIE

Les " Portes de Fer " de l'Algérie, décrites dans l'ouvrage du duc d'Orléans, qui y commanda la première expédition en 1839 sont donc comme " un corridor de rochers " dans des " grès rouge-brun ", parmi les collines " pelées, tachées de rouge ". C'est le " seul accès " entre deux zones connues et habitées et rapidement, " les sapeurs améliorent le sentier " pour y faire passer les mulets chargés, les chevaux montés ou attelés et les hommes.

Les " Portes de Fer " de Calédonie sont situées dans des terres rouge-brun, parmi des collines tachées de rouge et elles forment le seul lien possible entre deux zones connues et habitées (en 1856-59) : le " camp " de Port-de-France et la mission de la Conception. Il n'est donc pas étonnant que rapidement, les sapeurs de l'Infanterie, pour améliorer ce passage difficile, aient été conduits sur les pentes du col, pour améliorer le sentier et y faire passer les mulets chargés, les chevaux montés ou attelés et bien sûr les hommes à pied.

Et là, ces terrassiers qui venaient d'Algérie, par comparaison et par assimilation hâtive des sites et des couleurs, et même par raillerie, ont dû prendre l'habitude de désigner ce passage difficile du nom célèbre de " Portes de Fer ".

En 1859, une délibération du Conseil municipal de Port-de-France porte d'ailleurs mention de " la vallée des Portes de Fer ". Les cartes du service Topographique indiquent également ce passage. L'ouvrage sur les rues de Nouméa fournit déjà ces précisions. En Algérie, la piste a été élargie en sentier muletier et, aujourd'hui, en route. L'évolution a été la même à Nouméa aux Portes de Fer : les mêmes difficultés ont été résolues de la même façon.

La seule anomalie qui existe en Nouvelle-Calédonie, c'est l'ignorance que l'on a aujourd'hui de l'origine de l'expression. Les auteurs de l'ouvrage sur les " rues de Nouméa " avaient déjà répondu à cette interrogation, notamment en citant le texte de 1859.

Pourtant, l'incertitude existait encore, au moins dans le cerveau de celui qui fut cependant le conseiller écouté de plusieurs ministres à Paris et qui fournissait donc les réponses aux questions des gouvernants en mal de connaissance' : " Lors de la révolte indigène de 1878, les révoltés arrivèrent aux portes de Nouméa et l'on dut, pour dormir tranquille, barricader la route avec des portes de fer que l'on fermait le soir " (Jean Guiart).

Il n'y eut jamais de " portes de fer " dans ce col rouge : simplement un transfert d'appellation par militaires venant d'Algérie.

D'ailleurs, si on avait construit des portes, il aurait aussi fallu édifier un mur à travers toute la presqu'île (8 à 10 kilomètres) ou un solide grillage surveillé, ou une " enceinte fortifiée". Quelle aberration !

Bernard BROU

* Biban : pluriel de bab (porte en arabe dialectal)

NOTES

(1) " Journal de l'expédition des portes de fer ", par Charles Nodier, d'après les notes du duc d'Orléans. Paris. Imprimerie Royale 1844. 329 p.
(2) " Campagne de l'Armée d'Afrique " par le duc d'Orléans. Paris. 1870
(3) Les " Souvenirs des trois moineaux ", sous-titrés " coup d'oeil rétrospectif sur les premières années de la Nouvelle-Calédonie 1855-56-57 " forment un récit de 140 pages, inclus dans l'ouvrage " Six textes anciens de la N.C. ", publication n° 42 de la S.E.H.
(4) Les " Rues de Nouméa ", par M-Th. Faure-Burdoncle et Georges Kling. Publication n° 40 de la S.E.H., 322 pages, 1988.

" L'Algérianiste " remercie Bernard Brou et la Société d'Etudes Historiques de la Nouvelle-Calédonie d'avoir autorisé la reproduction de ce texte.

In l'Algérianiste n° 65 de mars 1994

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