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Le plan Simoun

Écrit par Ange-Gilbert Caramante. Associe a la categorie Autour de la Guerre d'Algérie

Juin 1962

Pour apprécier de façon objective ce que fut le «plan Simoun», pour ceux qui le subirent mais aussi pour ceux qui le décidèrent et le mirent en application, il est indispensable de le situer dans la chronologie de ce qui fut le «printemps noir» de l'agonie de l'Algérie Française.

Il faut notamment évoquer la période dont les «historiens» ne parlent pas, la période passée sous silence par la plupart des médias, c'est-à-dire celle qui commence aux accords d'Evian pour se terminer à l'indépendance par l'exode et la «boucherie» d'Oran au début de juillet 1962.

Rappelons brièvement les moments les plus marquants :

- 19 mars 1962 : signature des accords d'Evian. Ordre de cessez-le-feu du Général AILLERET pour l'Armée française.

- 20 mars 1962 : 15 000 hommes de cette même armée font le siège de Bab-el-Oued. Les Blindés et l'Aviation tirent sur ce quartier populaire, théâtre d'un blocus inhumain.

- 26 mars 1962 : Rue d'Isly : le carnage. Les forces de l'ordre tirent sur la foule. Certains blessés seront achevés. 80 morts. 200 blessés.

- 8 avril 1962 : c'est le «référendum» qui doit approuver les mesures à prendre sur la base des déclarations gouvernementales du 19 mars, c'est-à-dire les accords d'Evian.

La population d'Algérie n'aura pas le droit de donner son avis sur le destin de son pays natal. Les électeurs des départements d'Algérie sont écartés du scrutin auquel prendront part - par contre - les soldats du Contingent servant en Algérie et bien sûr les départements métropolitains comme l'Outre-Mer.

Depuis plusieurs mois, les unités de l'Armée et de la police, ainsi que les fonctionnaires et les notables jugés «peu sûrs», et ils sont nombreux, sont «expédiés» en métropole et remplacés par des troupes et des personnels fiables. Les bouclages et arrestations, les attentats, les enlèvements se multiplient. Des charniers sont découverts. Les tueurs du FLN font la loi dans certains quartiers des grandes villes comme dans tout le bled. Beaucoup ont été libérés et ont quitté les camps. Ce sont maintenant des Français dans les geôles.

11 mai 1962 : Christian Fouchet annonce 6 nouvelles mesures. On lit dans le Figaro du 13 mai:

1. Les gendarmes mobiles «entrent» dans les commissariats. Les policiers musulmans, auxiliaires temporaires de la police, vont prendre place dans Alger dès la mi-mai. ils seront dans un premier temps 1200 à 1500 puis 2000 et seront encadrés par des gendarmes qui d'ores et déjà ont pris position dans quatre commissariats d'arrondissement d'Alger. Au total, huit commissariats d'Alger seront ainsi «tenus» par des gendarmes mobiles et les policiers musulmans qui poursuivront «en équipe» la lutte anti-terroriste.

2. Expulsion de 50 algérois dont 18 sont déjà «partis» en métropole.

3.Troisième mesure, en cours d'exécution, la «révocation» de fonctionnaires : le haut-commissaire demande aux préfets des 15 départements d'Algérie de lui signaler les défaillances des serviteurs de l'Etat afin que des sanctions soient prises à leur encontre.

4. Internement de personnalités algéroises et oranaises : ecclésiastiques, médecins, syndicalistes, chefs d'entreprise, etc...

5. Dissolution de l'AGE, Association Générale des Etudiants. En outre, un communiqué annonce des expulsions et des internements pour plusieurs animateurs de l'AGE.

6. La sixième mesure annoncée par Christian Fouchet nous intéresse particulièrement. Elle concerne l'appel sous les drapeaux des «jeunes européens de 19 ans».

Le haut-commissaire demande (et obtiendra) qu'une ordonnance gouvernementale soit prise pour lui permettre, à sa discrétion, de faire incorporer sous les drapeaux, à partir de 19 ans, tous les jeunes européens qui n'auraient pas effectué leur service militaire, y compris ceux qui bénéficient d'un sursis pour terminer leurs études.

Cette mesure a été demandée, précise l'article, pour contrecarrer le recrutement des «tueurs de l'OAS» parmi la jeunesse d'Alger et d'Oran.

Ainsi donc, après l'Armée, la Police, l'Administration et le Clergé, c'est le tissu social, les, familles, qui sont l'objet des attentions du pouvoir dans le but de fragiliser la résistance qui se destine à vouloir garder l'Algérie à la France.

La mise en place progressive des futurs maîtres de l'Algérie précédée de la Force Locale sera ainsi plus aisée.

Dans le journal «Le Monde» du 21 mai 1962 un article résume, en quelque sorte, une partie de la stratégie, sous le titre : «la lutte anti-OAS à Alger et Oran», il indique dans le même sous-titre que 6000 jeunes européens vont être incorporés dans la métropole.

Six compagnies de la Force Locale sont mises en place dans les deux villes.

Rocher-Noir précise en outre que la mesure qui est prévue pour les jeunes européens âgés de 19 ans touche également les sursitaires.

Cette décision deviendra en juin une opération de grande envergure connue sous le nom de code: PLAN SIMOUN.

L'exil

Je suis concerné par ce «plan» car je n'ai pas encore, à l'époque, effectué mon service militaire. En effet, je suis élève-maître à l'Ecole Normale d'Oran et sursitaire. je me destine au métier d'instituteur en Algérie et je n'ai qu'une ambition, ressembler à mes propres maîtres d'école qui sont pour moi des modèles.

Mais pour l'heure, en cette fin de mai 1962, les forces de l'ordre d'Alger et d'Oran poursuivent leur lente métamorphose ; 114 compagnies de la Force Locale renforceront les unités en place. Les effectifs de cette force seront constitués, entre autres par le contingent musulman qui sert dans l'Armée française.

Ainsi donc la jeunesse européenne, que l'on s'apprête à arrêter dans les rues d'Alger et d'Oran pour l'exiler sous bonne escorte en métropole, sous prétexte d'effectuer son service militaire, cette jeunesse donc, cédera la place à la force locale.

Pour ma part, comme pour tous mes camarades, il n'est pas question de rejoindre le camp militaire des Tirailleurs situé près des Arènes d'Oran qui est le lieu de «recrutement» indiqué par les autorités. Nous devons préparer et passer l'examen (Certificat de Fin d'Etudes Normales) qui clôture une année scolaire perturbée; de plus, personne parmi nous ne désire quitter l'Algérie.

Oran s'embrase tous les jours, et résonne sous les claquements secs des armes automatiques et les éclats des explosions. Tous les quartiers sont touchés. La ville présente le visage d'une cité en état de siège. Les gardes mobiles et les CRS (pas encore la Force Locale) sont omniprésents dans les rues. Nous avons du mal à quitter les faubourgs pour nous rendre au centre-ville. Il faut, pour cela, contourner les barrages, déjouer les bouclages. C'est la période où parti le matin, nul ne sait s'il rentrera le soir..

Le 6 juin, nous passerons notre examen. Je réussirai cette épreuve. Me voilà instituteur. J'en suis heureux. Toute la famille est fière de moi. Dommage que mon père, disparu quelques mois plus tôt, ne puisse pas vivre cet instant, lui qui, comme son père et son grand-père font partie de ces générations de pieds-noirs, humbles, qui ont fait l'Algérie. Je rêve de poursuivre, après eux, comme enseignant, l'oeuvre gigantesque mais tellement exaltante qui attend ma propre génération, mais pour l'heure la réalité est tout autre ; ma ville entre dans une lente agonie et nous ne la sentons pas car nous sommes au coeur de la tourmente.

Le pèlerinage de l'Ascension n'aura pas lieu cette année. «Pas de procession à Santa Cruz» titre l'Aurore. Les autorités religieuses ont renoncé à cette cérémonie pour la première fois depuis plus d'un siècle, car les musulmans veulent «imposer» chaque pèlerin.

Le franchissement de certains quartiers arabes étant obligatoire, les affrontements inévitables auraient été sanglants.

C'est l'exode qui s'intensifie dans le rougeoiement des incendies et le fracas des explosions. Beaucoup préfèrent détruire leurs biens avant de les quitter. Je ne me suis pas rendu à la caserne des Tirailleurs pour être «incorporé».

J'aide avec de nombreux amis, les femmes, les enfants et les vieillards qui attendent de rares et hypothétiques avions à l'aérogare de la Sénia. Nous leur donnons à boire et à manger. Nous faisons la navette la Sénia-Oran dans une atmosphère irréelle, sous un soleil de plomb pour ravitailler cette foule désemparée, abandonnée, en souffrance morale et physique.

Le plan Simoun mis en application il y a quelques jours est un fiasco. Les jeunes ne se présentent pas spontanément ; les pourcentages de «recrutés» sont loin des prévisions. Les contrôles dans les rues, les magasins, les bars, les lieux publics sont nombreux

Je suis dans un bar du quartier Choupot avec des amis, au flipper, pendant que d'autres camarades sont à la recherche de pains de glace pour emporter à l'aérogare.

Soudain la rue est bouclée par des gardes mobiles sautant de leurs véhicules. Quelques clients tentent de sortir pour éviter un contrôle. je choisis de rester à mon flipper et de poursuivre ma partie.

Gardes-Mobiles

Les gardes mobiles pénètrent dans le bar et interpellent tout le monde. Nous nous retrouverons contre le mur dans un bruit de tables et de chaises renversées. Une courte fouille et je montre mes papiers à un garde qui me toise avec dédain et me signifie que je devrais être en métropole, dans l'armée, selon les instructions parues dans la presse,

Aussitôt il me prend par le bras et me conduit à l'extérieur, sur le trottoir, devant une table où un gradé inscrit noms et adresses de tous les jeunes qui s'alignent dans la file. je tends ma carte d'identité et il m'ordonne de rejoindre dès le lendemain la caserne des Tirailleurs conformément, ajoute-t-il, aux applications de nouvelles mesures. Faute de me présenter, conclut-il, ils se feront un plaisir de venir me chercher et perquisitionneront mon domicile. Son sourire est tout à fait significatif.

Je repars après un interrogatoire succinct, une fouille en bonne et due forme et de nouvelles menaces sur moi-même et les miens si je ne me présente pas le lendemain 12 juin à 9 heures. je prends bien sûr ces menaces au sérieux et je décide de partir comme tous les jeunes interpellés.

Je ne réalise pas encore ce qui m'arrive. je suis calme, détaché. J'informe ma mère de ce qui m'arrive.

Elle est heureuse de me voir quitter Oran... je ne comprends pas bien pourquoi... Je suis comme dans un nuage ... Ainsi je vais partir.. Je ne fais que me répéter cette phrase durant toute la nuit. Je vais partir.. mais où ? Je l'ignore encore.

J'essaie d'inscrire dans ma mémoire les détails de notre modeste maison du quartier de MARAVAL très exposé ces derniers temps aux tirs venant des rues situées un peu plus bas, où le FLN règne en maître sur la population musulmane chez qui j'ai des amis.

Je suis très inquiet d'abandonner ma mère et ma grand-mère, de les laisser toutes seules, mais elles, sont soulagées de me voir quitter les lieux. Je leur recommande de se préparer à toute éventualité et de redouble de prudence.

Je ne dîne pas ce soir-là. Je passerai une longue partie de la nuit sur la terrasse, sous un merveilleux ciel étoilé et tôt le matin, après avoir pris un petit déjeuner difficilement avalé, serré dans mes bras les miens, je partirai à pied, à travers les quartiers qui m'ont vu naître et, grandir, MARAVAL, CHOUPOT, et ECKMÛHL.

Je me dis, tout en marchant, que je reviendrai dans quelque temps, que mon départ n'est pas définitif mais je doute... Et pourtant comment l'Algérie serait-elle indépendante ? Cela signifierait que les Européens quitteraient leur pays natal dans un immense exode... C'est impossible !

Ce 12 juin, il fait un temps magnifique comme nous l'avons tous connu à ORAN. J'arrive à la caserne des Tirailleurs où nous sommes attendus. Nous sommes plusieurs dizaines à converger vers le portail grand ouvert pour nous accueillir. Je retrouve là de nombreux camarades de l'Ecole Normale et du lycée Ardaillon.

Des militaires du Contingent nous guident de façon courtoise. Ils sont plutôt désabusés, ne perçoivent pas, semble-t-il, notre malaise qui est un mélange de tristesse, de chagrin et de révolte.

Ce n'est pas le cas des gardes mobiles que nous découvrons au détour d'un bâtiment et qui, eux, sont casqués et armés.

On nous demande d'attendre dans une espèce de cour et instinctivement, nous nous serrons les uns contre les autres. Nos commentaires sont chuchotés car on nous impose le silence. Nous devenons nerveux. Nous savons que nous rebeller maintenant serait parfaitement inutile et surtout extrêmement dangereux vu l'attitude de nos gardiens.

L'atmosphère au bout de quelques instants devient irrespirable. Certains murmurent qu'ils reviendront en Algérie dès que possible, qu'ils ne désirent pas quitter leur pays définitivement, qu'ils ne resteront pas en métropole. D'autres, comme moi, n'y croient plus. Il n'y a qu'à observer le visage de ces dizaines de Gardes Mobiles pour comprendre que nous sommes considérés comme des ennemis dans notre propre pays.

J'ouvre grand les yeux pour profiter pendant qu'il en est encore temps des images de mon pays, et je m'efforce de respirer à pleins poumons l'air que je ne retrouverai sans doute jamais.

Des gradés organisent un contrôle d'identité et nous font entrer au réfectoire.

Nous ne mangeons pas. Les cuisiniers sont contents de poser les plats sur les longues tables, Le silence est significatif.

En début d'après-midi, nous sommes conduits vers des camions bâchés, alignés dans la grande cour. Il y en a une bonne quinzaine. Les responsables ont des listes mais ne contrôlent pas grand-chose car nous avons décidé de ne pas répondre présent à l'appel de notre nom.

Le convoi se met en route et nous descendons l'Avenue Albert 1er. je passe devant des lieux qui me sont très chers et que je ne perçois qu'à travers l'ouverture de la bâche arrière qui claque au vent. J'ai la gorge tellement serrée que je ne sors que quelques mots lorsque de camion en camion retentit le Chant des Africains le long du Boulevard de la République.

Nous arrivons à LA SENIA. Il est environ 14 heures. Il fait chaud.

Nous nous retrouvons en plein soleil, alignés, à proximité de la piste durant un long moment, avant de monter dans un quadrimoteur de la SWISSAIR sans doute affrété par la France, Une dizaine de gendarmes mobiles en armes vont effectuer le voyage avec nous.

L'hôtesse de l'air dans son bel uniforme ouvre des yeux ronds sur la «clientèle» de ce vol qu'elle n'oubliera sans doute pas. Nous ne connaissons pas notre destination lorsque l'appareil décolle.

L'Adieu au Pays

C'est la première fois que je prends l'avion, comme la plupart de mes camarades, et je découvre ORAN vu du ciel. je suis surpris par la couleur rose des terrasses et des toitures. Sous cet angle, notre ville semble différente. Pas un mot. Nous sommes tous debouts malgré les consignes, à regarder par les hublots l'Algérie s'éloigner rapidement. Je ne sais pas où je vais, je ne sais pas où l'on nous conduit mais maintenant j'ai la conviction que c'est un départ sans retour.

Au-dessus de la Méditerranée un moteur tombera en panne après avoir dégagé une épaisse fumée. je revois encore cette hélice immobile près du hublot.

Heureusement, nous disons-nous, que nous avons encore trois moteurs ! ! Ce surprenant incident nous tire subitement de notre torpeur. L'atmosphère se tend nettement. Nous avons une discussion houleuse avec nos gardiens qui ne nous renseignent pas sur notre destination.

C'est l'hôtesse, complètement effrayée par la tension qui règne qui nous informe : Nous atterrirons sur la base aérienne d'Istres.

Les Gardes Mobiles sont de plus en plus nerveux lorsque nous entonnons de nouveau «les Africains». Certains d'entre nous sont malades et ont la nausée. Heureusement, l'hôtesse se dévoue au maximum.

En fin d'après-midi, nous découvrons les côtes de France et très vite nous nous posons sur la base d'Istres ou stationnent de nombreux appareils de chasse. La piste est quadrillée par des hommes en armes.

A notre descente de l'avion, nous sommes surpris par la température : il fait bien plus froid que chez nous.

En quelques instants, nous comprenons que nous sommes «attendus». Je ne peux m'empêcher de me dire que l'accueil de la métropole pour les pieds-noirs avait été différent lorsque nos grands-pères avaient foulé le sol français durant la guerre 14-18. Je ne peux m'empêcher de songer au triomphal accueil de nos pères libérateurs du territoire national avec l'Armée d'Afrique ou la 2ème Division Blindée. Nombreux sont les pieds-noirs ayant connu cette époque de la Libération comme mon beau-père entré dans Paris avec les premiers éléments de la 2ème, fier d'accomplir son devoir. Je pense à ces photos de son char assailli de Parisiens enthousiastes. Je pense à cette multitude de soldats venus d'Algérie pour délivrer la patrie en danger, aux sacrifices, aux souffrances endurées ensuite durant toute la Campagne de France.

Par contre, nous, les enfants et petits-enfants n'avons pas droit au même accueil... Très vite nous sommes dirigés vers un bâtiment où nous sommes rassemblés. Un officier nous distribue, pour sauvegarder les apparences sans doute, notre affectation, comme si nous étions de jeunes Marseillais, Toulonnais ou Niçois venant effectuer notre service militaire !!!

Bon nombre d'entre nous découvrent qu'ils sont envoyés en Allemagne. Pour moi, ce sera LURE au 54ème Régiment d'Artillerie. Mon premier réflexe sera de me renseigner où se trouve cette garnison. Bien sûr mes camarades de Maraval, de Boulanger ou d'Eckmühl ignorent totalement où se trouve LURE...

Nous apprendrons vite que cette commune est proche de Belfort.

Il doit être 21 heures lorsque nous mangeons avec appétit, puis nous sommes dirigés vers des bâtiments cernés de halftracks où nous passerons notre première nuit d'exilés.

Que de choses se sont passées en une journée !! Ce matin encore, j'étais dans mon quartier, dans ma ville, dans mon pays !

Tout le monde dormira profondément car nous sommes «cassés» de fatigue.

Le lendemain 13 juin, aux aurores, nous sommes hissés dans des GMC, direction Arles, pour y prendre le train. Nous avons vraiment le sentiment confus que nous sommes fautifs et que nous allons «payer». Fautifs d'être de jeunes Oranais tout simplernent... Nous sommes toujours vêtus en civil et nous avons des wagons réservés. Les Gardes Mobiles qui nous surveillent ont énormément de mal avec nous, dans ce train où les voyageurs nous observent avec des yeux ronds mais restent muets, malgré cette situation peu commune..

Beaucoup de mes camarades profiteront des arrêts en gare pour s'enfuir. Les Gardes Mobiles en effet ont en quelque sorte baisles bras. Après tout, doivent-ils se dire, pour justifier leur impuissance, le principal est que ces jeunes aient quitté l'Algérie.

De toutes façons, ils ne peuvent pas empêcher ces fuites sans tirer sur les fuyards. lls ne le feront pas. Nous ne sommes plus à ORAN. Tout au plus, feront-ils quelques sommations.

Dès lors, à chaque arrêt, notre effectif diminue. Chaque gare est le théâtre d'une courte course-poursuite sur les quais, où mes compagnons sont plus rapides que nos gardes, empêtrés dans leur équipement.

Des Comités d'Accueil et d'aide aux Rapatriés apparaissent dans certaines gares. Mais à l'époque, même si les bénévoles qui les composaient ont droit à notre gratitude pour leur dévouement, les moyens dont ils disposaient n'avaient aucune commune mesure avec les moyens dont disposeront plus tard les Associations Humanitaires venant en aide à des populations en difficulté ou en péril. Il est vrai aussi, qu'il s'agissait d'accueillir de Français d'Algérie, qualifiés par une campagne savamment menée, de colons exploiteurs, ayant fait «suer le burnous» et comble de tout, «faisant payer le verre d'eau» aux jeunes soldats de l'Armée française...

Surprise à la gare de Lyon où nous apercevons un groupe de bidasses musulmans Nous comprenons qu'il s'agit sans doute de futurs éléments de la Force Locale qu rejoignent notre pays agonisant avec l'aide des Autorités Françaises. Notre sentiment est un mélange de déception, de dégoût et d'inquiétude car les nôtres sont encore là-bas.

Le voyage est long jusqu'à Belfort. Nos effectifs ont diminué sensiblement. J'ai choisi de ne pas me «sauver» tout simplement parce que je ne sais pas où aller.. Je n'ai pas d'attaches familiales en Métropole comme peuvent en avoir certains de mes amis qui ont décidé de «quitter le convoi».

En gare de Belfort, nous sommes une trentaine environ à être embarqués dans des GMC ; les autres poursuivent leur route vers l'Allemagne.

Tiens ! Les hommes qui nous conduisent maintenant ne sont pas armés...

Arrivés à Lure, l'accueil sera glacial : «Vous faites partie du PLAN SIMOUN» nous annonce un gradé qui fait tout ce qu'il peut pour arrondir les angles. Nous sommes toujours en civil.

Le soir même, une courte mais violente bagarre éclate au foyer à propos de la présence dans ce lieu du portrait de De Gaulle.

Le lendemain, nous aurons nos vêtements militaires et nous passerons chez le coifleur. Notre attitude d'hier, au foyer, de demain et après-demain et durant longtemps encore, nous vaudra des consignes, des corvées, de la cellule. Notre indignation et notre contestation n'auront pas d'écho, pas d'écoute. Nous serons ignorés.

Un matin de juillet, avec deux camarades, depuis la cellule où j'étais consigné, j'entendrai, après les couleurs, le capitaine informer les musulmans «sous les drapeaux» qu'il leur était possible, sinon fortement conseillé de rejoindre la force locale en Algérie.

Il y avait donc des musulmans dans cette caserne... Nous ne les avions pas vus jusqu'à ce jour. Il faut dire que depuis notre arrivée, nous n'avions pas vu grand-chose. Un transistor nous donnait des informations que nous écoutions avec attention mais aussi beaucoup de méfiance.

Nous avions appris que notre pays avait été abandonné pour «accéder» à l'indépendance.

Le 14 août 1962 tout le personnel au grand complet fut réuni tôt le matin dans l'enceinte majestueuse du 54ème RA. Notre chef de corps nous annonça alors, sans rire, que nous pouvions si nous le désirions rentrer dans nos foyers

Quels foyers ? La plupart d'entre nous n'avaient aucune nouvelle de leur famille. Nous pouvions aussi, selon ce même chef de corps effectuer notre service militaire. Nous serions alors dispersés dans différentes unités.

Finies donc la cellule, les consignes, les corvées... La quasi totalité de notre groupe choisit de rester. Un échange de courrier assez compliqué m'avait rassuré sur le sort de ma mère et ma grand-mère qui avaient été hébergées à Béziers avec mes frères, soeur, tantes, oncles, cousins et cousines. lls vivaient, serrés dans un petit logement du vieux Béziers, sans commodités, avec de grosses difficultés matérielles, mais sains et saufs. Je n'allais pas, en les rejoignant à Béziers, ajouter à leurs soucis ma présence ; et d'ailleurs, que ferais-je à Béziers ?

Nos chefs précisaient dans leurs propositions «orales» (car peu d'écrits ont marqué ces jours particuliers), que les jours effectués depuis notre arrivée seraient comptés dans le temps de service..

Notre sursis avait été suspendu, l'Algérie était perdue, nos familles étaient dans la détresse... Autant effectuer notre service militaire. Personne ne se voyait en septembre, inscrit en bac ou occuper un poste d'instituteur en France.

Il ne restait plus qu'à attendre ma prochaine et première permission pour retisser un peu cette déchirure et retrouver les miens.

C'est à la fin de l'été que j'apprendrai, avec mes camarades, qu'Oran d'où on nous avait arrachés 3 semaines avant, avait été le théâtre d'une chasse aux Français dès les premiers jours de juillet.

Les récits que nous évoquions sans trop y croire au début, tant ils étaient horribles, occupaient la plupart de nos conversations.

Le FLN, libre d'agir, avait frappé notre ville en plein exode et en plein désarroi. Les Européens des faubourgs avaient été regroupés dans des lieux publics comme les écoles, sous la protection, de jour comme de nuit, de l'Armée française. Mais une fois de plus, les dispositions prises par les autorités ne concernant que des pieds-noirs et des Harkis étaient tout à fait insuffisantes pour assurer la sécurité.

Les tueurs du FLN pratiquèrent alors, en toute impunité, des centaines d'enlèvements et se livrèrent à des actes de barbarie que nous avions de la peine à croire. La sauvagerie s'était abattue sur la population civile... On parlait de centaines, de milliers de morts et disparus.

Les Harkis, disait-on, avaient payé très cher leur attachement à la France qui refusait leur rapatriement, les condamnant ainsi à tomber dans les mains des nouveaux maîtres et mourir par milliers après des tortures morales et physiques.

A l'époque, dans notre caserne, nous pensions que ces faits avaient été exagérés par la douleur des nôtres, arrachés à leur terre dans des conditions qui ne sont pas l'honneur de la France.

Nous apprîmes plus tard que la vérité démontrée par des témoignages nombreux et concordants dépassait en horreur tout ce qu'on pouvait imaginer. ORAN avait connu durant notre «séjour» à Lure une agonie indigne de la civilisation dans un silence des médias qui se poursuit encore aujourd'hui,

Le plan SIMOUN avait donc été appliqué et atteint son premier objectif : éloigner la jeunesse d'ORAN et d'ALGER pour mieux sacrifier notre pays. Ce ne fut qu'un très modeste épisode de l'histoire de l'Algérie Française. Il n'eut pas d'influence sur le cours des événements, bien que quelques familles en subirent les conséquences. Le secret a toujours accompagné ce plan qui est souvent méconnu.

Seul le livret militaire des jeunes pieds-noirs «mobilisés» indique à la page 3 : «Sursis annulé en application des dispositions de l'ordonnance n° 62-574 du 17/05/1962 et de l'arrêté du Haut Commissaire en Algérie du 19/05/1962. Appelé en activité le ... »

Il manque donc une date et pour cause car le terme d' «appelé» ne s'applique pas à notre cas, d'autant que le Conseil de Révision, indispensable à toute incorporation n'eut bien sûr pas lieu.

Je fus donc classé :

«BON ABSENT pour le SERVICE ARME (B.A.S.A) par le Conseil de Révision en 1962».

Cela ne nous empêcha pas d'effectuer notre service militaire jusqu'à son terme pour retrouver une nouvelle vie, en métropole, et faire notre deuil de notre Algérie.

Merci de contacter l'auteur, vous tous victimes du Plan Simoun
Ange-Gilbert Caramante

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