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Vous Prendrez bien un Picon !

Écrit par Edgar Scotti. Associe a la categorie Histoire Industrielle

Picon

(Collection M. Bernot)

 

 

 

 

Vous prendrez bien

un Picon !

Ce texte fait connaître un des aspects méconnus d'une boisson qui a joué un rôle historique et qui, en conséquence, fait partie intégrante du patrimoine français en Algérie.

Hors de toute préoccupation publicitaire ou commerciale il nous a semblé opportun d'en porter témoignage.

"En Algérie, l'ennemi c'est la maladie,
Le champ de bataille, c'est l'hôpital."
                                     A. Desjobert.
La question d'Alger. (1837)

Dans les années 1830, peu après l'arrivée des troupes françaises engagées en Algérie, dans un pays chaud et désertique le plus cruel des maux qui les accablent est bien celui de la soif. A cette époque l'eau tirée des puits ou des oueds est insuffisante et impropre à la satisfaction des besoins des soldats. La moindre gorgée d'eau peut être à l'origine de la dysenterie dont les effets entraînent la mort.

Le paludisme affaiblit les organismes déjà fatigués. Il est plus meurtrier que les armes des Arabes et décime soldats et colons qui tentent de mettre en culture les plaines sublittorales : La Macta, Mitidja, Sébaou, Soummam, Seybouse.

Dans la Mitidja, pour éliminer les toxines accumulées dans les organismes affaiblis, colons, hommes, femmes et soldats se groupent la journée finie dans le "Bazar de Boufarik" où ils "dansent pour ne pas mourir".

Durant ces années, le Dr François Maillot, arrivé en Algérie en 1832, était confronté à une grave épidémie de fièvres pernicieuses dont les effets sont aggravés par le manque de médicaments et la pénurie de médecins. En 1834, il prend l'initiative d'augmenter les doses de sulfate de quinine. Cependant en raison de fortes oppositions émanant de confrères du corps médical, en 1837, il rentre en France.

Gaétan Picon

Gaétan Picon



En ces premières années de leur présence en Algérie, les Français n'ont aucun remède pour lutter contre le paludisme. Ses effets ruinent les corps et entraînent la mort des malades. En attendant colons et soldats recourent à différents procédés pour assainir l'eau et éviter la propagation de la maladie. Parmi tous ceux qui recherchent les moyens d'éviter la terrible "malaria", il faut citer Gaétan Picon né à Gênes en 1809. Cette ville était alors province française. Avec ses parents, il rejoint la France en 1815. Plus tard à Toulon, Marseille et Aix-en-Provence, il fait son apprentissage de distillateur. Il arrive en Algérie en 1830 où il s'intéresse aux propriétés thérapeutiques de certaines plantes médicinales. En 1837 à Constantine, pendant quelques semaines, il observe la flore puis s'installe à Philippeville. Sa santé robuste le met pendant quelque temps hors d'atteinte de la maladie et lui permet de suivre les efforts du service de Santé submergé par cette épidémie. Affecté à son tour par le paludisme, il se souvient que, du temps de sa jeunesse, une mixture à base d'oranges, d'écorce de grenade et de quinine mélangée à de l'eau-de-vie avait eu raison de symptômes analogues.

C'est ainsi qu'il est amené à composer pour ses besoins personnels, une "tisane" qui, après essais et ajustements de dosages semble avoir des propriétés fébrifuges, désaltérantes et apéritives. En outre mélangée à de l'eau sa mixture permet de l'assainir en limitant les risques de dysenterie.

Cependant, malgré ses qualités et bien qu'une petite quantité d'écorce de quinquina entre dans sa fabrication, "l'amer Picon" ne pourra jamais remplacer la quinine administrée par le docteur François Maillot.
La nouvelle de sa guérison ne passa pas inaperçue. Elle parvint même dans l'entourage du général Sylvain, Charles Valée qui commandait l'artillerie et le génie à Constantine. Le général lui demanda de fabriquer sa préparation en quantité massive pour que toutes ses unités en soient approvisionnées. Après son retour à la vie civile, Gaétan Picon se fixait à Philippeville où, dans un modeste hangar, il installait une distillerie de fortune. La réputation de sa "tisane"' s'élargissant dans l'Armée, se répandait dans la population civile. C'est ainsi que les colons apprécièrent très rapidement la possibilité d'aseptiser leur eau de boisson avec cette "liqueur" savoureuse et tonique.

En 1837, il crée son entreprise et lance "L'Amer Algérien de G. Picon" qui deviendra plus tard "Amer Picon".

En 1862 s'ouvrit l'exposition universelle de Londres. Les industriels français ne s'intéressaient guère à ce genre de manifestations à vocation économique. Gaétan Picon, lui-même très réticent, ne tenait pas à y participer. C'est alors que M. de Nouvion, sous-préfet de Philippeville, prit l'initiative d'expédier, à son insu, une caisse "d'Amer algérien" à Londres. A la grande surprise du sous-préfet et de Gaétan Picon, cette présentation fut couronnée de succès, puisqu'elle obtint une médaille de bronze. Récompense considérable pour l'époque. La fabrication de l'Amer Picon met en œuvre de l'excellent alcool de vins d'Algérie, des zestes de bonnes oranges, des plantes aromatiques et de l'écorce de quinquina. Cette boisson fut immédiatement appréciée du grand public pour ses aptitudes à assainir dans un premier temps des eaux polluées, puis dans un deuxième temps pour ses propriétés fébrifuges, digestives et thérapeutiques et plus tard pour ses qualités gustatives et apéritives.

Selon une notice publicitaire du début du XX° siècle : "La vogue de cette boisson fut très grande. Gaétan Picon se trouva, par cela même et pour satisfaire les nombreuses demandes de la clientèle, dans l'obligation de créer les distilleries de Constantine et de Bône et d'établir un dépôt à Alger".

Diplôme
(Collection M. Bernot)

En 1924, le jury de l'exposition coloniale, agricole et industrielle de Strasbourg récompensait par un diplôme de hors concours Messieurs Picon et compagnie de Paris. Cependant, avec le temps, la famille de Gaétan Picon s'agrandissait, une de ses filles épousait M. Bouchy de Village Valée, une petite-fille, M. Court, sous-préfet de Bône. Avec l'aide de son fils Honoré et le concours de ses gendres: MM. Bouchy, Court, Damoy et Ducreux, Gaétan Picon installait une distillerie et une fabrique d'eau gazeuse à Bône dans la rue Damrémont. Dans cette ville, en effet les distillateurs et liquoristes: MM. Camilliéri, Couret, Gauci, Lorquin frères, Charles Rousset et Taboni augmentaient leur pénétration dans les cafés, buvettes et restaurants en intégrant dans leurs activités la production et la fourniture d'eau gazeuse, dont les carafes en verre épais étaient disposées sur les tables des débits de boissons.

Une autre distillerie était ouverte à Constantine. A Alger, la société Picon limitait son investissement à la mise en place d'une usine destinée à prélever l'écorce sur des fruits fraîchement cueillis dans la Mitidja, si renommés pour leur parfum. Son entrée était située aux N° 25-27 du boulevard Thiers à Belcourt.

Nombreux sont encore les Algérois qui se souviennent de la grande plaque de "marmorite" noire et blanche, servant de support à la marque commerciale "Amer Picon ", accompagnée d'une orange portant deux petites feuilles vertes.

Dans les années "vingt", à partir du mois d'octobre, l'air du quartier était imprégné des capiteuses exhalaisons émises par les fruits du soleil fraîchement écorcés. Ces effluves se mêlaient parfois au parfum enivrant des enduits cellulosiques pulvérisés sur les carrosseries de l’atelier de peinture automobile Honorat, situé en face, au N° 32 du même boulevard Thiers.

Cet atelier s'ouvrait à l'angle de la rue de Suez, face à l'entrepôt Molkou lui-même imprégné de ses odoriférantes denrées coloniales et de leurs épices (poivre, cumin, curry).

Une fois débarrassées de leur écorce, les oranges pelées étaient vendues pour quelques sous à la sortie de l'usine ou sur les marchés de Belcourt ou de la rue Bab Azoun, où elles faisaient la joie des enfants. Cependant, né en Algérie, terre d'énergie et de création, l'Amer Picon, comme le fit plus tard la célèbre petite bouteille ronde de "I'Orangina" de Jean-Claude Beton traversa la Méditerranée, avant d'arriver sur les tables d'Europe et du monde. A partir de 1872, l'Amer Picon était produit par la grande distillerie du boulevard National à Marseille. La production étant devenue rapidement insuffisante une nouvelle usine fut ouverte en 1879 à Rouen, suivie en 1882 de celle de Bordeaux.

Portée par les nombreux métropolitains de retour d'Algérie, la renommée de l'Amer Picon gagnait en effet la France.

L'usine de Levallois-Perret produisait journellement, dès sa création en 1894, trente à trente-cinq mille litres de liqueur. A toutes ces distilleries sont venues s'ajouter celles de Lyon, d'Orléans et à l'étranger les maisons de Genève, Barcelone, Gênes, Bruxelles, Luxembourg et de Wiesbaden en Allemagne.

L'usine

Usine AMER-PICON du Bd Thiers.


A cette époque, il était en effet acquis par la vieille médecine familiale que le zeste de l'orange, l'âpre et odorante écorce de ce fruit associée à des plantes médicinales stimulait la muqueuse de l'intestin, galvanisait l'appétit, apaisait le système nerveux et épurait le sang.

La médecine scientifique, par la plume des docteurs L. Chelle et A. Labat estimait le 12 avril 1922, après analyse, que l'Amer Picon pouvait entrer, sans inconvénients pour la santé, dans la consommation.

L'Amer Picon à Alger :

La distillerie de Philippeville n'existait probablement déjà plus au début du XX° siècle. L'Amer Picon était très connu à Alger, ne serait-ce que par les panneaux publicitaires portés par les motrices ferraillantes des CFRA sur la ligne de la place du Gouvernement à Maison-Carrée.

La publicité de Pikina s'étalait sur les motrices des rames grinçantes, dans les tournants de la rue Michelet, des Tramways Algériens, qui reliaient l'Hôpital du Dey à Mustapha supérieur, jusqu'au boulevard Bru et à la Colonne Voirol.

Au cours des années "trente", dans les cafés d'Alger, il était courant d'entendre ce slogan :

- Garçon un Picon
- Pourquoi un Picon?
- Parce que Picon, c'est BON !

A cette époque, le Picon était servi accompagné d'une carafe de couleur bleue, fermée par une soupape commandée par un levier d'acier permettant l'écoulement de l'eau gazeuse. Comme beaucoup d'autres Algérois, Albert Camus ne fut pas insensible aux effluves d'écorce d'orange. "Un coup d'oeil aux étalages de fruits en traversant le marché (de Belcourt) et selon la saison des montagnes de nèfles, d'oranges, de mandarines, d'abricots, de pêches, de melons, de pastèques défilaient autour d'eux qui ne goûteraient et en quantité limitée que les moins chers d'entre eux ; deux ou trois passes à cheval-d'arçons, sans lâcher le cartable, sur le gros bassin vernissé du jet d'eau (de la place Jeanne d'Arc) et ils filaient le long des entrepôts du boulevard Thiers, encaissaient en pleine figure l'odeur d'oranges qui sortait de l'usine où on les pelait pour préparer des liqueurs avec leur écorce et débouchaient enfin sur la rue Aumerat grouillante d'une foule enfantine", (Albert Camus, Le premier homme page 135).

Après les découvertes du Dr François Maillot et du médecin militaire Alphonse Laveran, le paludisme n'est plus de nos jours, tout au moins dans notre pays, qu'une maladie rarissime.

L'Amer Picon que l'on trouve aujourd'hui dans tous les commerces d'alimentation et les débits de boissons est probablement le même, à peu de choses près, que celui qui coulait, il y a bien longtemps, dans les bidons des Zouaves du général Valée.

Qui se souvient encore de ces hommes qui n'avaient pas d'autre moyen de prévenir la dysenterie que cet alcoolat découvert par Gaétan Picon. Cet apéritif se boit aujourd'hui entre amis au bord d'une piste de ski en hiver, ou sur les quais d'un port, à la terrasse d'une plage en été. Comme beaucoup d'autres inventions nées sur cette terre d'opiniâtreté et de création, cette liqueur apéritive n'est pas une boisson du passé. C'est certainement une boisson d'avenir.

Le souvenir de l'Amer Picon fait resurgir une époque, remet en mémoire une épopée.

C'est aussi un amer, un repère, une borne oubliée de l'Histoire mal connue de l'Algérie.

EDGAR SCOTTI

Références bibliographiques :
- Gaétan Picon : L'Ilustration du 24 mai 1930.
- Gaétan Picon : Des chemins et des hommes de Mmes Anne-Marie Briat, Janine de la Hogue et MM. André Appel et Marc Baroli. Collection Mémoire d'Afrique du Nord. Éditions Harriet.
- Jean-Claude Beton et Gilles Brochard. L'Aventure de l'orange suivie de La saga Orangina. Denoël. 1993.
- Albert Camus : Le premier homme. Gallimard Paris 1994.
- Les origines d'une grande marque. Éditions de la société Picon.

Remerciements :
L'auteur tient à remercier tout particulièrement:
- M. le Dr René Bérard, pour le partage de ses souvenirs.
- M. Marcel Bernot pour ses documents iconographiques.
- M. Théo Bruand d Uzelle, de " La chronique des chercheurs".
- M. le Dr Georges Duboucher, pour ses conseils, sa documentation et ses documents photographiques.
- M. Joseph Carcenac, pour ses souvenirs sur l'usine Amer Picon. - La societé Cointreau a Saint-Barthélemy-d'Anjou.
- M. Emile Déjouany pour sa documentation sur les agrumes.
- M. Jacques Piollenc, pour sa confiante et amicale collaboration. - La société SOVEDI France - 36 rue de Picpus - 75012 Paris.
- M. O. Vary pour la recherche et la communication de précieux documents d'époque.

Note : Amer : Liqueur apéritive obtenue par infusion de plantes amères.

In l’Algérianiste n° 83 de décembre 1998

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