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Électricité et Gaz d'Algérie - Le personnel d'une grande entreprise (1947-1962)

Écrit par Virginie Lefebvre. Associe a la categorie Histoire Energétique

Virginie Lefebvre
2e prix universitaire « Jeune Algérianiste » 2004
(Extraits de sa maîtrise d'histoire)

ega0-Virginie-LefebvreTitulaire d'une maîtrise d'histoire obtenue à l'université. de Paris IV-Sorbonne, sous la direction de Dominique Barjot « Electricité et gaz d’Algérie, le personnel d’une entreprise d'Afrique du Nord, 1947-1962 ». Ce sujet est venu plus ou moins par hasard. Je souhaitais travailler sur la guerre d'Algérie, mon père étant un ancien combattant, marqué par ce pays. Je voulais traiter ce sujet différemment, d'un  niveau  plus social que militaire. Le point de vue des Pieds-Noirs me semblait pouvoir apporter une vision différente des événements. C'est mon directeur de mémoire qui, après discussion, m’a proposé de travailler sur le personnel d'Electricité et Gaz d’Algérie. Je n'ai à aucun moment regretté mon choix. Ce fut un travail passionnant, autant par les archives que j’avais à ma disposition (Archives de la fondation Electricé de France, archives du monde du travail  à Roubaix, archives d'Outre-mer à Aix-en-Provence), que par les gens que j’ai eu la chance de rencontrer. En effet, les anciens d'EGA, regroupés en association, m'ont beaucoup aidée. J'ai ainsi recueilli des témoignages précieux et des documents inaccessibles. Il m’est donné ici l'occasion de les remercier encore une fois. Je suis maintenant professeur des écoles dans les Ardennes, mais je n'oublie pas ma passion première qui est l'histoire. J’essaie dès que je le peux, de faire comprendre à mes jeunes élèves qu'il faut être vigilant quant à l'avenir de sa nation et aux choix que l'on fait en tant que citoyen.


Electricité et Gaz d'Algérie constituait un établissement particulier. Le personnel rassemblait des Français d'Algérie, des Français musulmans, colonisés depuis 1830 et des métropolitains. Ces personnes avaient appris à vivre et à travailler ensemble malgré leur histoire et leurs coutumes différentes. Autre point d'intérêt de ce sujet : les dates d'étude, 1947 à 1962. La première correspond à la nationalisation de l'électricité et du gaz en Algérie, un an après la création d'Électricité et Gaz de France, un événement majeur dans le développement de la consommation électrique et gazière. La deuxième date est celle de l'année de l'indépendance de l'Algérie.

Électricité et Gaz d'Algérie commence tout juste à être étudié dans ses aspects techniques (l). Il est cependant très intéressant de s'attarder sur la vie que menaient ses agents au sein de l'établissement, avant et pendant la période de guerre. Cette limite chronologique inclut la nationalisation et toute l'organisation qui en découle, les conséquences de la guerre sur l'activité de l'établissement et l'indépendance où des milliers d'agents, Français d'Algérie partent pour la métropole. Ces aspects ont pour principal intérêt d'apporter des éléments d'histoire sociale, législative et militaire.

Pour apprécier l'œuvre d'Électricité et Gaz d'Algérie, il est important de connaître la gestion de l'électricité et du gaz avant la nationalisation. Jusqu'en 1946, l'électricité en Algérie était gérée par quatorze sociétés anonymes, filiales d'entreprises métropolitaines, deux sociétés spécifiquement algériennes , deux sociétés d'intérêt collectif agricole et quatorze entreprises privées locales (2). Les exploitations gazières comprenaient dix usines à gaz appartenant à cinq sociétés anonymes, toutes filiales de sociétés métropolitaines. La gestion de l'électricité n'était donc pas simple et les consommateurs ne pouvaient pas tous jouir du même service.



Les concessions d'électricité sur le territoire de l'Algérie étaient réparties en un certain nombre de zones qui, bien souvent, se superposaient, conduisant à des installations et à des équipements sans aucune liaison technique et qui faisaient double emploi. C'est ainsi qu'il existait deux centrales thermiques voisines à Alger, appartenant à des sociétés différentes et desservant des concessions juxtaposées. Les réseaux électriques étaient insuffisants et les installations ne permettaient pas d'amélioration. Tout avait été conçu dans le but de satisfaire étroitement les besoins de la clientèle propre à chaque concessionnaire et suivant les possibilités financières de celui-ci. Le matériel et les installations étaient généralement en assez mauvais état après six années de la guerre 1939-1945 où l'Algérie, coupée de la métropole, n'avait pu procéder à des réapprovisionnements normaux (3). Il fallait remédier à cet état de fait, la nationalisation était venue apporter une solution à cette situation désordonnée.

La loi 46-628 du 8 avril 1946 a nationalisé les activités électriques et gazières dans le domaine de la production, du transport, de la distribution, de l'importation et de l'exportation de l'électricité et du gaz combustible. Cette loi correspondait à la création d'Electricité de France. Un an après, le décret 47-1002 du 5 juin, modifié par le décret du 17 septembre (l), fixait les conditions d'application en Algérie de la loi du 8 avril 1946 (3) sur la nationalisation de l'électricité et du gaz, en créant une entreprise nationale, Electricité et Gaz d'Algérie qui regroupait l'ensemble des sociétés électriques et gazières du pays. Étaient demeurées toutefois exclues de la nationalisation les petites entreprises de production d'énergie électrique ayant émis en 1942 et 1943, moins de cinq millions de kilowatts heure. Électricité et Gaz d'Algérie avait un rôle moteur à tenir pour encourager tous les investissements individuels en Algérie; c'était non seulement le devoir de l'établissement, mais aussi son intérêt même puisque la prospérité d'EGA était intimement liée au développement économique de l'Algérie (6)
Électricité et Gaz d'Algérie était doté de l'autonomie financière et, par voie de conséquence, de l'indépendance technique et commerciale. L'ensemble des biens, droits et obligations transférés, constituait le capital de l'entreprise. Ce capital appartenait à la nation. Tous les Français étaient ainsi attachés à la bonne marche de l'établissement, au même titre qu'ils pouvaient l'être à la prospérité d'une société privée dans laquelle ils possédaient des intérêts (7). ''Électricité et Gaz d'Algérie suivait pour sa gestion financière et comptable, les règles en usage dans les sociétés industrielles et commerciales, et était assujetti aux impôts.
L'établissement était soumis au contrôle de commissaires aux comptes désignés parmi les commissaires inscrits sur les listes des Cours d'appel(8). Son organisme de tutelle était le Gouvernement général de l'Algérie et non le ministère de l'Industrie.

Après une période de prise en charge qui avait commencé le 1er septembre 1947, c'est le 1er novembre de la même année qu'EGA assurait définitivement la marche des services publics. Il était alors nécessaire de résoudre les différents problèmes qui se présentaient : usines à rénover ou à supprimer (qui seront à remplacer), manque d'usines thermiques modernes pour la production de l'énergie électrique de base dans de bonnes conditions économiques, absence d'aménagements hydroélectriques importants pour satisfaire les besoins en énergie de pointe, inexistence d'un réseau d'interconnexion pour transporter l'énergie produite sur tout le territoire de l'Algérie.
Il fallait donc équiper, concentrer et renouveler les moyens de production et de distribution, mais aussi concevoir et mettre en place l'organisation du nouvel établissement tout en assurant un fonctionnement normal des services publics. Il était nécessaire également d'assainir la situation financière en indemnisant les entreprises nationalisées. Un travail qui restait à faire.


Électricité et Gaz d'Algérie se trouvait donc constitué d'agents venus de différentes sociétés, avec divers avantages. L'établissement devait unifier le régime de son personnel. Le statut national approuvé par décret n° 46-1541 du 22 juin 1946, fut adapté à l'Algérie par arrêté gubernatorial du 10 juillet 1947 et plusieurs fois modifié par la suite. Pour les agents de ces anciennes sociétés, la nationalisation fut accueillie comme un soulagement: « Mon père, agent de la Compagnie Lebon, a souffert comme tous les autres employés des conditions de travail et de la précarité de son emploi, vivant en permanence sous la menace d'un licenciement, quelquefois selon l'humeur d'un simple contremaître [...]. Lorsque la nationalisation fut proclamée, ce fut la fête à la maison » (9)


Légende des photos
1 – Centrale thermique du Ravin Blanc (Oran).
2 - Usine hydroélectrique d’IghzerN’Chebel (prés de Boghni).
3 – Dispatching régional (installé à Alger).
4 – Central thermique de Bône , hall des turbo-alternateurs.
5 – Central thermique de Bône , salle de contrôle et de réglages des installations.
6 – Usine à gaz d’Alger-Gue.
De 1947 à 1962, Électricité et Gaz d'Algérie s'employa à réaliser le développement de la production et de la distribution d'électricité et de gaz. Mais en 1954, la guerre rendit difficile ces tâches. En effet, l'établissement devint la cible de sabotages et d'attentats. Le personnel vivait dans la crainte d'embuscades. Il fallait aussi mettre en place des moyens de protection des ouvrages et du personnel avec l'aide des autorités militaires. EGA avait été créé pour répondre à certains problèmes algériens, mais l'indépendance avait empêché la réalisation de ces projets. Nous pouvons cependant nous demander si l'établissement avait eu un rôle positif dans le développement de l'Algérie? Le contexte a-t-il été un obstacle à sa réussite? L'échec de la politique française en Algérie signifie-t-il l'échec d'EGA?[...]

Les conséquences du conflit algérien sur la vie du personnel

La guerre d'Algérie eut des conséquences sur l'établissement et son personnel. Les équipements étaient l'objet de nombreux sabotages et les agents étaient la cible d'attentats. Le personnel a dû s'adapter à ces conditions, l'urgence étant de réparer les dommages causés pour limiter au maximum les désagréments qui pouvaient en découler (perte d'énergie, coupure d'électricité...). Ce travail était risqué, les agents se trouvaient souvent dans des situations difficiles et dangereuses qui mettaient en péril leur vie. Certains se sont distingués par des actes de courage, d'autres ont été victimes d'actions terroristes, tous ont essayé de faire face au mieux [...].



Un article du Journal d'Électricité et Gaz d'Algérie relate les conditions de travail des agents durant la guerre :
« On se doute des difficultés que les événements, depuis trois ans, ont apportées à ce travail difficultés dues à l'insécurité, dans les villes et surtout à l'extérieur des agglomérations urbaines. Entraves au transport du matériel et aux déplacements des agents, difficultés des réparations des lignes sabotées, le plus souvent dans des zones de sécurité précaire, difficultés d'exploitation des usines hydroélectriques des régions montagneuses ou des postes de répartition situés à l'écart des villes, difficultés de poursuite des chantiers de travaux d'équipement perdus dans des endroits avec lesquels les communications ne peuvent se faire que sous escorte armée. Des conditions de travail bien imprévues ont résulté de ces circonstances, et aussi des conditions de vie. Qu'on pense aux familles des agents du « bled » ou à celles des agents des usines isolées vivant derrière des barbelés dans l'attente du convoi qui, une fois par semaine ou par quinzaine, les mènera à la ville. Qu'on pense à l'épouse attendant le retour du mari parti le matin avec une équipe de dépannage. Que de fois un ingénieur, un chef de district, a dû, la nuit venue, multiplier les appels téléphoniques ou radio et envoyer une équipe de recherche pour « rameuter » son personnel ! Toutes ces difficultés, tous ces dangers, l'agent d'EGA s'y est adapté avec sang-froid, avec résolution. Il a vécu et vit encore dans des conditions qui souvent, font de son métier un risque permanent et qui ont élargi la notion du d’accident du travail au-delà de ce qui était normalement prévisible. Et il ne s’agit pas là de littérature facile, destiné à apitoyer le public sur un travail qu’on croit généralement bien plus tranquille et sûr qu’il n’est dans la réalité journalière. Il s'agit simplement de dire ce qui est qui n'est autre que le dévouement au service d'un personnel qui, à tous les instants, sait faire passer l’intérêt public avant sont propre intérêt, avant même le souci de sa vie. Déjà, hélas ! Electricité et Gaz d'Algérie a son martyrologe, la liste de ses douze agents tués ou disparus, de ses vingt-cinq blessés.


Usine à gaz d'Oran


Tableau attristant de ceux dont la vie a été sacrifiée ou la chair éprouvée pour que les usines tournent, pour que le fourneau chauffe, pour que la lampe s’allume au foyer de chacun d’entre nous; mais aussi le tableau d’honneur d’un personnel qui, devant l’épreuve venue secouer la France d’Algérie, a su choisir la voie du devoir professionnel, et assumer avec simplicité, sa responsabilité sociale. Les pouvoirs publics ont déjà donné des attestations précieuses de cette conduite: des croix lie la Légion d'honneur et de la Valeur militaire, des citations à l'ordre de la Brigade, de la Division et du Corps d'Armée décernées à ces employés civils que sont les agents d'EGA, des lettres de félicitations des autorités administratives locales, sont venues récompenser (quelquefois, hélas! à titre posthume) bien des actes de dévouement. Mais ce qui importe encore le plus, c'est que le simple usager de l'électricité et du gaz, le grand public, n'ignore pas ce qui est fait journellement pour que le service auquel il a droit, soit assuré par l'agent d'EGA dans les circonstances les plus difficiles»(10)



Pendant le montage du gazoduc,
les soudures à l’intérieur du tuyau
se faisaient par 70°



Le 20 février 1961 à 7hl5, le sous-chef d'usine de la centrale hydroélectrique de Darguinah fut assassiné en se rendant à son travail (11). Une grève avait suivi cette embuscade. Des procès-verbaux avaient été dressés contre les agents qui ne voulaient pas reprendre le travail et le parquet de Bougie avait été saisi aux fins de poursuite (12). En 1958, vivaient sur place 19 agents EGA, 33 ménages européens et 55 enfants. Une compagnie du 21e régiment d'Infanterie, soit quatre sections dont une du sous-secteur extérieur, devaient assurer la protection avec l'aide d'un peloton de gardes mobiles de 35 hommes et cinq engins blindés, chargés également de la police de la route entre Darguinah et Souk-el-Tennine. Avait été mis en place un réseau de barbelés avec éclairage périphérique renforcé autour de la plate-forme de l'usine, de la cité, de la chambre des vannes, des portes métalliques et des barreaudages aux fenêtres, trois postes individuels de combat en parpaings sur les terrasses de la plate-forme, trois blockhaus démontables constitués par des empilages de parpaings et trois postes individuels de combats en parpaings à la  chambre des vannes.
L'effectif statistique de l'usine avait été réduit à une section (13)..

Virginie Lefebvre


1 - D. Barjot, D. Lefeuvre, A. Berthonnet, S. Coeuré (dir.), ..
« L'électrification outre-mer de la fin du XIXe siècle aux premières colonisations ».Actes du XIIIe colloque international de l'Association pour l'histoire de l'électricité en France, 14 et 15 juin 2000, publication de la Société française d'histoire d'Outre-mer, Paris.
2- berthonnet (A.), L'industrie électrique en Algérie: le rôle des sociétés électriques et plus particulièrement d'Électricité et Gaz d'Algérie (EGA) à partir de 1947, in L'électrification outre-mer de la fin du XIXe siècle aux premières colonisations, op. cit.
3 - Brochure d'accueil d'Électricité et Gaz d'Algérie, boîte 925388, archives EDF.
4 - Rapport de gestion de l'exercice 1949, boîte 925371, archives EDF.
5 - Modifiée par la loi du 21 octobre 1946, boite 92537, archives EDF.
6 - Procès-verbal de la réunion du conseil d'administration n° 62 du 28 juin 1957, boîte 09279 A-37765 E, archives EDF.
7  - Brochure éditée pour les dix d'EGA, « EGA 1947-1957 », introduction, boîte 184 AQ 152, Centre des archives du monde du travail,
8 - Brochure éditée pour les dix d'EGA, « EGA 1947-1957 », introduction, boîte 184 AQ 152, Centre des archives du monde du travail.
9 • Dossier écrit, envoyé par un ancien agent d'Électricité et Gaz d'Algérie daté du 28 avril 2003.
10 – « Un territorial en civil : l’agent d’EGA », n° 23, janvier février 1958, Journal d’Electricité et Gaz d’Algérie, Bibliothèque nationale de France
11 – Procès-verbal de la réunion du conseil d’administration n° 93 du 17 mai 1961, boite 3A22/19, archives EDF
12 – Boite 1H 2012, dossier n°4, service historique de l’armée de Terre.
13 - Note pour M. le général commandant le Corps d'armée de Constantine, dossier n° 1, boîte 1H 2012, service historique de l'armée de Terre.

In « l’Algérianiste » n° 110

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