Imprimer

La Trappe de Staouéli

Écrit par Madeleine Vialettes. Associe a la categorie Histoire Agricole

Par Madeleine Vialettes

" La trappe de Staoueli " ou encore " la ferme Borgeaud " : que signifiait cette double dénomination lorsque à 5 km de Chéragas nous pouvions voir ce strict portail surmonté d'une vierge : " Notre Dame de Staouéli " qui y resta de longues années ?

Il faut savoir qu'une " trappe " désigne le monastère où vivent des " trappistes ". Ceux-ci appartiennent à l'ordre cistercien né à Cîteaux en 1098. Ce sont des moines cloîtrés qui mènent une vie érémitique. Au XVIIe siècle, une réforme de l'ordre, issue d'une tentative de restauration née au monastère cistercien de la Trappe leur donne ce nom de trappistes. A cause de leur coule blanche, ils ont été souvent confondus en Afrique du Nord avec les Pères Blancs. Ces derniers ne sont pas cloîtrés Le cardinal Lavigerie les créa en 1868 dans un désir d'évangélisation de l'Algérie. Nous verrons au contraire que l'installation des trappistes à Staouéli a été sollicitée à des fins de colonisation pour leurs qualités agricoles et servir d'exemple. En 1998 on a célébré partout en Europe le 9ème centenaire de la naissance de l'ordre des Cisterciens, le texte qui suit a pour seul objectif de montrer le rôle des trappistes
dans l'oeuvre de la France au XIXe siècle en Algérie.

Pourquoi ce second titre de " ferme Borgeaud " ? C'est que les trappistes arrivés à Staouéli en 1843 vendent, en 1904, ce domaine à Lucien Borgeaud. Lui-même et ses descendants l'exploiteront en respectant les volontés des moines et ne le quitteront qu'à la date de sa nationalisation par le nouvel état algérien.

Le domaine, un plateau descendant en pente douce vers Sidi-Ferruch, occupait une étendue d'environ 1000 ha limitée au nord par la mer, au sud par l'oued Bridia, à l'ouest par l'oued Bou-Kara et à l'est par la plaine. " St'ah est un plateau de faible altitude et de petites dimensions. Etymologiquement " Staouéli " est le plateau du dénommé Ouali, ou du chef " En effet le site est couronné d'un marabout vénéré. C'est le 14 juin 1830 que les Français débarquent à Sidi-Ferruch à une vingtaine de kilomètres à l'ouest d'Alger. Leur but : anéantir la piraterie que les Turcs font peser sur la Méditerranée depuis Alger conquise par eux en 1516. Quand l'armée française débarque à la pointe de Sidi-Ferruch, " sur le plateau de Staouéli étaient dressées les tentes luxueuses d'Ibrahim, gendre d'Hussein Dey et des beys d' Oran et de Constantine " Dans une suite logique d'idées le gouverneur militaire de l'Algérie, le général Bugeaud, favorise la création d'une trappe dans ce pays L'Afrique romaine christianisée avait compté environ sept cents évêques. Nous pouvons citer " le plus ancien, celui d'Aumale en 227 et Saint Cyprien, à Carthage en 258 ". En 396, Saint Augustin (né d'une mère berbère, Sainte Monique et d'un père romain), organisait une communauté de clercs dans son évêché d'Hippone. A la fin du Vlle siècle l'islamisation du nord de l'Afrique commence. Le renouveau du christianisme est souhaité par Charles X dans son discours du trône annonçant son désir d'agir contre la Régence turque d'Alger, et le général de Bourmont s'adressant aux aumôniers lors de la première messe célébrée après la prise de la ville leur dit : " Vous venez de rouvrir avec nous la porte du christianisme en Afrique ". La réussite d'une trappe serait donc le témoignage de ce renouveau et la preuve clé la vitalité de la communauté cistercienne. En 1838, une bulle papale crée l'évêché d'Alger, installant officiellement le culte catholique en Algérie. Le service paroissial reçoit sa constitution régulière par arrêté du gouverneur général, le maréchal Valée, le 24 avril 1839. En 1843, un arrêté du 11 juillet autorise les trappistes à fonder un établissement agricole. Quelles vont être les conditions de cette fondation, quel va être le rôle des Cisterciens dans I'oeuvre de la France en Algérie : ce sont deux points principaux de l'exposé ci-dessous.

La fondation de la Trappe de Staouéli et les conditions de son installation

Le député de Corcelle qui connaît bien dom Hercelin, supérieur de la Grande Trappe, est chargé, en 1841, d'une mission d'information en Algérie. Il doit formuler des propositions en vue de consolider la conquête française et d'assurer son avenir . Il conseille de faire appel à des moines pour lancer un mouvement solide de colonisation. Je le cite : " La colonie cessera d'être française si elle n'est pas chrétienne... les trappistes, par exemple, apporteraient là une expérience agricole fort précieuse et des exemples de sainteté de nature à émouvoir vivement l'imagination des indigènes, et il écrit à Bugeaud : " Pourquoi votre intention de faire des concessions de terre à d'anciens soldats... ne se concilierait-elle pas avec l'assistance d'une association religieuse renommée pour ses cultures et ses vertus... ? Essayez mes trappistes mon cher général... " Mgr Dupuch, premier titulaire de l'évêché d'Alger, voyait favorablement l'installation des trappistes. Le maréchal Bugeaud qui exerce la réalité du pouvoir sur place est favorable à une politique coloniale et à proximité de la rue d'Isly le monument à sa mémoire rappelait sa devise " ense et aratro ", " par l'épée et la charrue ". L'idée d'associer des " moines laboureurs " à son oeuvre s'impose bientôt à lui. Sa devise est désormais : " ense, cruce et aratro " et il deviendra le plus fidèle allié des trappistes dans toutes les difficultés qu'ils auront à surmonter. " la colonie cessera d'être française si elle n'est pas chrétienne.. " Les Cisterciens sont choisis pour leurs qualités d'agriculteurs, leur abnégation et leur courage; mais c'est bien pour y vivre en chrétien et pour la gloire du christianisme que ce père François Régis accepte d'être le premier responsable de cette nouvelle Trappe. Le comte Guyot, directeur de l'Intérieur à Alger, impose le choix de Staouéli. Le contrat d'une concession de 1020 ha, dont le Journal officiel du 11 juillet 1843 fait état, est établi en faveur d'une société civile composée de tous les religieux, constituée régulièrement devant Louis Brideau, notaire à Mortagne dans l'Orne. " L'acte de concession du domaine est enregistré le 25 juillet 1843. La présente concession deviendra définitive après l'accomplissement des conditions établies au présent acte dans les délais ci-après indiqués ". Les conditions sont draconiennes et le titre de concession en pleine propriété ne sera établi que si, à l'issue de cinq ans en usufruit, le contrat a été respecté, soit :
- bornage fait immédiatement après la prise de possession contradictoirement avec l'administration et dans les formes administratives;
- bâtiments d'exploitation et d'habitation terminés en un an conformément aux plans qui seront communiqués à l'administration; une subvention de 62000 F est accordée à cet effet à la Société civile et lui sera payée par fractions de 5 000 F au fur et à mesure qu'elle aura effectué pour 5000 F de travaux constatés contradictoirement avec l'administration;
- mise en culture dans un délai de deux ans des terres qui sont susceptibles de l'être;
- mise en culture définitive au moins de la moitié des terres à l'issue des cinq ans d'usufruit;
- plantation de 10 000 arbres dans les cinq ans à raison de 2000 arbres par an; l'administration se réserve la propriété des cours d'eau; si leur usage nécessite des constructions, celles-ci sont soumises à des autorisations préalables;
- il y aura lieu à la résolution de la présente concession en cas d'inexécution des conditions dans les délais prescrits. L'acte précise encore l'intérêt de 4 % dû à l'administration sur les avances faites, le cas éventuel de vente des terres de la concession et les redevances imposées en Algérie à la propriété en général et que devra payer la Société mais seulement dix ans après la date du présent acte ... tout n'est que marécages ou palmiers nains... Qu'importe s'il n'est pas fait allusion à la construction d'un monastère puisque aucun article du contrat ne s'y oppose. L'acte signé " Maréchal Duc de Dalmatie " est contresigné par dom Jean-Marie Hercelin, père général des Trappistes et par le père François Régis de Martrin Donos Le père Orsise, d'Aiguebelle, restera le père immédiat de dom François Régis.

Ces trappistes sont en grande majorité originaires du monastère d'Aiguebelle dans la Drôme. Ils sont conduits par dom François Régis originaire de Camarès en Rouergue, ordonné prêtre en 1832 et entré peu après à la trappe d'Aiguebelle.

C'est le 12 août 1843 que dom François Régis avec dix de ses frères se présente à Alger à Mgr Dupuch puis au maréchal Bugeaud. Une première reconnaissance du terrain décourage Dom François Régis: tout n'est que marécages ou palmiers nains : l'indicateur général de l'Algérie édité en 1848 signale le " camp de Staouéli " dans une plaine de 48 km2 et une solitude couverte de broussailles fort serrées et hachée de ravins, refuge des sangliers et rendez-vous des chasseurs qui y trouvent du gibier en quantité . Le 20 août 1843, jour de la Saint-Bernard, Dom François Regis prend officiellement possession du domaine :installation d'un camp de toile puis d'un village de planches avec l'aide de l'armée; il faut se mettre au travail et faire vite si l'on veut relever le défi. Deux petites sources permettront une ferme en aval. Pour construire, un affleurement de rocher est mis à jour; il donnera une pierre de qualité. Le texte de l'indicateur général de l'Algérie termine sa description de 1848 en signalant que " l'on compte dans cette maison plus de cent moines... "

1843. Le maréchal Bugeaud pose la première pierre

Nous pouvons suivre pas à pas les travaux jusqu'à l'obtention du titre de propriété en 1850. Le maréchal Bugeaud comptait sur l'esprit de discipline des moines qu'il rapprochait de celui des militaires; il met à la disposition des trappistes un détachement de sapeurs, spécialistes du Génie et des condamnés militaires. Sur le terrain, tous répondent au clairon et les moines ne s'isolent que pour la prière. En 1844, les bâtiments d'exploitation sont achevés. Une aile pour les moines et une aile pour les militaires sont en voie d'achèvement. 2 500 arbres sont plantés. Les marais sont drainés et un barrage permet une réserve d'eau. Cependant, malgré l'effort de défrichement, il n'y a que 60 ha en culture, et les moines sont rapidement épuisés, la vie de chantier ne permet pas une vie très monastique; de plus, les conditions sanitaires sont très dures : il y a une grande demande de retour de moines à la maison d'origine, dès la première année on compte un mort, vingt-cinq paludéens ou dysentériques et six rapatriés. Cependant le travail reprend avec courage après une retraite prêchée par les Pères de la Foi d'Alger et, pour le défrichement le maréchal Bugeaud délègue un nouveau contingent de quatre cents hommes. Le père Muce, médecin arrivé en 1843, tente de modifier le régime alimentaire des moines, " une grappe de raisin serait la bienvenue pour pousser le pain sec ", d'obtenir qu'ils puissent travailler en vêtements moins lourds que la bure. Avant la fin de 1843, le père François Régis offre au maréchal Bugeaud l'honneur de poser la première pierre. Symboliquement c'est une pierre sculptée provenant des vestiges d'une ancienne villa romaine, lien entre l'Afrique chrétienne des premiers siècles et celle du XIXè. En 1844, Aiguebelle leur envoie dix-huit frères qui prennent la relève. La situation est cependant difficile et Staouéli emprunte 30 000 F. Le monastère mère d'Aiguebelle, caution solidaire, devra rembourser et récupérera ensuite cette somme augmentée des intérêts en se retournant en partie contre sa fille.

Il y a maintenant vingt paires de boeufs, dix vaches laitières, une basse-cour, un potager (dont les allées bordées d'arbres portent chacune le nom d'un bienfaiteur - Bugeaud, Soult, Dupuch, Marengo - et dont les carrés de culture portent les noms des abbayes : Cîteaux, Clairvaux, Aiguebelle, Melleray, Grande Trappe, Bellefontaine). Un moulin dont le comte Guyot posera la première pierre est construit sur l'oued Badjarak; l'eau est amenée par un aqueduc de 400 mètres; au début du chemin privé, sur la route de Koléa, une petite hôtellerie accueille voyageurs et indigents mais est absolument interdite aux femmes. Neuf religieux sont envoyés de Melleray et cinq de Bellefontaine.

Le 11 juillet 1846, la trappe de Staouéli est érigée en abbaye par Mgr Louis Antoine Augustin Pavy évêque d'Alger : " Avons le 11 juillet 1846, en présence de M. le comte de Salvandy, ministre de l'Instruction publique, grand maître de l'Université ; de Messieurs Victor Fouché, directeur général des Affaires civiles d'Algérie ; de Bar, lieutenant général ; de Tartas, maréchal de camp ; Vaubert de Genlis, aide de camp du général de Bar ; Feray, chef d'escadron, gendre de Monsieur le gouverneur général d'Algérie ; du maréchal Bugeaud, duc d'Isly ; de Xavier Marmier, homme de lettres ; toute la communauté étant réunie, après avoir fait notre entrée solennelle dans le monastère avons érigé le Prieuré N.D. de Staouéli en Abbaye, selon la forme et la teneur des décrets de l'Ordre...... Le 28 octobre, le père François Régis est élu premier abbé. Jusqu'à cette date, la communauté était composée de religieux venus de trois monastères différents. L'érection en abbaye crée l'unité indispensable sous la direction du père abbé. Sous l'impulsion du père François Régis, l'effort se poursuit. Des condamnés militaires ont maintenant leur caserne à la trappe ce qui correspond à l'idée de la régénération par le travail: on plante des oliviers; de la vigne sera greffée avec les meilleurs crus de France; le chai, les pressoirs, la futaille sont construits. De jeunes saules plantés le long de l'oued Badjarak fournissent l'osier nécessaire à la vannerie. En 1847, le duc d'Aumale, successeur du maréchal Bugeaud, montre aux trappistes la même bienveillance que son prédécesseur. L'année 1847 est particulièrement cruelle et dix religieux périssent " des fièvres " mais le général Charon, nouveau gouverneur accepte d'exonérer les moines d'une dette de 30000 F due au ministère de la Guerre. En 1848 les récoltes abondantes permettent de faire face à toutes les échéances. Ainsi, après les cinq années imposées d'usufruit, la société civile constituée par les religieux peut faire constater que toutes les conditions imposées sont remplies. Pour avoir réussi à relever ce défi, il fallait que la même foi qui animait les moines défricheurs du Moyen-âge anima nos trappistes. S'y ajoutait la volonté de servir d'exemple à la population autochtone; également sans doute aussi la volonté de relever le défi posé par le contrat de 1843. Ce n'est cependant que le 18 mai 1850, que le titre de propriété sera délivré pour une concession de 990 hectares, 73 ares, 60 centiares et cela malgré la pression de quelques colons de Dely-Ibrahim, Cheragas et Saint-Ferdinand, qui souhaitaient obtenir une redistribution de l'immense domaine entre les propriétaires mitoyens. Le titre de propriété fait toutefois toutes réserves pour la disposition des sources d'eau vive et des cours d'eau, l'établissement de tout ouvrage d'art pour le captage ou l'adduction, pour toutes sortes de servitudes, la libre disposition de tout terrain nécessaire à la création de routes, canaux ou même édifices publics, servitude de chemin de halage et la mise sous régime des redevances et contributions imposées ultérieurement à la propriété en Algérie. La pleine propriété permet la continuation des travaux avec plus de tranquillité. Dom François Régis obtient une extension de 50 hectares au nom de son frère Léon de Martrin Donos également trappiste. En 1853 également, la trappe de Staouéli obtient un premier prix à l'exposition agricole d'Alger et une médaille d'argent est décernée au " R.P. Régis, abbé de la Trappe à Staouéli, (pour l'ensemble des produits ex aequo premier prix ". Mais dès cette date dom Bonaventure, abbé d'Aiguebelle, met en garde dom François Régis : " la croix et les médailles vont vous accabler de leur poids... je vous en félicite. Mais nous devons préférer la croix de Notre Seigneur, la porter et la faire porter... " et dans une lettre de 1854 : " je vous conseille de donner votre démission de membre du comité agricole d'Alger ".

La visite de Napoléon III permet de connaître l'état de la concession en 1865 : un mur de clôture de plusieurs kilomètres de long entoure les bâtiments et les jardins qui sont de 50 hectares; en dehors de ce mur, près de 500 hectares sont défrichés, ensemencés ou plantés. Les troupeaux se composent de cent quinze têtes de gros bétail, quatre cents moutons mérinos, autant de porcs, seize chevaux ou mulets et un rucher de deux cents ruches. Trois fermes ont été créées en divers points de la propriété et de nombreuses voies d'exploitation sont ouvertes bordées de caroubiers, de platanes, de mûriers, d'oliviers... Les eaux ont été amenées de loin dans quatre vastes bassins et de là dirigées vers de nouveaux jardins. Un bassin d'une capacité de 300 mètres cubes est alimenté par une ancienne fontaine romaine dans laquelle l'eau arrive de plusieurs sources. Ces eaux qui n'avaient plus d'issue formaient ce que les indigènes appelaient " Ain-Mok-Bia " (la fontaine de la mort); celle-ci remise en service fournit l'eau précieuse en même temps que le terrain est assaini. En 1882 il y a cent dix trappistes (pères et frères), soixante domestiques logés à l'abbaye, soixante-dix condamnés militaires également logés et près de deux cents travailleurs. Pour les travaux agricoles il y a maintenant vingt-six paires de boeufs, trente chevaux ou mulets.

Description des bâtiments vers 1881

Les bâtiments permettent maintenant une vie monastique régulière : un avant-corps (qui précède la porte du cloître); au-dessus de la porte, une Vierge dont le nom " Notre-Dame de Staouéli " est le vocable de l'abbaye. Proches de la porte, les palmiers symboliques à l'ombre desquels fut signé le traité d'abdication du Dey et près desquels fut dite la première messe à la mémoire des soldats tombés à Sidi-Ferruch. L'abbaye elle-même forme un carré de cinquante mètres de côté dont le milieu est occupé par un jardin entouré d'un cloître à deux niveaux d'arcades, oeuvre dès 1848 d'un frère d'origine italienne.

La chapelle occupant toute une aile du bâtiment est divisée en deux parties égales : l'une, proche du choeur est réservée aux pères; l'autre moitié est le lieu de prière des frères convers mais de hautes tribunes où les étrangers entendent la messe leur cachent le choeur. De l'autre côté de la chapelle se trouve la salle capitulaire ou se tient le conseil, où se donnent les instructions spirituelles ou autres et où les religieux confessent leurs fautes devant les autres moines. A côté de la salle capitulaire, le réfectoire : pour chaque moine une simple écuelle en fonte émaillée, une tasse et un couvert en bois. La cuisine jouxte le réfectoire; la viande, le poisson et les oeufs sont absolument exclus des menus. Au premier étage les dortoirs divisés en petites alcôves pour cent trappistes avec une couchette pour tout mobilier, puis l'infirmerie. La bibliothèque se compose d'ouvrages de religion mais on y remarque des vestiges romains (mosaïques, céramiques et monnaies trouvées dans la propriété). Dans le cabinet du père abbé, la table sur laquelle fut signée l'abdication du Dey qui, à Alger, représentait l'occupant turc.

A droite de l'abbaye une allée de cyprès qui abrite un chemin de croix conduit au cimetière. Au centre du cimetière, un petit édifice curieusement en forme de kouba abrite les restes du père François Régis, mort le 13 mai 1880.

A gauche de l'abbaye est la ferme proprement dite, grand carré de soixante mètres avec son important matériel. De plus il existe en dehors des bâtiments réservés aux religieux des ateliers tels que horlogerie, serrurerie, reliure, ferblanterie, laboratoire de photographie, des ateliers de forgeron, de menuisier et des tours pour travailler le bois : on y fabrique des perles de chapelet très dures d'un blanc opalin avec des graines de palmier dépouillées au moyen du tour à bois (en 1881, il en a été vendu 7000 kilogrammes).

Les pères ont également un pied-à-terre à Alger " le petit Staouéli ", signalé en 1875 dans une lettre du frère Gabriel du monastère Notre-Dame des Dombes: " Nous vous écrivons du petit Staoueli ... "

Il nous faut comprendre quelle fut, en un demi-siècle, l'oeuvre exemplaire de la colonisation des trappistes de Staouéli malgré les difficultés que leur imposait une administration souvent hostile mais avec l'aide du maréchal Bugeaud et du maréchal Soult.

Après 1850 le rayonnement de la trappe de Staouéli est certain. La plupart des généraux y ont été reçus. Si, dans l'Ain, Notre-Dame des Dombes a été fondée par Aiguebelle, c'est à la demande de l'évêque de Belley en 1863 qui connaissait la réussite des cisterciens en AIgérie; il y avait en effet beaucoup d'analogies entre les deux terroirs et dans la région de Notre-Dame des Dombes, il y avait 60 à 94 % des habitants atteints de paludisme (arch. DOM série A). A Staouéli, les moines avaient fait disparaître toutes les eaux stagnantes, foyer de développement des dysenteries et du paludisme. Ils avaient ensuite décelé les sources que le sol, supporté à une profondeur de trois à cinq mètres par une couche schisteuse, rendaient nombreuses. Leurs eaux ont été drainées et collectées; dans la cour de l'abbaye une source artificielle débitait en moyenne cent vingt litres à la minute. L'eau a permis de diversifier les cultures et les expériences de sélection des variétés ont servi à tous les agriculteurs : un seul exemple : un bordereau d'envoi (en 1848) des semences sélectionnées dans le jardin botanique de Staouéli qui contient cent sept variétés.

En 1904, lorsque les trappistes vendent la propriété à Lucien Borgeaud, le domaine comporte:

- 30 hectares de géranium rosat dont on tire 600 kilogrammes d'essence par an distillée par une douzaine d'alambics. La coupe du géranium se fait trois fois par an quand la plante a atteint son plus grand développement foliacé A Staouéli, les moines ont développé la distillation du géranium, source appréciable de revenus dans ce pays où un plant peut donner des coupes abondantes pendant dix ans.

- 348 hectares de vignes qui donnent, les bonnes années, plus de 16 000 hectolitres de vin. Un texte de 1882 énumère les divers plants sélectionnés : l'Espar ou Mourvèdre de Provence (vin coloré et de conserve), le Morastel (très rustique qui donne un vin plat), le Carignan (vin coloré de bonne qualité), l'Aramon (abondant mais qui craint le sirocco et les gelées de printemps) Pour le foulage, on ne sépare pas les différentes qualités. En vue d'expédition de primeurs on cultive aussi un peu de chasselas. Les caves (130 mètres de long sur 18 de large) construites en 1863, ont des murs très épais d'un calcaire extrait dans le domaine. Elles s'appuient au midi sur un repli de terrain qui atteint presque la hauteur des voûtes; elles sont ainsi peu soumises aux variations de températures

- des cultures maraîchères qui se vendent sur le marché, la patate douce (découverte par Christophe Colomb dans les îles subtropicales : Haïti et Saint-Domingue) que les moines avaient introduites en Algérie et qui suppléera à la pénurie de pommes de terre pendant la Seconde Guerre mondiale.

- 120 hectares de blé, une centaine de ruches et 1800 arbres fruitiers. Il faut y ajouter les prairies défrichées et les forêts plantées

L'oeuvre des moines domptant une nature hostile, modelant le paysage, est due à leur expérience d'agriculteurs acquise dans les monastères de France au cours des siècles. Ils répondaient ainsi aux souhaits de ceux qui avaient sollicité leur installation et de ceux qui les avaient aidés. Cette aide de l'état avait une contrepartie : entretien d'un verger d'état, plants expérimentaux, tests de cultures nouvelles (garance, mûrier, coton, etc.).

Si les petits colons dont les propriétés sont mitoyennes de la Trappe se sont élevés contre la concession en pleine propriété, nombre d'autres viennent demander conseils: les ateliers servent à tout le voisinage, l'harmonie règne entre les différentes catégories de travailleurs et les moines ont toujours été en paix avec l'ensemble de leur entourage. Lorsqu'en 1855 le village de Staouéli est créé ce sont les moines qui édifient l'église. Il est à remarquer d'ailleurs que lors de la visite régulière de 1875 le frère Gabriel de Notre-Dame des Dombes note " Nous sommes partis en voiture voir les églises bâties aux frais et par les soins du révérend père de Staouéli : elles sont très belles ".

Donc, les buts étaient atteints malgré les difficultés: les moines de Staouéli donnaient l'exemple par le travail, implantaient dans la population très melangée des colons l'exemple de religiosité qui pouvait les stabiliser. Comme les premiers colons avec lesquels ils s'étaient toujours bien entendus, ils avaient imprimé leur marque dans le paysage en drainant les eaux, comblant les ravins, plantant des arbres, installant la vigne, adaptant des espèces nouvelles dans les potagers. Ils avaient, dans le même temps, obtenu un grand succès d'estime dans la population autochtone. Le monastère est prospère ; la fille peut maintenant aider sa mère et c'est un prêt de un million de francs que Staouéli consent à Aiguebelle. Cependant, passées les années bien particulières de l'installation et de l'aménagement du domaine qui imposaient des dérogations a0ux règles monastiques ces exceptions ne sont plus admises quand la réussite arrive; la distance qui sépare la vie à Staouéli de la vie consacrée n'est plus, acceptée par les supérieurs de dom François Régis. La lettre citée plus haut de dom Bonaventure à dom François Régis est l'écho de la dualité de but sinon d'ambition entre les monastères de la métropole et celui d'Algérie. Dom François Régis d'abord envoyé en retraite à Aiguebelle est ensuite nommé procureur général de l'Ordre à Rome.

Dom Louis de Gonzague André, élu abbé en 1900, juge que le manque de recrutement local compromet l'avenir. Il craint également que son monastère ne soit menacé par les lois antireligieuses de 1901. Alors même que Mgr Oury obtenait du président du conseil que le domaine de Staouéli "ferme modèle", échapperait aux menaces gouvernementales, le domaine est vendu. Les moines partent alors à Manguzzano en Italie (un seul d'entre eux, le père Jérôme, restera en Algérie). Lorsque les Cisterciens reviennent en 1937, ils viennent de Yougoslavie et de France. Le révérend père dom Placide, abbé de Notre-Dame de la Délivrance à Rajhenbourg (en Slovénie) les dirige. Ils choisissent alors le site de Tibharine à 6 kilomètres au nord-ouest de Médéa et le vocable Notre-Dame de l'Atlas en référence à cette chaîne de montagnes qui traverse tout le Maghreb.

In l'Algérianiste n° 87 de septembre 1999

 

Vous souhaitez participer ?

La plupart de nos articles sont issus de notre Revue trimestrielle l'Algérianiste, cependant le Centre de Documentation des Français d'Algérie et le réseau des associations du Cercle algérianiste enrichit en permanence ce fonds grâce à vos Dons & Legs, réactions et participations.