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Le Vignoble Anarchique

Écrit par Paul Birebent. Associe a la categorie Histoire Agricole

Les "colons" des premières décades s'étaient heurtés à d'énormes difficultés dont la moindre n'était pas l'instabilité physique des généraux nommés aux Affaires et dont les conceptions de la colonisation étaient très nuancées de l'un à l'autre, sinon changeantes.

Les postes militaires se déplaçaient et les effectifs évoluaient au gré de la politique du moment : la révolte des Hadjoutes en 1839, celle des Kabyles en 1871; les appels à la "Jihad", la guerre sainte, d'émirs ou de cheikhs, se sentant soudainement investis d'une mission divine.

Les "colons" qui avaient résisté aux épidémies de 1848 et 1853, étaient, pour la plupart, ignorants des travaux agricoles, et grand nombre d'entre eux, malades, épuisés et ruinés, avaient rejoint les villes. Ceux qui avaient survécu étaient plus enclins aux "cultures l'industrielles" blé et élevage, peu exigeantes en main-d'oeuvre, qu'aux spéculations nouvelles, hasardeuses, recommandées ou imposées par une administration ni compétente, ni responsable.

Les irrégularités du climat aux longues périodes de sécheresse, la pluviométrie capricieuse, les vents brûlants et desséchants, les températures élevées à faible amplitude, les incursions périodiques et ravageuses des sauterelles, incitaient à la plus grande prudence culturale.

Les essais viticoles avaient été décevants. Faute d'outils lourds, l'enracinement restait superficiel et sensible aux aléas climatiques, les densités étaient trop élevées, le nombre de cépages divers sur une même petite parcelle défiait le bon sens. Les mauvais résultats obtenus par ailleurs en vinification et conservation des vins, faute de matériels efficaces et surtout de prophylaxie, avaient fortement limité l'extension des premières vignes.

Cependant d'autres facteurs étaient favorables au développement de la viticulture, dont progressivement les "colons", les nouveaux arrivés surtout, prenaient conscience : la douceur relative du climat hivernal, la pluviométrie limitée (400 mm sur l'Oranie - 700 mm dans les monts de Tlemcen - 750 mm sur la Mitidja et davantage vers la Kabylie), le caractère bref de ces précipitations, souvent violent, avec en contrepartie une absence presque totale d'humidité, et le long ensoleillement, tout au long de l'année viticole, qui permettait des maturités complètes, à l'abri de la plupart des maladies et particulièrement des plus néfastes d'arrière saison. Des terres d'alluvions, riches et profondes, des argiles schisteuses, des grès, des plateaux calcaires, permettaient d'envisager une grande diversité de terroirs.

Les zones basses, souvent impropres à la culture de la vigne, du fait d'un taux élevé de chlorures, faisaient remonter les vignobles vers les coteaux plus secs et mieux drainés.

La "loi de salut" de 1851, en libéralisant les échanges, allait permettre, avec la perspective nouvelle du profit, l'amélioration des conditions matérielles d'exploitation. Le crédit aidant, les "colons" renonçaient aux travaux superficiels des premières décades et s'équipaient en matériel lourd de dérochage, dessouchage et défoncement. On éclatait à la "cheddite", explosif agricole mis au point par un pharmacien militaire, la croûte calcaire de "tuf" épaisse et stérile, pour atteindre la terre fertile. On pratiquait cette technique dans le Sahel, le Dahra et nos plateaux caillouteux autour de Saint Cloud.

Le savoir faire des "colons" évoluait avec des hommes d'une nouvelle génération, acclimatés, conscients des premières erreurs, et l'arrivée de nouveaux immigrants venus de régions viticoles françaises comme l'Alsace et Languedoc.

La pacification du pays et de nouvelles lois foncières, dites de "francisation" en 1873, relançaient les transactions. Les premières mesures du fait de l'indivision et du manque de titres de propriétés, n'avaient eu qu'une portée limitée. Avec les nouvelles lois, les terres " arch" et "melk" étaient individualisées, et indigènes comme français pouvaient acheter ou vendre en toute sécurité.

Les acquisitions, les défrichements, allaient au-delà des postes militaires, et des fermes forteresses apparaissaient dans la campagne - cours fermées, entourées de hauts murs garnis de verre brisé, ouvertures barreaudées, tours de guet, constructions qui devaient, cent ans plus tard, s'avérer toujours efficaces.

La population indigène, lasse de la guerre, dépossédée des terres par les révoltes successives, et tentée par l'aliénation onéreuse, se rapprochait des centres de colonisation, fournissait de la main d'oeuvre, et trouvait sécurité, habitat et subsistance.

Le vignoble s'était peu développé jusqu'en 1860, l'attente de production pendant trois ans étant insupportable pour des agriculteurs sans beaucoup de ressources. Le vin, le "gros bleu", arrivait de France en fûts, ou d'Espagne en outres de peau. Il suffisait à l'administration qui tentait d'imposer des cultures exotiques, sans succès.

La Société des Agriculteurs d'Algérie, après les expériences réussies menées par Hardy au Jardin d'Essais d'Alger, avait émis un avis favorable à la culture de la vigne. Une ferme expérimentale était dans ce but fondée à Bir-Kadem près d'Alger, et à Oran, Du Pré de Saint Maur plantait un vignoble dans son domaine d'Arbal.

La vigne couvrait 414 hectares en 1855, 10.490 en 1865, et doublait dix ans plus tard.

Les résultats étaient pourtant décevants (densités, variétés peu adaptées, sécheresse, et surtout vinifications). Les futailles usagées étaient entreposées sous des hangars ou des écuries surchauffées, et les vins avaient "un goût étrange" qu'on leur a notamment trouvé à l'exposition de Londres de 1862, où quelques audacieux étaient allés les présenter.

La crise phylloxérique apparue en 1863 dans le vignoble français, révélait en quelques années l'essor et la vocation du vignoble algérien, qui exportait pour la première fois, bien modestement, 1254 hl en 1868. La production française devait rapidement chuter de 84 millions d'hectolitres en 1875 à 24 millions en 1877. L'administration d'Alger en saisissait l'opportunité et exhortait les "colons" à planter de la vigne. Elle demandait aux banques, en 1877, de consentir des crédits. La banque d'Algérie, le Crédit Foncier, le Crédit Lyonnais, se lançaient alors dans une concurrence effrénée avec des taux bénéfiques pour les viticulteurs. Le manque de fonds propres, la rareté et la cherté du crédit, souvent monopole d'usuriers, comme les faibles superficies disponibles, avaient jusque là limité les velléités de plantations.

Avec le crédit, des viticulteurs ruinés du midi affluaient dans la colonie, se plaçaient comme ouvriers agricoles et apportaient avec eux un savoir faire ancestral. L'Espagne envoyait des "cuadrillas" d'ouvriers qui parcouraient le pays. On leur confiait la préparation du sol, débroussaillage, épierrage, labours et plantations. Durs à la peine, résistants, ils vivaient au gré des situations, sous la tente, comme des nomades, pendant plusieurs mois avant de repartir au pays ou de s'installer à demeure. Tout cela faisait que la vigne s'étendait de plus en plus loin, précédait le tracé des routes et la fondation des villages, créait des emplois sédentaires, lançait l'économie.

La viticulture devenait capitaliste. Pour rembourser les prêts de plus en plus élevés, on recherchait les rendements. La spéculation devenait ordinaire. Le vin devait être exporté vers les grands ports de la côte. Il était tributaire des charrois attelés - le fameux "roulage" -, des voies ferrées limitées et aux gabarits différents d'une ligne à l'autre, des goélettes et des vents contraires, des petits ports vers les grands. Des armateurs, des courtiers, des transporteurs, des négociants s'installaient, qui, en quelques années devaient transformer toute l'économie du pays et la rendre florissante.

De 20.044 ha en 1875, le vignoble passait à 70.886 ha en 1885.

C'est alors qu'à son tour l'Algérie découvrait le phylloxera dans le Constantinois. Pour tenter de limiter l'extension de la maladie, les vignes atteintes étaient arrachées et brûlées, mais comme en France, rien n'y faisait, et le dépérissement s'amplifiait. L'Algérie connaissait alors, de 1885 à 1887 sa première grande crise, qui allait être suivie, comme en France, de beaucoup d'autres. C'était, encore cette fois, l'effondrement dramatique des cours du vin dû à la concurrence nouvelle de l'Espagne et de l'Italie, mais surtout à la renaissance du vignoble méridional après sa crise phylloxérique.

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