La misérable condition des Israélites dans la Régence turque d'Alger
Les plus anciens habitants Israélites du Maghreb central étaient probablement des Juifs « berbères » dont l'existence est attestée par les historiens arabes, Ibn Khaldoun notamment, qui cite la célèbre Kahéna, prêtresse ou devineresse et reine de la puissante tribu des Djeraoua de l'Aurès. Ces Israélites paraissent s'être réfugiés en Afrique du Nord après la ruine de la Judée par l'empereur Vespasien. L'importance numérique de cette population sémite nous échappe aujourd'hui, mais il semble qu'elle n'était pas très grande. Sans doute se constitua-t-elle au hasard des courants migratoires ou des mouvements commerciaux et, souvent aussi, découlant de persécutions subies sur le pourtour méditerranéen. C'est ainsi que, vers la fin du Moyen Age, Alger vit affluer un grand nombre de Juifs européens. Selon de Tassy, ces immigrants venaient d'Italie, des Pays-Bas, de France, d'Angleterre et d'Espagne. En provenance de ce dernier pays, des Juifs mayorquins étaient déjà arrivés à Alger vers 1287, mais la plupart de ces transfuges n'y parvinrent qu'après les grandes persécutions espagnoles de 1391 à 1492. Longtemps à Alger, on distingua parmi la population israélite, ces nouveaux venus et leurs descendants, au port de leur ancienne coiffure européenne, alors que les Juifs « indigènes » arboraient le turban, distinction qui s'abolit progressivement au cours des siècles suivants. Jusqu'au Moyen Age, les Israélites dits « indigènes » étaient aussi ignorants et superstitieux que pauvres, mais leur état se transforma avec l'arrivée de leurs coreligionnaires en provenance de l'île de Majorque et de la péninsule ibérique. Car, si les nouveaux venus apportaient peu de richesse avec eux, les circonstances de leur départ forcé les laissant en général dénués de tout, ils représentaient néanmoins une grande somme d'intelligence, d'énergie et une culture bien supérieure à celle des indigènes. Les nouveaux venus réorganisèrent notamment la vie religieuse de la communauté et l'enseignement de la Loi. Longtemps cependant ces expulsés de l'Espagne inquisitoriale manifestèrent un vif ressentiment contre ce pays. C'est ainsi qu'ils commémoraient par deux grandes fêtes le double échec des Espagnols devant Alger : celui de Charles-Quint en 1541 (et le sort de leurs coreligionnaires de Tunis, après la prise de cette ville par les Ibériques, en 1535, leur avait donné une idée de ce qu'ils pouvaient attendre d'un succès espagnol) et celui du général O'Reilly, en 1775.
Alger, XIXe siècle :
Dame juive de la bonne société
(Collection G Duboucher)
Si au 12e siècle, les premières populations juives du Maghreb central avaient connu des vicissitudes avec ces tenants d'un Islam pur et dur que furent déjà les Almohades : massacres, destruction de cités, conversion forcée à la religion mahométane, leur existence s'adoucit aux XIVe et XVe siècles et redevint plus calme. L'émigration juive venue d'Espagne ne fut pas trop mal accueillie par les musulmans qui leur accordèrent tous les privilèges dont ils avaient joui dans l'empire des Maures ibériques. Ils obtinrent même le droit de fabriquer du vin dont ils ne se privaient pas comme les musulmans et une eau-de-vie qu'ils préparaient avec des figues, des raisins secs et des dattes. Ils avaient le droit de pratiquer librement leur religion et ne pouvaient être réduits en esclavage. Leur état était celui de « protégés » ou dhimi, la dhima étant une sorte de contrat régissant tous les gens du Livre qui ne sont pas musulmans. Toutes les conditions leur garantissant ces droits furent consignées sur un parchemin que, paraît-il, les rabbins d'Alger ont longtemps conservé dans leurs archives.
Juif d'Alger au XVIIe siècle
Gravure de Weigland
(Collection Georges Bosc)
Mais au fur et à mesure que les Turcs, arrivés à Alger vers 1516, consolidaient leur pouvoir, surtout après la chute du Penon, en 1529, leur despotisme s'étendit bientôt sur toutes les populations, de quelque religion qu'elles fussent, et s'appesantit particulièrement sur les Juifs, et le malheureux peuple d'Israël redevint encore esclave. Peu à peu, ils subiront de multiples atteintes à leurs libertés déjà précaires et l'infériorité de leur condition se matérialisera par de nombreux interdits, vexations et avanies qu'ils devront supporter sans
la moindre réaction de rejet. Il en sera ainsi durant trois siècles, avec toutefois de courtes périodes d'accalmie, jusqu'à l'arrivée des Français, en 1830. Les restrictions imposées à leurs droits de citoyen visaient d'abord leur habillement : ils ne devaient porter que des couleurs sombres et, en particulier, il leur était interdit, d'une manière absolue, d'arborer le vert, couleur réservée aux descendants du Prophète, ainsi que le rouge et le blanc, teintes du drapeau turc. Il ne leur restait donc que le choix entre le noir, et le brun, le gris, le bleu foncé et surtout le violet, couleur abhorrée des musulmans. Les broderies, rubans et passementeries diverses leur étaient interdits en territoire musulman, mais ils se rattrapaient, entre eux, les jours de fête, dans leurs quartiers réservés. Leurs vêtements devaient être très amples, avec des manches démesurées. Leurs chaussures consistaient obligatoirement en pantoufles plus courtes que le pied afin que le talon soit en contact permanent avec le sol. Ils n'avaient pas le droit de porter des armes, fussent-elles simplement d'ap^ parât, ni même le moindre bâton, ni de monter à cheval, animal noble et réservé aux seuls musulmans. Ils ne pouvaient posséder que des mulets ou des ânes qu'ils devaient monter dépourvus de selles. Passant devant une mosquée ou une école coranique dont la porte était ouverte, ils devaient, après s'être déchaussés, détourner la tête, afin de ne pas regarder les fidèles en prière. Il leur était interdit de paraître sur les terrasses l'après-midi, de sortir de nuit avec une lanterne, seul le port d'une chandelle leur était autorisé, ce qui, nous dit un chroniqueur, était prétexte à rossées de la part des Turcs et des Maures, car la flamme du lumignon résistait rarement au plus léger courant d'air. Certains lieux publics comme certains quartiers leur étaient interdits : ils ne pouvaient entrer dans un café ni dans un hammam, ils étaient tenus d'avoir leurs propres bains. Les marchands ambulants juifs ne devaient jamais entrer dans une maison musulmane, même pas frapper à la porte. Ils ne pouvaient habiter que les quartiers de la basse ville qui leur étaient assignés et n'avaient pas le droit de posséder des chats. Lorsqu'un juif croisait un musulman dans la rue, il devait lui céder la droite et passer sur sa gauche, en signe de soumission et de respect ; il ne pouvait s'approcher d'une fontaine devant laquelle se trouvait déjà un musulman et devait céder son tour à celui qui arrivait après lui. Les juifs ne pouvaient sortir de la ville sans demander la permission que le mercredi ou le samedi. Ce dernier jour étant celui du Sabbat, ils ne pouvaient donc voyager qu'à pied. Dans les rues, il devaient recevoir, sans protester, les coups que les Turcs et, souvent les Maures, s'amusaient à leur distribuer, car tout juif qui levait la main sur un musulman était condamné à l'amputation de celle-ci. Les femmes musulmanes découvraient devant eux leur visage comme devant des esclaves. Les Israélites ayant pris des libertés avec toutes ces contraintes, le dey, en 1788, fit arrêter tous les déroga-taires dans la rue et amendes et bastonnades sur la plante des pieds plurent sur eux ponctuellement.
Vexations, brutalités : le lot quotidien
Etroitement surveillés dans la rue, les juifs n'étaient pas plus en sécurité chez eux : « Les janissaires entraient dans les maisons des Israélites, comme du reste dans celles de Maures de la campagne, buvaient, mangeaient, courtisaient les femmes et prenaient tout ce qui leur faisait plaisir sans que le mari osât rien dire : il s'estimait fort heureux à la fin s'il n'avait reçu quelques coups de yatagan », nous dit P. Rozet. Les janissaires revenaient-ils d'une expédition heureuse ? Les hommes en goguette échouaient immanquablement dans le quartier juif qu'ils bouleversaient à leur guise et il en allait de même lorsqu'ils revenaient d'une expédition malheureuse. Coléreux, ces jours-là, ils enfonçaient les portes, pillant les demeures, violant les femmes, sans qu'il soit question pour les pères et les maris de protéger celles-ci, ni même de réclamer, ultérieurement, réparation des autorités. Ils ne devaient pas opposer de résistance à un musulman qui avait toujours raison contre eux devant les tribunaux. Le seul soupçon d'un affront contre la religion musulmane suffisait pour faire exécuter un juif. La moindre critique contre le dey ou le beylick, ou même le soupçon d'un crime, lui valait une bastonnade sur la plante des pieds de 30 à 500 coups selon la nature du délit. L'accusation de trahison ou la moindre faute à Ken-contre de l'autorité gouvernementale le faisait brûler vif devant la poterne de Bab el Oued, « à moins qu'il ne pût payer une grosse somme d'argent pour racheter sa vie », rapporte Rozet. De Tassy raconte que les juifs étaient même brûlés pour une banqueroute, soit-disant frauduleuse, du moins quand le créancier était un musulman, mais souvent la punition se transformait en peine d'esclavage. Devant un tribunal musulman, la parole du juif était considérée comme nulle si un croyant en niait la véracité. Ajoutons qu'ils devaient déposer une caution pour leur retour s'ils voulaient quitter le pays.
Les corvées exceptionnelles incombaient tout naturellement aux israélites. C'est ainsi qu'en 1815, une nuée de sauterelles s'étant abattues sur Alger, le dey réquisitionna plusieurs centaines de juifs pour protéger ses jardins et, durant trois jours et trois nuits, ces hommes s'efforcèrent d'éloigner les insectes ravageurs à grand renfort de cris et de tam-tam. Ils devaient aussi ensevelir les condamnés à mort, porter sur leurs épaules les Turcs ou les Maures débarquant en eaux basses. Le dey avait droit à toutes les peaux des bêtes abattues par les Israélites et ceux-ci étaient tenus de nourrir tous les animaux de ses ménageries. On les accablait d'impôts : en sus des taxes habituelles, la communauté Israélite devait acquitter un impôt spécifique très élevé. Les commerçants juifs avaient à payer des droits de douane deux fois supérieurs à ceux que payaient les commerçants maures ou même chrétiens et les contributions exceptionnelles pleu-vaient continuellement sur eux. Comme ils devaient aussi payer une capitation au beylick, et la somme de cette capitation étant proportionnelle au nombre des membres de leur communauté, ils cherchaient à dissimuler ce nombre et, pour ce faire vivaient entassés dans les quartiers de la Marine et de Bab Azoun qui leur étaient assignés. L'auteur le plus ancien, Haedo, nous dit qu'au commencement du XVIIe siècle il y avait 150 maisons juives pour abriter 8 000 âmes environ. Dans ce nombre restreint d'habitations, on comptait jusqu'à douze familles vivant chacune dans une seule pièce. Souvent le choléra et la peste venaient vider ces misérables taudis, notamment la terrible épidémie de peste de 1817 qui a laissé des traces nombreuses dans les inscriptions des pierres tumulaires de l'époque. Dans les rues de ces quartiers juifs, se pressait continuellement une foule compacte comme dans une fourmilière, de sorte qu'on ne pouvait circuler dans ces voies étroites sans être à chaque instant bousculé par les passants, les ânes, les mulets ou les chameaux.
Organisation sociale
A Alger, la communauté juive était dirigée par un muqaddam nommé par le dey et il était généralement choisi parmi les riches négociants qui avaient su entrer dans sa faveur en lui rendant divers services. C'était ce « chef de la nation juive » qui, tous les ans, remettait au beylick, avec les plus grands signes de soumission, la somme des taxes et impôts collectés auprès de ses administrés, selon leur état de fortune. Au XVIIIe siècle et au début du XIXe , ces muqaddam étaient recrutés parmi les juifs « livournais », un troisième groupe qui avait immigré à Alger pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, venant d'Italie, et principalement de Livourne, ville qui, de tout temps, avait commercé avec les états barbaresques. Ces derniers venus prirent rapidement la tête de la communauté juive tout en formant un groupe à part, doté d'un statut personnel particulier. Echappant aux brimades qui frappaient les juifs indigènes, ils jouèrent très vite un rôle prépondérant dans le commerce extérieur de la Régence. Les Bacri-Busnach faisaient partie de ce groupe privilégié. Cependant leur ascension trop rapide suscita souvent des réactions de jalousie parmi les Turcs et les Maures, réactions dont souffriront chaque fois leurs coreligionnaires moins fortunés. Ces juifs indigènes étaient, dans les temps troubles, les premières victimes. Les deys, pour apaiser la colère des janissaires mécontents, leur permettaient de saccager le quartier juif et de frapper ses habitants à leur gré. Quand un dey mourait, les juifs demeuraient dans une peur mortelle jusqu'à l'élection du nouveau Pacha, car aucune autorité ne les protégeait contre le pire. Ils étaient dans la joie quand le nouveau dey était enfin proclamé. En 1805, un terrible pogrom fut provoqué par une grande famine qui sévissait alors dans la Régence et dont les musulmans rendirent responsables les Israélites, notamment le richissime Busnach qui contrôlait les marchés du blé. La mort du négociant, tué par un janissaire, fut le signal d'une révolte générale contre les juifs que le dey Mustapha ne put endiguer. Plus d'une centaine d'israélites furent assassinés, leurs maisons pillées, leurs femmes et filles violées, leurs synagogues profanées. Après trois jours d'émeute, le dey Mustapha bannit les juifs les plus influents, presque tous livournais et trois cents familles durent quitter la ville, événement qui appauvrit considérablement la communauté Israélite d'Alger, laquelle restera néanmoins soumise à des mesures discriminatoires encore plus rigoureuses. Le consul des Etats-Unis Shaler, en poste à Alger de 1820 à 1830, écrira : « A Alger, les juifs ont à souffrir d'une affreuse oppression... Le cours de leur vie n'est qu'un mélange affreux de bassesses, d'oppressions et d'outrages... Je crois qu'aujourd'hui les juifs d'Alger sont peut-être les restes les plus malheureux d'Israël. » Et Renaudot, au même moment : « La Régence... les laisse traiter par le peuple comme les plus vils des animaux ».
Rabbin de Constantine.
Portrait par Roger Irriéra
La masse de la communauté menait le plus souvent une existence misérable bien qu'étant un élément indispensable à l'économie locale. La plupart d'entre les juifs étaient occupés dans l'artisanat ou dans le commerce : tailleurs, couturiers, brodeurs, notamment sur soie et sur velours, ferblantiers, vitriers, chaudronniers, corailleurs. Toute l'industrie de l'or et de l'argent était entre leurs mains. Ils frappaient la monnaie pour le dey et les employés de Dâr es-Sekka (Hôtel des monnaies) étaient tous juifs. Ils faisaient le commerce du plus grand au plus petit. Les pauvres étaient des brocanteurs qui circulaient dans les rues chargés de leurs marchandises : mousselines, étoffes, etc., et aussi une grande variété de pâtisseries qui étaient vendues par les femmes et les enfants. Ils servaient d'intermédiaires entre les Maures, surtout ceux des campagnes, et les Turcs dans leurs menues emplettes. D'autres circulaient à l'intérieur du pays pour y échanger les produits indigènes contre des produits importés. Beaucoup d'entre eux tenaient des boutiques où ils vendaient toutes sortes de marchandises au détail, boutiques toutes aussi misérables. Cette activité fébrile des juifs qui contrastait avec la paresse des Maures ne laissait pas de surprendre les observateurs étrangers. A tel point que la communauté, après chaque mauvais coup du sort, s'enrichissait de nouveau, progressivement, et retrouvait vite son influence. Mais chaque fois que la conjoncture s'améliorait, la réaction jalouse des musulmans entraînait un redoublement d'avanies, des confiscations, souvent des tueries, des pillages, et tout était à reprendre. En 1830, la communauté Israélite d'Alger vit éclater la guerre entre la France et les Turcs, leurs tortionnaires, sans trop de craintes. Mais le 29 juillet, alors que les Français approchaient d'Alger, le dey, qui la rendait responsable de ce qui arrivait, expulsa tous les juifs, hommes, femmes, enfants hors des murs de la ville, espérant bien que les roumis les massacreraient. Il y eut en effet quelques victimes parmi cette misérable population fuyant sur les pentes du mont Bou Zaréa, les troupes françaises se méprenant sur l'identité de ces gens qui se terraient dans les broussailles. Le 5 juillet cependant la communauté regagnait ses pénates, sur les talons des troupiers français, en manifestant une joie folle : effectivement, une ère nouvelle et pacifique venait de s'ouvrir pour elle sous les plis du drapeau fleurdelysé.
Gaston PALISSER
Principales sources bibliographiques
Renaudot : Tableau du royaume de la ville d'Alger. Paris, Mongie, 1830.
Shaler W. : Esquisse de l'Etat d'Alger. Paris, Ladvocat, 1830.
Juchereau de Saint Denys : Considérations sur la Régence d'Alger. Paris, 1831.
Rozet P. : Voyage dans la Régence d'Alger. Paris, Arthus, 1833.
Klein H. : Les Feuillets d'EI Djezaïr. Alger, Chaix, 1910-1920.
Gsell S., Marçais G., Yver G. : Histoire d'Algérie, 1927.
Lesprôs R. : Alger. Paris, Alcan, 1930.
Maïnz E. : Les Juifs d'Alger sous la domination turque. Paris, Geuthner, 1952.
Boyer P. : Alger à la veille de l'intervention française. Paris, Hachette, 1963.
Ayoun R. et Cohen B. : Les Juifs d'Algérie, deux mille ans d'histoire. Paris, Lattes, 1982.
In « l’Algérianiste » n° 53