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La vie économique en Afrique du nord aux IIe et IIIe siècles après J.-C.

Écrit par Jeanine Gare-Depaule. Associe a la categorie Antiquité

L'INDUSTRIE ET L'ARTISANAT

Nous avons déjà évoqué la fabrication de l'huile. Sa production a pu être géographiquement établie grâce aux multiples ruines de pressoirs.

Parfois de véritables usines permettaient d'exploiter la production des grandes plantations. C'était le cas de Brisgane, dont nous avons déjà parlé, et aussi de l'huilerie de Kherbet Agoub, près de Sétif, où vingt et un pressoirs fonctionnaient en même temps.

L'huile jouait un grand rôle dans la vie du Méditerranéen. Elle était utilisée pour la cuisine, servait aussi de combustible pour l'éclairage. Elle entrait également dans la fabrication des produits de toilette.

 


Tébessa - Huilerie de Brisgame

 

Deux facteurs ont encouragé cette production.

Tout d'abord les besoins de l'Empire étaient immenses et certaines provinces ne produisaient pas d'huile du tout.

D'autre part les agriculteurs italiens défendaient leurs privilèges et, sous leur pression, les empereurs ont longtemps essayé de limiter la culture des oliviers et celle de la vigne dans les provinces ; mais la crise économique dont souffrait l'Italie à cette époque a, peu à peu, renversé la situation. Les productions agricoles étaient devenues insuffisantes, et les empereurs n'arrivaient pas, malgré certaines mesures, à enrayer le mouvement. A partir de l'empereur Nerva, pour la première fois, sont arrivés au pouvoir des empereurs d'origine provinciale. Les provinces d'Espagne et d'Afrique ont alors bénéficié de leur attitude bienveillante.

Cette tendance s'est accentuée, tout d'abord sous Commode, qui aimait s'entourer d'Africains, puis sous les Sévères, avec l'accession au trône d'un Africain de Lepcis Magna, Septime Sévère.

Il fit bénéficier ses compatriotes producteurs d'huile d'exemptions fiscales,ce qui entraîna une production accrue.

Cette industrie procura de grandes richesses aux régions qui possédaient des oliveraies. C'est grâce à elle que put être bâti le splendide amphithéâtre d'El Jem.

Elle leur procura aussi une grande puissance. Ainsi Maximin le Thrace perdit le pouvoir à Rome pour avoir voulu rétablir en Afrique le paiement des taxes sur l'huile.

Cette huile africaine était pourtant critiquée. Au début du IIème siècle, Juvenal n'en appréciait ni l'odeur ni le goût : "... le chou blafard qu'on t'apporte, pauvre homme, pue l'huile de lampe : c'est que l'huile qu'on met dans vos saucières est de celles qu'amènent les descendants de Micipsa dans leurs barques en roseau à proue aiguë. Comme Boocar s'en sert, personne à Rome ne veut se baigner en même temps que lui et elle immunise même contre les morsures de serpents noirs ".

Peut-être fut-elle raffinée par la suite ou on la réserva à l'éclairage et à la fabrication des produits de toilette, à moins que, tout simplement, les Romains se soient habitués à son odeur. Toujours est-il que les quantités produites augmentèrent considérablement au fil des années.

L'oléiculture tenait une telle place en Afrique qu'elle domina le commerce et l'artisanat, entraînant une série d'activités annexes, en particulier une véritable industrie de la céramique.

Pendant longtemps, bien avant l'arrivée des Romains, on avait fabriqué sur place des céramiques grossières pour l'usage domestique.

Cette fabrication a été poursuivie à l'époque romaine, mais on faisait venir d'Italie les céramiques de luxe. Plus tard, le marché fut envahi par les productions gauloises, puis lorraines et rhénanes. Les archéologues en ont retrouvé de nombreux vestiges dans les deux Maurétanies.

Les besoins en objets de terre cuite étaient très importants. On les utilisait dans la construction sous forme de tuiles et de briques. Les vases de toutes sortes servaient aux usages domestiques et ils étaient utilisés dans l'agriculture et l'industrie. Tous les emballages étaient en terre ; que ce soient les "dolia", très grandes amphores destinées à contenir le blé, le vin ou l'huile, ou les amphores plus petites qui permettaient soit leur conservation soit leur transport. Enfin, pour l'éclairage, il fallait des lampes, et, peu à peu, leur production est venue se juxtaposer à celle de l'huile.

Au début du IIème siècle, d'importantes fabriques de lampes ont commencé à apparaître, notamment à Hadrumète. Leurs propriétaires, Domitius et Novius Justus, ont trouvé des débouchés non seulement en Afrique mais aussi en Sicile, en Sardaigne et même en Italie. Ils fabriquaient également de petites statuettes destinées à être placées dans les chapelles et dans les tombes.

Dans le courant du IIème siècle, les ateliers africains ont augmenté en nombre et en importance. De grandes familles ajoutaient aux bénéfices de leurs domaines ceux d'officines dispersées dans les principales villes.

 


Madaure - Huilerie

 

A ce moment s'est développée dans toute la Méditerranée occidentale la production d'une céramique orange clair qui a fait concurrence à la céramique rouge brique de la Gaule Septentrionale.

Certains de ces centres de fabrication se trouvaient sans doute en Espagne. D'autres s'établirent bientôt en Afrique même, à El Aouja et à Hadjel el Ajoun, dans la steppe kairouannaise.

Les propriétaires de cette région avaient peu de ressources agricoles. Mais leurs terres étaient entourées par les grandes oliveraies de Thysdrus et de Sufetula et par la fertile vallée d'Ousseltia. Ils profitèrent donc de la riche production des terres voisines pour compléter la leur par les bénéfices de la vente des céramiques.

On a retrouvé, venant de leurs ateliers, des lampes décorées, des vases à verser dont la panse a la forme d'une tête humaine, des petites amphores décorées en relief.

Ainsi, peu à peu, les importations de céramique disparurent d'Afrique.

Une autre industrie a eu une certaine importance, il s'agit de la production textile.

Les ouvriers qui travaillaient dans ce domaine étaient nombreux. Les tissus précieux, en particulier les étoffes de pourpre, atteignaient des prix très élevés.

Cet artisanat était lié à la production de la pourpre, colorant tiré d'un coquillage, le murex. Il avait fait la richesse de Heninx, dans l'île de Djerba, et de Chullu, en Numidie. Juba II en avait développé l'exploitation dans son royaume.

Une autre activité, dérivée de la pêche, semble s'être développée en Afrique Proconsulaire et sur la côte atlantique de la Maurétanie Tingitane. Les poissons, en particulier le thon, étaient salés dans des installations situées près de la mer.

A Cotta, à proximité de Tanger, on a trouvé une petite usine de salaison de poissons. Les ouvriers y préparaient, en même temps que du thon salé, du "garum". Ce condiment, dérivé du jus de poisson, était très apprécié dans le monde romain. On en fabriquait tout autour de la Méditerranée.

Il est possible que la pêche des thons ait été complétée par la récolte des "murex". En effet, le thon se pêchait au printemps, le murex en automne et en hiver.

La préparation du poisson nécessitait de grosses quantités de sel ; aussi, quand cela était possible, on exploitait des salines à proximité des usines de salaison.

Certains artisans travaillaient le cuir, comme en témoignent les tanneries retrouvées à Tipasa.

L'industrie du bâtiment a été très florissante et a sans doute employé beaucoup de monde. Nous n'avons guère retrouvé les noms des architectes ou artisans qui ont réalisé les bâtiments splendides dont nous voyons aujourd'hui encore les vestiges. Pour les construire, des carrières de pierre et de marbre étaient exploitées. Le marbre de Numidie, très réputé, était exporté en Italie.

Le bois de nombreuses forêts était lui aussi utilisé dans la construction et dans la fabrication du mobilier. Les archéologues ont retrouvé la trace d'une confrérie de "dendrophores", charpentiers voués à Cybèle.

Le bois de thuya, recherché pour l'ébénisterie, était exporté vers l'Italie.

Quelques forgerons et quelques orfèvres travaillaient le métal. Mais il y avait peu de mines. On peut toutefois signaler la mine de cuivre de Cartennae.

Ces marchandises, auxquelles venaient s'ajouter les éléphants, l'or, l'ivoire et les esclaves venus d'Afrique noire, étaient acheminées jusqu'à la côte. Là, on les embarquait en direction de Rome.

Le commerce

LE COMMERCE INTÉRIEUR.

Il se faisait grâce au réseau routier dont nous avons parlé plus haut. Ces routes avaient pour but d'acheminer les troupes et le tribut ; elles servaient aussi à la poste militaire. Mais les marchands et les voyageurs pouvaient également en profiter.

Les véhicules manquaient certainement de confort. Apulée se plaint des inconvénients des voitures : "... gêne des bagages, lourdeur des voitures, lenteur des routes...", il fallait aussi sans doute y ajouter le chaos, la poussière, les ornières ou la boue.

En échange des facilités de circulation que leur offraient les routes, les marchands n'étaient astreints qu'au paiement de taxes relativement modestes, qui s'ajoutaient à celles payées sur les ventes.

A partir de Marc-Aurèle un système de perception directe des impôts fut institué. Chaque province formait une circonscription ; pour passer de l'une à l'autre il fallait payer une taxe sur les marchandises.

Le tarif douanier pratiqué en l'an 202 au poste de Zarai, à la frontière de la Maurétanie Césarienne et de la Maurétanie Tingitane, a été retrouvé. II s'agit d'un document capital. II indique les prix pratiqués alors et la nature des échanges commerciaux entre les provinces occidentales et orientales de la Berbérie.

Les articles énumérés sont les esclaves, le bétail, les peaux, les textiles, le vin, le garum, les figues sèches, les dattes, la glu et les éponges. Le blé et l'huile ne figurent pas sur le document.

Les droits payés n'étaient guère élevés. Ils se montaient à 3 pour 1000 sur les esclaves, à 3 pour 800 pour le bétail, à 2 pour 100 sur les textiles et à 2 et demi pour 100 sur les denrées alimentaires.

Par contre, les réquisitions et les charges imposées aux cités pour le service de la poste impériale étaient beaucoup plus lourdes.

Ce service transmettait les instructions gouvernementales aux autorités locales et provinciales, ramenait leurs rapports à Rome, assurait le voyage des fonctionnaires et acheminait les denrées levées au titre de tribut.

Il possédait partout des relais et des greniers ; il employait, outre les courriers, de véritables unités militaires.

L'Afrique du Nord était aussi en rapport avec le Grand Sud. A l'époque des Sévères, un détachement légionnaire occupait en permanence Ghadamès.

Une partie des figures de chars et de chevaux, gravées ou peintes sur les parois rocheuses des montagnes du Tassili des Adjers et du Hoggar, datent de cette époque.

Un trafic actif se faisait par des itinéraires conduisant de la Tripolitaine au Niger. L'Afrique noire fournissait des esclaves, de l'or, de l'ivoire, des plumes d'autruches et des bêtes fauves. Au Sahara, on récoltait des pierres précieuses, émeraudes ou escarboucles. En échange, les Romains laissaient aux habitants de ces pays du vin, des objets de métal, des verreries et des perles d'émail.

Une fois toutes ces marchandises rassemblées dans les ports de la côte, il fallait les transporter par voie d'eau.

LE COMMERCE MARITIME.

Il a connu, à cette époque, une intense activité. La plupart des sites portuaires avaient déjà été utilisés par les navigateurs carthaginois ; mais ces derniers se contentaient de trouver un endroit abrité et tiraient leurs bateaux sur la grève.

Les Romains, reprenant les techniques grecques, ont aménagé des rades en eau profonde et les ont protégées par des môles.

Les inventions du phare et du sémaphore ont donné une plus grande sécurité aux navires qui ont pu, ainsi, accroître leur tonnage. La navigation africaine a bénéficié d'une gros effort portuaire qui, commencé au milieu du 1er siècle, s'est poursuivi jusqu'au milieu du IIIême.

A Carthage et à Hadrumète, on a conservé les vieux "cothons" puniques. Il s'agissait de bassins creusés à l'intérieur de la côte et reliés à la mer par des canaux. Les Romains se sont contentés de construire à côté des magasins et des entrepôts.Le mouillage de Lepcis Magna fut transformé en un port de haute mer grâce à des travaux grandioses commencés sous Néron et poursuivis par Septime Sévère. Pour éviter l'ensablement, les architectes ont dû détourner un oued. Les îlots rocheux, qui avaient fourni les premiers abris contre le vent, ont été reliés à la côte par de grand môles ; on y a construit des magasins, des portiques et des temples.

Chaque port recevait des aménagements plus ou moins importants, selon ses besoins. Le port d'Utique conserva une activité importante au-delà même du IIIème siècle. Thabraca servait de débouché aux carrières de marbre de Simitthu.

Le port le plus important de Numidie était Hippo Regius. II était relayé par Tuniza, Chullu et Rusicade.

 


Navire de commerce (mosaïque des Thermes de Tébessa).

 

En Maurétanie, Igilgili, Saldae et Mulsuvium étaient éclipsés par Iol Cesarea dont le port actuel garde encore une partie des jetées romaines.

A Tipasa, on avait aménagé un bassin artificiel devant la colline de Sainte-Salsa. Les ports de l'Ouest, Gunugu, Cartennae, Portus Magnus, Portus Divini et les ports de la Tingitane gardaient leurs relations traditionnelles avec l'Espagne. Là encore, l'aménagement des ports avait été réalisé pour l'acheminement du tribut annonaire, mais il a profité à tout le commerce nord-africain.

Il a fallu également aménager, en Italie, un port proche de Rome, et qui soit capable d'accueillir toutes ces marchandises.

Les Romains ont donc créé le port d'Ostie, vaste ensemble qui a fini par constituer une véritable ville. On a pu identifier, grâce à des mosaïques, neuf compagnies de navigation africaines qui y avaient leurs bureaux.

Ces "naviculaires" étaient soumis au contrôle de l'Etat et considérés comme s'acquittant d'un service public. Ils bénéficiaient d'un ensemble de privilèges fiscaux et percevaient un pourcentage sur le blé transporté. Ces mesures favorables ont eu pour effet d'accroître considérablement le commerce maritime.

L'essentiel du commerce africain se faisait avec l'Italie.

Il semble qu'il y ait eu des relations étroites entre les propriétaires terriens et les armateurs. Les capitaux nécessaires étaient très importants. Les armateurs plaçaient une partie de leurs bénéfices dans l'achat de terres et, à l'inverse, les propriétaires terriens essayaient d'augmenter leurs bénéfices par des investissements dans la flotte de commerce. C'est ce qui explique le grand nombre de mosaïques marines trouvées dans les demeures, même loin de la côte. En plus de leur aspect décoratif, elles ont pu avoir un rôle sacré de remerciement aux dieux marins, sources de tant de richesses.

Une de ces mosaïques, découverte à Althiburos, en Afrique Proconsulaire, peut être exécutée sous les derniers Sévères, présente toute une variété de navires, bateaux de guerre, de commerce ou simples barques de pêche.

Les vaisseaux étaient peu maniables ; ils étaient mus par des voiles carrées et dirigés à la godille. On n'embarquait pas l'hiver, sauf nécessité impérieuse. Les traversées pouvaient durer plusieurs mois. Seuls les bateaux reliant Carthage ou Utique à Ostie choisissaient un itinéraire direct. Les autres faisaient du cabotage le long des côtes de l'Afrique, de l'Espagne et de la Gaule, avant de gagner les ports italiens.

Les gros vaisseaux pouvaient jauger 10 000 amphores, soit à peu près 250 tonnes de charge utile.

Les naufrages étaient relativement fréquents. Les épaves explorées donnent toutes sortes de renseignements précieux sur la fabrication et le chargement des navires, parfois même sur les conditions de vie à bord.

Ces bateaux arrivaient à transporter des charges très considérables ; les colonnes monolithes des Thermes d'Antonin, qui pesaient plus de 75 tonnes chacune, ont été amenées par mer de Corse ou de Sardaigne.

Le commerce maritime le plus fructueux concernait l'huile et les textiles.

LES MARCHÉS ET LES BOUTIQUES

Le commerce intérieur procurait moins de bénéfices, mais il était, lui aussi, très florissant.

Les marchands formaient une partie importante de la bourgeoisie municipale.

 


Djemila - Marché de Cosinus. Vue d'ensemble.

 

Des marchés hebdomadaires permettaient aux paysans d'écouler leurs produits, aux nomades de vendre leurs bêtes. Ces marchés ruraux, les "nundines", se tenaient dans différents endroits du territoire. Certains propriétaires les organisaient sur leurs terres. Ce fut le cas de L. Africanus en 138, aux Caste Bergenses. Une rotation sur les différents jours de la semaine permettait aux marchés d'une même région de ne pas se gêner.

De plus, chaque ville avait son propre marché ; elle en avait parfois plusieurs. Le "macellum" était une place bordée de portiques, sous lesquels s'ouvraient les échoppes. Des édiles étaient chargés de veiller à la régularité des transactions. Ils avaient à leur disposition les tables-étalons des mesures de longueur et de capacité, ce qui leur permettait de régler rapidement les contestations.

Les commerces des cabaretiers, des changeurs et des banquiers se trouvaient au Forum. Il y avait également des magasins dans les rues ou à l'entrée des grandes maisons.

LA MONNAIE

La monnaie légale en Afrique au temps des Empereurs était celle de Rome. Mais elle a coexisté avec les anciennes monnaies puniques et avec les pièces frappées par les rois maures ou numides.

Elle a conservé une assez grande stabilité pendant les deux premiers siècles et au début du troisième. La hausse des prix a été surtout sensible après 250.

Les variations saisonnières étaient fortes, en liaison avec l'instabilité du climat.

A Tiddis, on a trouvé un lot important de monnaies. Le mélange des pièces préromaines et de pièces impériales laisse supposer que toutes ces monnaies avaient cours en même temps.

(In l'Algérianiste n° 82 de juin 1998)

ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ

L'essor économique a entraîné un formidable élan démographique. A l'apogée de sa prospérité, à la fin du IIe siècle et au début du IIIe, la population des provinces d'Afrique a dû atteindre 6 500 000 habitants.

Les cités étaient très nombreuses, il y en avait au moins 500. La province la plus peuplée était la Proconsulaire ; elle comptait plus de 200 cités et possédait la ville la plus importante, Carthage, qui avait à elle seule plus de 100 000 habitants.

Les autres cités étaient beaucoup plus petites. Dix seulement avaient plus de 20 000 habitants, la plupart moins de 5 000. Les campagnes étaient aussi très peuplées; les cultivateurs vivaient dans des villages, dans des bourgs fortifiés, parfois dans des fermes isolées. A certains endroits les agglomérations étaient très proches les unes des autres. C'était le cas de la région de Thugga où on a dénombré dix cités dans un rayon de dix kilomètres.

L'étude des ruines de Timgad permet de suivre la progression de cette ville. Elle a vu sa population quadrupler en un siècle. Aujourd'hui, son emplacement se trouve dans une région quasiment déserte.

Même les confins du désert étaient peuplés. Les photographies aériennes permettent de voir que des villages s'étaient installés, sous la protection des forts du "limes", aux endroits où la présence de l'eau permettait les cultures.

Dans les régions riches, en particulier dans les plaines de Tunisie, la densité de la population devait être supérieure à cent habitants au kilomètre carré.

L'augmentation de la population, qui avait presque doublé en un siècle, était due en particulier à l'accroissement des productions agricoles. Signe de prospérité, elle a été possible grâce à la régression des famines, à la sécurité assurée et à une meilleure hygiène.

Dans le même temps, l'Italie connaissait une crise démographique; aussi peu d'Italiens venaient en Afrique. Même les soldats étaient progressivement recrutés sur place. Les Romains devenaient une minorité. Les premiers colons s'étaient intégrés à la masse des indigènes ; ceux-ci, parallèlement, se sont intégrés à la civilisation romaine.

Cette province romaine d'Afrique a été de plus en plus animée par les Africains eux-mêmes. La séparation entre les couches ethniques s'effaçait, la romanisation des noms berbères le prouve. Les Africains pouvaient gravir tous les échelons de la hiérarchie romaine et obtenir les charges les plus hautes. En effet, la hiérarchie sociale ne dépendait pas de l'origine ethnique, mais du degré de fortune.

Il est vrai qu'au départ, seuls certains Romains étaient riches, mais peu à peu le nombre des gens fortunés a augmenté. La progression des fortunes est révélée par les inscriptions qui donnent le montant des libéralités consenties par des particuliers. Elles ont triplé entre la période antérieure à 138 et la période des Sévères. La plus grande partie des monuments a été construite entre l'avènement de Trajan et la mort de Sévère Alexandre.

Comment était distribuée cette fortune ?

Les Africains qui accédaient au Sénat romain étaient tenus d'avoir un cens d'un million de sesterces au moins. A la fin du IIe siècle, une centaine de familles africaines étaient parvenues à cet honneur.

Celles qui arrivaient au rang équestre, avec un cens de quatre cent mille sesterces minimum, étaient plus nombreuses. Il devait y en avoir quatre ou cinq par cité, davantage dans les grandes villes. On peut penser que plus d'un millier de familles possédaient une fortune moyenne.

Au-dessous on trouvait la bourgeoisie municipale. Elle comprenait plusieurs dizaines de milliers de familles, dont la fortune variait selon les villes.

A Carthage, la somme requise pour accéder au Sénat et aux magistratures était de 30 000 sesterces, à Cirta de 20 000, à Hippone de 10 000. Dans les villes moyennes cette somme descendait à 5 000 sesterces et même au-dessous.

La répartition des fonctions municipales permet de situer la répartition des fortunes.

Dans les classes sociales, cette répartition est inégale. Les classes énumérées plus haut ne représentent qu'un million d'habitants environ. Il y a donc plus de cinq millions d'habitants qui possèdent moins de cinq mille sesterces. Nous ne parlerons pas ici des esclaves, sur lesquels nous possédons peu de renseignements; simplement, il semble qu'à cette époque il y avait peu d'esclaves agricoles dans les grands domaines.

Il est vraisemblable qu'une grande partie de la population était pauvre. Nous avons déjà parlé des journaliers qui parcouraient le pays pour s'employer aux travaux agricoles, moissons, cueillette des olives, vendanges etc... Il s'agissait soit d'individus sans terre, soit de paysans dont le lopin était trop petit pour nourrir une famille.

Mais les inscriptions nous apprennent que les classes sociales n'étaient pas fermées; elles nous montrent qu'avec beaucoup de travail et un peu de chance, un certain nombre de familles ont pu progresser dans la hiérarchie.

Les inscriptions très connues de Mactar indiquent l'itinéraire d'un simple ouvrier agricole qui, vers 260, est parvenu, par son travail et son sens de l'économie, aux honneurs municipaux.

Un autre habitant de Mactar, Pinarius Mustulus, parti lui aussi de peu, a bâti une fortune respectable.

De nombreux autres exemples montrent une ascension dans la hiérarchie sociale poursuivie par les Africains pendant plusieurs générations. Le cas le plus connu et le plus frappant est, bien sûr, celui des Sévères. Cette vieille famille de Leptis Magna, sans doute d'ancienne souche punique, a fourni à Rome une nouvelle dynastie d'empereurs.

Nous pourrions fournir bien d'autres exemples de réussites extraordinaires de gens d'origine africaine, promus grâce à leur réussite personnelle et à l"'adlectio" de l'Empereur.

Plus modestement, une inscription de Theveste témoigne de l'ascension de la famille de Q. Titinius Sabinianus. Riche bourgeois de Theveste, il mourut vers 166; ses arrière-petits-enfants, Titianus Pupianus et Pullaienus Petromanius furent admis au Sénat romain. Ainsi la réussite ne tenait pas tant à la naissance qu'à la richesse (1).

Les villes ont été le reflet de l'augmentation de ces fortunes. Les constructions furent très importantes aux IIe et IIIe siècles, jusque vers 230. La chute de Septime Sévère et les troubles qui ont suivi ont stoppé l'embellissement des cités.

Les vestiges archéologiques qui subsistent nous donnent une idée de ce que fut leur ancienne splendeur.

Elles étaient le plus souvent étendues et possédaient de beaux monuments publics. Les temples, les amphithéâtres, les forums, les thermes, permettaient à tous de se réunir. Les marchés, centres de la vie commerciale, étaient animés par de nombreuses boutiques. Les passants pouvaient s'arrêter pour boire ou se reposer dans l'auberge proche. Les maisons particulières, soigneusement alignées le long des rues pavées, étaient parfois très luxueuses, avec leur décor de mosaïques, de sculptures et de peintures. L'eau, amenée jusqu'à la cité par des canalisations, était distribuée par de nombreuses fontaines qui devaient apporter beaucoup de fraîcheur.

Les ruines de Cherchell, de Tipasa, de Timgad, de Lambèse, d'Hippone, de Djemila, et de bien d'autres villes peuvent nous suggérer l'étendue et l'importance qu'elles avaient quand elles étaient habitées. Elles peuvent donner aux chercheurs toutes sortes d'indications sur les activités des habitants ou sur leur façon de vivre. Hélas, ce sont des villes mortes qui ne peuvent plus nous restituer le mouvement, le bruit, les odeurs. Cela est laissé à l'imagination de chacun. Mais aucun de ceux qui l'ont connue ne pourront oublier le charme qui se dégage de la petite cité de Tipasa, enfouie sous une végétation luxuriante, et dont les maisons endormies s'étendent paresseusement jusqu'à la mer.

En Afrique du Nord se trouve encore une merveilleuse réserve pour les chercheurs. Il faut espérer que les ruines dégagées par le formidable travail des archéologues de la colonisation pourront être correctement conservées. Il faut espérer aussi que des fouilles sérieuses pourront reprendre dans un avenir proche.

CONCLUSION

On peut dire que l'œuvre accomplie par Rome en Afrique a été gigantesque. Elle a conduit à un essor économique remarquable dont l'apogée s'est situé à la fin du IIe siècle et au début du Ille. L'effort des Antonins et des Sévères doit donc être particulièrement signalé.

Le génie de Rome a été de confier aux Africains eux-mêmes le soin de mettre en valeur leur propre pays.

Mais cela s'est fait en liaison constante avec Rome. L'Afrique n'était pas isolée, elle participait à tous les grands échanges commerciaux et culturels avec la Méditerranée Occidentale. Elle était aussi en rapport avec la Méditerranée Orientale dont elle a fortement subi les influences dans les domaines artistique et religieux.

La fascination exercée par la Ville Éternelle a été très grande. La plupart des Africains ont désiré se romaniser. Cela est attesté par les noms, la façon de vivre et les carrières. Cette attirance a touché même les peuples berbères qui paraissaient les plus hostiles à la colonisation romaine, et s'est poursuivie sous l'occupation vandale.

Pourtant cet essor économique de l'Afrique a connu ses limites. Dans l'espace, tout d'abord, puisque son commerce dépendait surtout de l'Italie ; dans le temps ensuite, puisque son déclin a trouvé en partie sa cause dans les effets de sa réussite. Le peuplement important a entraîné un manque de terres; la disparité des fortunes a provoqué des heurts parmi la population.

L'état des techniques de l'époque ne permettait pas d'investir les fortunes dans des installations qui auraient permis d'assurer l'avenir. Entièrement basée sur l'agriculture et sur le commerce avec Rome, l'économie africaine est restée fragile malgré sa réussite.

Enfin, ses liens avec le pouvoir politique en place à Rome étaient trop forts. L'avènement d'empereurs qui n'étaient pas originaires de l'Urbs a permis à l'Afrique d'entamer une progression remarquable sous les Antonins, les Empereurs africains ont parachevé cette œuvre La chute des Gordiens n'a pu qu'amorcer le déclin.

Malgré une persistance des acquis économiques au IIIe siècle et une reprise sous les Empereurs byzantins, l'Afrique du Nord a connu une récession durable.

Pour conclure nous laisserons à nouveau la parole à A.G. Hamman

"Comme les belles naïades des mosaïques, l'Afrique, accueillante par la douceur de son littoral étalé au soleil, est une perpétuelle invitation. Carrefour entre l'Orient et l'Occident, frôlant l'Europe à Tanger, ce pays nous semble voisin. Son histoire, comme ses plages, a connu les vagues successives des invasions, des Phéniciens aux Romains, des Vandales aux Arabes, des Turcs aux Français. Tous l'ont conquise. Elle ne s'est donnée à personne. Six siècles de vie commune ont pu faire croire à Rome, comme dans les mariages de raison, que l'amour viendrait. Il n'en fut rien".

JEANINE GARE-DEPAULE

In l'Algérianiste n° 83 de septembre 1998

(1) - Paul Petit a pu écrire: "A la hiérarchie ethnique s'était substituée une hiérarchie économique, qui ne coïncida pas toujours avec elle, car si les Romains d'origine sont une élite sociale, on trouve des colons romains vivant aussi modestement que les propriétaires indigènes, et les notables des grandes villes n'éprouvent envers le conquérant aucun sentiment d'infériorité: ils sont complètement assimilés, et, à la fin du IIe siècle une élite africaine s'est dégagée, dont les fils sont juristes, écrivains célèbres (Fronton de Cirta, Apulée de Madaure, Tertullien), voire chevaliers et sénateurs". Cette opinion exprimée dans "l'Empire romain" s'inspire directement de celle de G.C. Picard.

Bibliographie
- G. Charles-Picard, "Civilisation de l'Afrique romaine" 1959.
- Paul Petit "Histoire de l'Empire romaine1974 - "La paix romaine" 1982.
- E. Albertini, G. Marçais, G. Yver. "L'Afrique du Nord française dans l'Histoire' 1937 - Archat Lyon Paris.
- S. Gsell, G. Marçais, G. Yver. "Histoire d'Algérie". Paris Boivin 1927.
- C.A. Julien. "Histoire de l'Afrique du Nord". Payot Paris 1975.
- Louis Leschi. "Études d'Epigraphie, d'Archéologie et d'Histoire africaines". Paris - Arts et métiers graphiques 1957.
- J. Baradez. "Fossatum Africx". Paris - A phiques 1949.
- P Salama. "Les voies romaines de l'Afrique du Nord". 1951 Alger Gouvernement Général.
- F. Decret, Mhamed Fantar. "L'Afrique du Nord dans l'Antiquité". Payot Paris 1981.
- A.G. Hamman. "La vie quotidienne en Afrique du Nord au temps de Saint Augustin". Hachette 1979.

Plaquettes éditées par le Gouvernement Général de l'Algérie
- Tipasa - J. Baradez 1952.
- Tipasa - L. Leschi 1950.
- Cherchell - S. Gsell 1952.
- L'Afrique romaine - E. Albertini 1955.
- Hippone la Royale - E. Marec 1954.
- Timgad - C. Courtois 1951.
- Tiddis - A. Berthier 1951.
- Djemila - L. Leschi 1949.
- Tébessa - Serée de Roch 1952.
- Villes d'Or - 1951.
Revue "Histoire et Archéologie"
- Carthage et la Tunisie n°69 janvier 1983.
- Ports et villes engloutis n° 50 février 1981.
- Ostie port de Rome n° 71 mars 1983.
- Les voies romaines n° 67.

Chronologie

149 av. J-C. Fin de la 3ème guerre punique.
146 " " Prise et destruction de Carthage - création de la Province d'Afrique; la capitale est Utique.
122 " " Caïus Gracchus fonde une colonie.
105 " " Victoire de Rome sur Jugurtha ; la Numidie devient Province romaine.
48 " " Défaite de Pompée devant César ; le roi Juba 1er avait soutenu Pompée.
de 46 à 36 av. J-C. Réorganisation de l'Africa par César. Le royaume de Numidie est supprimé. Création à l'ouest d'un nouvel état dont la capitale est Cirta. Création à l'est d'une nouvelle province : l'Africa Nova.
fin 36 Octave met un proconsul à la tête de l'Africa unifiée en une seule province, la Proconsulaire avec pour capitale Carthage.
25 av. J-C. Octave annexe la Numidie, il la confie à un proconsul qui siège à Carthage.
44 ap. J-C. Claude établit solidement la domination romaine en Afrique ; il scinde en deux le royaume de Maurétanie, à l'ouest de la Numidie, et en fait la Maurétanie Tingitane et la Maurétanie Césarienne.
100 Fondation de Timgad par Trajan
IIe siècle Règne de Septime Sévère. Il sépare la Numidie de l'Afrique Proconsulaire pour en faire une province spéciale dont la capitale est Cirta.
IIIe siècle Apogée de l'Afrique romaine au cours de la première moitié du siècle. A partir du milieu du IIIe siècle Carthage connaît de nombreux troubles politiques et religieux. Apogée du développement du Christianisme.
439 - 533 Effondrement de l'autorité romaine en Afrique à la suite des invasions vandales.
533 - 534 Reconquête byzantine de l'Afrique du Nord sous Justinien Ier.

A la fin du VIe siècle et pendant la première moitié du VIIe, l'Afrique du Nord connaît une nouvelle période de paix et de prospérité.

 

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