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Jules Verne à Oran

Écrit par Georges-Pierre Hourant. Associe a la categorie Littérature sur l'Algérie

Jules verne à Oran           Jules verne01
            (Collection Georges Bosc)

 

 

On sait la place que tient l'Algérie dans la vie et l'oeuvre de Jules Verne (1).

Mais il est intéressant aussi de voir qu'il a laissé de son passage en Algérie un souvenir remarquable. C'est ce que nous montre la lecture de la presse algérienne, qui consacre quinze articles aux escales que fit l'illustre écrivain à Oran, Alger, et Bône, au cours de sa croisière en Méditerranée en 1884 (2). La palme revient à la ville d'Oran où (constatation pénible pour un algérois !) existait à l'époque une presse plus riche et variée qu'à Alger, ainsi qu'une Société de Géographie très active et très intéressée par l'oeuvre de Jules Verne.

Un punch remarqué

Dès le 28 mai 1884, à l'heure où il met sous presse, Le courrier d'Oran annonce à ses lecteurs que " M. Jules Verne entre dans le port d'Oran sur son yacht le ' Saint-Michel ' ", et il lui souhaite la bienvenue. Le Charivari Oranais du lendemain nous apprend que la Société de Géographie d'Oran lui a offert un punch auquel elle a eu la gracieuseté d'inviter messieurs les officiers de la frégate Le Redoutable, les fonctionnaires, la presse et un grand nombre de notabilités. " L'entrée de Jules Verne au grand café Bouty, y lit-on, est saluée par l'air de la Marseillaise, et de nombreux toasts sont portés à l'écrivain, à la marine, et à l'armée ".

Sur cette réception, le quotidien oranais Le Petit Africain nous donne plus de détails, en reproduisant intégralement le discours du maire d'Oran, M. Aymé, qui déclare : " Nous sommes heureux et fiers de saluer en vous et d'accueillir, si ce n'est avec éclat, tout au moins avec la sincérité de nos coeurs, une de nos illustrations françaises, le romancier scientifique et géographique fécond, dont les récits instructifs et merveilleux, les observations et les descriptions présentées sous les formes les plus ingénieuses, aussi variées que séduisantes, exercent sur l'esprit et le coeur un charme infini auquel, à tout âge, nous n'avons pu échapper. L'Algérie que vous parcourez offre un vaste champ à votre riche imagination et à votre talent d'écrivain, faites moisson, et qu'il nous soit permis d'espérer que vous donnerez une place à ce beau pays dans le recueil de vos oeuvres, si répandues, si légitimement admirées ". On remarquera au passage l'emploi par l'élite locale, à Oran comme partout ailleurs en France, en ce temps si différent du nôtre, d'un langage fleuri et élégant dénotant de solides études littéraires et classiques.

Menus incidents

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Et Jules Verne ? Il est frappé par la cordialité et la spontanéité des Oranais : " C'est cette spontanéité qui a le plus flatté l'illustre visiteur " (Le courrier d'Oran). Il répond à ces toasts " par des paroles charmantes et émues " selon Le Petit Africain ; " avec une exquise urbanité dont les assistants garderont le meilleur souvenir " selon Le Charivari Oranais ; " en quelques paroles pleines de coeur ", selon le quotidien algérois La Vigie algérienne qui ajoute: " l'illustre écrivain est, comme tous les hommes de talent, d'une amabilité et d'une simplicité charmantes ". Il termine " en promettant que la ville d'Oran et l'Algérie tout entière auraient une place toute spéciale dans le nouvel ouvrage qu'il a entrepris d'écrire : " Voyage sur les côtes de la Méditerranée ". (3)

Cependant cette réception ne va pas sans créer de menus incidents, et nous retrouvons ici l'atmosphère caractéristique de toute province française. En effet, faute de temps, le bureau de la Société n'a pas pu convoquer tous ses membres à la fête, et certains absents en sont légitimement contrariés comme nous l'apprend Le Courrier d'Oran. D'où quelques jours plus tard, selon Le Petit Africain une réunion du bureau, avec explications, vote d'un projet de résolution, motion insérée au procès-verbal, et communiqué à la presse ! Au moins le Comité espère-t-il " que tout malentendu sera dissipé ".

. Le 30 mai, Jules Verne quitte Oran pour Mers-el-Kebir, où il fait une visite au commandant du " Redoutable ". Puis il arrive le 31 mai à Alger, et les quotidiens algérois ne manquent pas de l'annoncer. Mais c'est surtout le " Saint-Michel ", qui fait l'objet de la curiosité des journalistes : La Vigie Algérienne publie sur ce bateau, " l'un des plus élégants yachts français " un long article rempli de détails techniques. Le Courrier de Bône en fait autant ; Jules Verne était arrivé à Bône le 10 juin, et ce journal lui consacre trois articles, dont le plus fourni concerne encore " ce charmant yacht qui a toujours montré d'excellentes qualités nautiques ".

Où le respect n'exclut pas l'humour

Ensuite, Jules Verne rejoindra la Tunisie par voie de terre, mais la presse oranaise revient encore sur son séjour en Algérie, en particulier le journal satirique L'Algérie comique et pittoresque qui parut d'août 1883 à novembre 1884. Le numéro du 8 juin, sous la signature de " John d'Hoeuff ", imagine une plaisante modification à la prochaine édition de " Cinq semaines en ballon " : le célèbre écrivain, au lieu de faire gonfler à Zanzibar le ballon " le Victoria ", placerait cette opération à Oran ; et, au lieu d'employer de l'hydrogène pur, on glonflera l'aérostat avec de l'hydrogène carburé que fournira l'usine à gaz visée par le journaliste ; ce qui entraîne à changer l'une des scènes du livre, au moment où une dizaine de gros oiseaux, des gypaètes, attaquent le ballon. Ce passage serait ainsi transformé

- Les oiseaux déchirent le ballon, s'écria Joé.
- Nous tombons ! dit l'Ecossais.
- Eh non, dit le docteur souriant, ce sont les oiseaux qui tombent...

Et il montra à ses compagnons émerveillés les douze gypaètes qui, suffoqués, asphyxiés, foudroyés par l'horrible odeur du gaz d'éclairage de l'usine d'Oran, tombaient comme des masses inertes ".

Un nouvel Orphée

Jules verne03Enfin le numéro du 15 juin rend hommage une dernière fois " au grand vulgarisateur scientifique ". Un article humoristique affirme qu'il ne faut pas le laisser partir " sans lui donner un coup de chapeau, un coup de crayon et un coup de plume ". Le coup de crayon est donné en couverture : la première page du journal, faisant allusion à " Vingt mille lieues sous les mers " représente une caricature en couleurs de Jules Verne assis au fond de l'eau, la plume à la main et entouré de monstres marins. L'horizon évoque la ville d'Oran et la colline de Santa-Cruz avec pour légende : " Jules Verne allant recueillir aux bonnes sources des renseignements authentiques sur le monde sous-marin ". Le coup de plume vise le petit monde des notables oranais : " Le romanesque chercheur ", écrit l'auteur de l'article, " n'a peut-être pas remarqué tous les phénomènes que son passage en Algérie a su produire. Qu'il me permette de lui en signaler un. A Oran, autour des tables sur lesquelles était servi le punch de l'hospitalité, on voyait côte à côte et fraternellement réunis, les membres de la magistrature debout et assise, ainsi que les journalistes. Tels, aux accords de la flûte d'Orphée, les tigres et les gazelles vivaient en paix. Décidément l'auréole du génie fascine, et comme la musique, elle adoucit les animaux les plus carnasssiers ". Coup de chapeau enfin : Jules Verne, en quittant l'Algérie, " peut être certain qu'il emporte des sympathies nouvelles qu'ont fait naître sa bonhomie, sa bienveillance et la franche rondeur de ses allures ".

Au total, on le voit, la lecture de ces quelques articles permet de restituer l'atmosphère d'une ville algérienne des années 1880, avec ses curiosités intellectuelles, sa grande liberté de langage et sa grande vitalité. On comprend la sympathie de Jules Verne pour l'Algérie, " cette Algérie " comme il écrit dans Mathias Sandorf, " qu'on a proposé d'appeler la Nouvelle-France et qui en réalité est bien la France elle-même ".

Georges-Pierre Hourant

Notes

(1) Voir " Jules Verne et l'Algérie " (G.P. Hourant) dans l'Algérianiste n° 35 (sept. 1986) ; étude plus complète sur le même sujet, du même auteur, dans " Bulletin de fa société Jules Verne " n° 82 (2e trimestre 1987) et n° 87 (3e trimestre 1988).
(2) On peut consulter ces journaux à la Bibliothèque nationale de Versailles. On ne trouve pas malheureusement de journaux pour sa première croisière en 1878. Pour une bibliographie de ces journaux, voir les articles de Y. Ferrandis dans les numéros de l'Algérianiste des années 1977, 1978 et 1979.
(3) II s'agit du premier titre envisagé pour le futur " Mathias Sandorf ".

in l'Algérianiste n° 55 de septembre 1991

 

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