Imprimer

Fromentin visite l'Algérie

Écrit par Georges-Pierre Hourant. Associe a la categorie Littérature sur l'Algérie

Fromentin visite l'Algérie

Fromentin01Qui est Fromentin ? Pour le grand public, Eugène Fromentin est le célèbre auteur de " Dominique ", le chef d'œuvre du roman sentimental et personnel d'inspiration romantique ; et, après Delacroix, le premier des grands peintres orientalistes. Ce dernier jugement devrait d'ailleurs être nuancé, car, contrairement à Delacroix, Fromentin a refusé la lumière éclatante et la recherche systématique du bizarre. Comme le dit Th. Gautier, il " s'est inspiré directement de la nature, et n'est pas parti de Paris, comme beaucoup de peintres, avec son Orient tout fait " (1)

Quoiqu'il en soit, nous algérianistes, nous connaissons bien ses toiles, qui ont fait l'objet d'études dans notre revue (2), et qui évoquent des paysages ou des scènes d'Algérie et du sud algérien ; citons, parmi les plus connues, " Les Gorges de la Chiffa ", " La place de la Brèche à Constantine ", " Chasse au faucon en Algérie "... En 1962, le musée des Beaux-Arts d'Alger possédait six toiles de Fromentin, notamment " Souvenir d'Algérie " et " L'Abreuvoir ". (3)

Mais on doit aussi à Fromentin les superbes pages algériennes d'" Un été dans le Sahara " (1857) et d'" Une année dans le Sahel " (1859), ainsi qu'un certain nombre d'autres textes sur l'Algérie (" Carnet de voyage en Algérie ", " Alger, fragments d'un journal de voyage "). (4)

Cette œuvre écrite constitue un document remarquable sur l'Algérie vers les années 1850. En effet, Fromentin, dans ses livres comme dans ses tableaux, renonce aux effets d'exotisme facile, et s'attache au contraire avec réalisme à la vérité. Et il en est satisfait, plus peut-être que de sa peinture : " la difficulté de peindre avec le pinceau me fit essayer la plume ", écrit-il lui-même.

De l'hippodrome à la Porte Bab-Azoun

A lire son œuvre nous sommes séduits d'abord par les évocations qu'il fait de ce monde pittoresque et disparu, dont nous avons connu, un siècle après, les dernières transformations.

Ainsi découvrons-nous un Alger en pleine expansion. Fromentin, lui, habite une petite maison, presque en pleins champs, dans la commune voisine de Mustapha.

Cette maison se trouve près de l'hippodrome, qui est à l'époque " un grand terrain vide et battu > , où l'on rencontre des chameliers arabes, et où se déroulent tous les jours des manœuvres de cavalerie. Il se trouve à trente-cinq minutes à pied d'Alger, mais, à condition de ne pas avoir le mal de mer, empruntons plutôt avec lui l'un de ces " corricolos ", c'est-à-dire l'un de ces petits omnibus assis sur des roues grêles avec un siège qui peut contenir trois personnes, outre le cocher, et qui, se succédant de cinq minutes en cinq minutes, nous emmèneront en moins d'un quart d'heure jusqu'à la porte Bab-Azoun. Nous suivrons d'abord, parmi des aloès et des rangées d'oliviers, une " route sans ombre " où nous n'aurons pas de peine à reconnaître notre future " route moutonnière ". Puis, à deux minutes du champ de manœuvres nous rencontrerons le quartier de cavalerie du 1er régiment de chasseurs d'Afrique, " immense caserne champêtre, avec des rues comme un village "; des chevaux en sortent deux par deux, et, par un étroit sentier, se précipitent jusqu'à la mer pour s'y baigner. Faut-il croire que l'Agha, qui fait suite, " n'est qu'une affreuse rue de banlieue " ? Peut-être, mais observons que l'auteur ajoute aussitôt que cette rue est en train de se transformer, et qu'il prophétise que l'Agha " deviendra la Villette d'Alger, le jour où Alger sera lui-même un second Paris ". Au-delà, dans ces terrains vagues où bivouaquent des bataillons d'âniers, il nous faut de l'imagination pour repérer le futur square Laferrière, que seul nous permet d'identifier le fort Bab-Azoun, ce vieux fort turc qui servait alors de pénitencier militaire. Mais " la voie se resserre à l'entrée du faubourg Bab-Azoun, et forme une rue, bordée de maisons françaises ", et voici la rue d'Isly, où nous rencontrerons déjà des immeubles à six étages, ainsi que " la statue du maréchal agronome, placée là comme un emblème définitif de victoire et de possession ". Nous serons assez étonnés d'y voir un bureau arabe, ancienne maison turque très animée autour de laquelle vont et viennent cavaliers, chaouchs et spahis ; une boucherie,où des Mozabites à mine farouche égorgent des moutons pantelants ; et même une écurie de chameaux. Cependant, le mouvement augmente : chariots militaires chargés de fourrage, mendiants couvrant les trottoirs, chameaux effrayés, processions de femmes allant à la mer, troupeaux de petits ânes, et nous arrivons au terminus, à la porte Bab-Azoun, le futur square Bresson, où fourmille une foule bigarrée. C'est l'ancien marché au savon, devenu la place du théâtre ; la porte Bab-Azoun, où les Turcs suspendaient à côté de leurs têtes les corps décapités, a été détruite ; les remparts sont tombés ; pour construire le théâtre, l'ancien glacis escarpé du rempart turc a été transformé en terrasse. Sur cette place, aussi bien que sur la place du Gouvernement, " l'Europe et l'Afrique se rencontrent matin et soir, en attendant qu'elles s'habituent l'une à l'autre ".

Blida et Chréa vers 1850

Si plus loin, nous continuons le voyage à pied avec l'auteur, nous aboutirons précisément à la place du Gouvernement, que l'on traverse pour passer d'une ville à l'autre

" c'est la limite où viennent expirer les industries, les bruits et jusqu'aux odeurs de ces deux mondes si profondément différents, quoique voisins ". Et, si nous en avions le temps, nous pourrions suivre Fromentin dans cette ville arabe, " qui n'a pas dépassé la limite des murailles turques, et se presse comme autrefois autour de la Kasbah, où les zouaves ont remplacé les janissaires ", et que nous ont décrite comme lui tant d'autres écrivains voyageurs à peu près à la même époque. (5)

Mais quittons Alger et parcourons avec l'auteur ses environs. Visitons par exemple un petit village maltais qui prospère près de l'endroit où prit terre la flotte de Charles-Quint :c'est Fort-de-l'Eau, déjà "prospère, malgré la fièvre ". Enfonçons-nous dans notre belle Mitidja et arrivons à Boufarik que l'auteur revoit en pleine prospérité plus de malades, plus de fiévreux, mais " un verger normand planté de peupliers, de trembles et de saules, soigné, fertile, abondant en fruits, rempli d'odeurs d'étable et d'activité champêtre ". Et puis, au bout de la Mitidja, voici Blida et tout le monde connaît les célèbres pages que Fromentin écrit sur la " ville des roses " (6). Certes, il déplore, lui aussi, la disparition de l'ancienne ville turque, qui, disait-on non sans quelque exagération, donnait une image anticipée des joies promises au Paradis. Mais il s'en console avec réalisme : " ce que la guerre a commencé, la paix l'achève. Le jour où Blida n'aura plus rien d'arabe, elle redeviendra une très jolie ville " ; et il énumère ses avantages : un sol fertile, " de belles eaux, que l'industrie française utilise ", un climat très doux, une plaine admirable, et la montagne au-dessus d'elle.

Montons-y justement " par cette longue rampe en colimaçon " qui conduit au sommet, et, après quatre à cinq heures de cheval, nous arriverons au site de Chréa, rarement évoqué par les écrivains voyageurs du siècle dernier. A mi-côte, nous aurons découvert la glacière, " jadis habitée par des Maltais, pourvoyeurs de neige, charbonniers et chasseurs ", et où subsistent une ou deux baraques, en manière d'abri. Plus haut, sur un piton, est perché le télégraphe avec ses longs bras articulés " qui meurent d'inaction pendant les obscurs brouillards de l'hiver ". Enfin, tout à fait au sommet, parmi les cèdres, le plateau, encore à peu près inhabité, " pavé de roches vives, plates et blanches ", et d'où Fromentin découvre l'horizon magnifique que l'on connaît, les maisons blanches d'Alger, le promontoire du Chenoua et la mer, " à perte de vue, comme un désert bleu "

De Dellys à Laghouat via Constantine

Si Fromentin connaît bien Alger et ses environs, ses voyages lui permettront de connaître aussi non seulement le sud, mais aussi l'est du pays.

De Dellys, vu de la mer, et qui ne lui semble pas plus important qu'un village, il aperçoit les deux quartiers distincts, " la ville neuve, bâtie à la française, avec des murailles blanches ", et le vieux Dellys, " rangé parallèlement au rivage sur deux ou trois épaisseurs de maisons ".

Fromentin02Son bateau entrant de nuit dans le golfe de Bougie, il distingue les taches blanches de la ville dispersées sur le fond noir de la montagne : " le fond du golfe s'évanouissait dans un brouillard bleu à gauche, la haute chaîne déchirée du Djurdjura faisait étinceler sous de rares étoiles ses neiges presque éternelles ". Plus loin, il constate que Djidjelli est un de ces " petits postes isolés de notre colonie, bloqués d'un côté par la mer, de l'autre par l'ennemi kabyle ", et qui restent absolument privés de toute communication avec les autres points de l'intérieur ou du littoral ; la ville est entièrement française, mais son territoire " limité par des blockhaus qui forment à un kilomètre au-delà la ligne extrême des avant-postes ". Continuant à longer la côte, le bateau entre dans un golfe : " à droite, au pied d'immenses rochers dont le pied plonge en pleine mer, deux ou trois établissements français bâtis en pierre et à étages et une vingtaine de baraques en planches accrochées sur les escaliers bruts du rocher, c'est Stora ". Fromentin fait à pied le trajet de Stora à Philippeville, mais, sous une pluie battante, la ville inondée d'eau lui semble " d'un aspect horrible ", pleine de " boues atroces ". Il y rencontre une population de Maltais colporteurs, débardeurs, pêcheurs ; sans compter " deux ou trois Arabes en guenilles ". L'hiver a été si mauvais que les liaisons avec l'intérieur sont presque interceptées : pourra-t-il continuer son voyage jusqu'à Constantine ?

N'étant point de ceux qu'effraient " les lenteurs d'un voyage à cheval ou à chameau à travers les routes peu fréquentées de l'intérieur ", il parviendra cependant dans la caritale de l'est algérien, dont il admire le site, comme tant d'autres voyageurs ; mais tous auront-ils eu' comme lui la curiosité de descendre sous le vieux pont romain pour en admirer les singuliers bas-reliefs ou de faire le tour de la ville par le petit sentier qui rejoint le pont d'Aumale pour remonter par la route de Batna ? Cette route, justement, sera l'une de celles qu'il suivra pour atteindre le sud algérien.

Les souvenirs que Fromentin garde du sud sont bien connus des lecteurs d'" Un été dans le Sahara ". L'intrépidité des chameliers fait son émerveillement : " cette race, la plus paresseuse de la terre, est la première à supporter les fatigues ". Pénétrons avec lui parmi " l'éclat et le silence ". Voici Boghar " posée sur sa montagne pointue ", puis Hamra, la chaleur, la nuit sans étoiles, les hurlements des chacals, et la beauté des costumes. Voici Laghouat, récemment conquise par le colonel Pélissier, où le refus des Arabes de poser pour un dessin et leur mépris pour la profession de l'auteur lui sont une désagréable révélation. Plus au sud encore, voici Tadjemout, avec ses petits forts crénelés, coupés en pyramide et percés de meurtrières ; voici enfin, ultime étape de l'auteur, Aïn-Madhy, qui, curieusement, lui rappelle Avignon : " Aïn-Madhy me rappelle Avignon, je ne saurais expliquer pourquoi, car une ville arabe est ce qu'il y a de moins comparable à une ville française ; et la seule analogie d'aspect qu'il y ait entre ces deux villes consiste dans une ligne de remparts dentelés d'un brun chaud ; mais c'est une sorte d'analogie morale... quelque chose de religieux, d'austère, je ne sais même quel aspect féodal qui participe à la fois de la forteresse et de l'abbaye ".

Vingt mois de séjour en Algérie

On le voit, à l'exception de l'Oranais, Fromentin connaît bien l'Algérie, où il effectua trois voyages. Le premier eut lieu au printemps de 1846 ; Fromentin avait alors vingt-cinq ans. Parti de Paris le 3 mars avec deux autres peintres de ses amis, Armand du Mesnil et Charles Labbé, il arrivait à Alger le 12 et s'installait le 13 à Blida, chez le père de Charles Labbé qui était colon dans cette ville; il y resta jusqu'au 5 avril. Reparti d'Alger le 10 avril, il était à Marseille le 13 et à Paris le 18. Il passa donc 29 jours en Algérie, dont 23 à Blida. Le second voyage fut plus long, puisque Fromentin, parti de Paris le 24 septembre 1847 ne devait débarquer de nouveau à Marseille que le 23 mai 1848, c'est-à-dire après un séjour de huit mois. Il eut ainsi le temps de rester à Blida, à Constantine, à Biskra, et d'ajouter des excursions ou des détours qui lui firent cette fois connaître le désert et approcher la vie des nomades ; c'est au cours de ce second voyage qu'il apprit, non sans plaisir, le renversement de Louis-Philippe et l'instauration de la seconde République. Mais la vie politique française est bien perturbée à cette époque, et c'est sous un nouveau régime, sous Napoléon III, qu'il fit un dernier voyage en Algérie. Ce n'était plus tout à fait le même jeune homme qui reprit à Marseille le 5 novembre 1852 le bateau pour Alger. D'une part en effet il avait reçu au Salon de 1849 une récompense officielle pour cinq toiles algériennes ; d'autre part il venait de se marier, et il emmenait sa femme avec lui dans ce voyage qui tenait donc un peu du voyage de noces. Il s'installa avec elle à Alger (à Mustapha exactement) chez Charles de Lacarre, un militaire de leurs parents, puis il fit un voyage à Laghouat, tandis que sa femme l'attendait à Blida ; tous deux s'embarquèrent pour la France un an après environ leur arrivée, le 5 octobre 1853.

Nous pouvons donc constater que sur ses vingt mois de séjour en Algérie, Fromentin en passa treize dans les villes, notamment à Alger et à Blida ; contrairement à ce qu'on croit communément, il les connaît donc au moins autant que le sud. Remarquons aussi qu'il a connu l'Algérie sur une période assez étendue et fertile en événements, depuis Louis-Philippe jusqu'à Napoléon III, en passant par la seconde République, depuis la dernière insurrection d'Abd-el-Kader, durement réprimée par Bugeaud, jusqu'aux débuts de la conquête saharienne sous le maréchal Randon. Une Algérie dont la seconde République faisait trois départements français, et qui devenait de plus en plus française à travers les difficultés et les politiques les plus variées, colonisation civile, militaire, ou ouvrière ; régime de liberté sous la république, ou régime d'autorité et pouvoir des bureaux arabes sous l'Empire. Une Algérie où la population française augmentait sensiblement mais qui demeurait une terre de constrastes avec ses différentes communautés et ses modes de vie variés.

De cette Algérie encore si pittoresque, Fromentin ne pouvait manquer de rapporter de savoureuses anecdotes : l'arrivée des premières cigognes à Blida ou à Constantine, qui en est, dit-il, littéralement peuplée, la fête des fèves à Alger, au cours de laquelle les nègres, au bord de la mer, près du " hameau d'Hussein-dey ", égorgent un taureau en grande pompe, avec une " effroyable musique de castagnettes de fer, de tambourins et de hautbois ", la chasse à l'autruche et à la gazelle près de Laghouat, ou bien encore la rencontre avec les Arba, la fameuse tribu du sud, luxueusement armée, et si spectaculaire avec ses étoffes et ses chameaux.

Auvergnats, Maures et Mozabites

II ne pouvait manquer non plus d'observer ces populations si différentes et pourtant déjà si mêlées. Au milieu de la Mitidja, il s'étonne de rencontrer un Auvergnat en veste de velours olive et coiffé d'une casquette de loutre, qui portait devant lui un orgue de Barbarie, et jouait, tout en marchant, un air à la mode de Paris ; il compare de pauvres émigrants, venus " l'un de Bernou, l'autre du Cantal ou de la Savoie ", en pensant qu'un jour " ils se rencontreraient peut-être, l'un avec sa guitare d'écaille, l'autre avec son coffre à musique, et qu'ils joueraient ensemble des airs nègres et des airs parisiens, au milieu d'une ville arabe devenue française ". Il oppose les Arabes, peuple féodal, de voyageurs et de soldats, " très grand par ses origines et par ses mœurs, portant sur son visage, comme un air de noblesse, la beauté même de sa destinée ", et les Maures, petit peuple d'artisans, de boutiquiers, de rentiers et de scribes, " très bourgeois, un peu mesquin dans ses mœurs, élégant, mais sans grandeur ". Parmi ces derniers, il distingue les mozabites à leur barbe plus noire, " à quelque chose de moins énergique dans les traits, à je ne sais quel embonpoint dans les formes, qui révèle une race, la race industrieuse et marchande ", et il note qu'ils sont fruitiers, marchands d'épices et de mercerie, et qu'ils partagent avec les Juifs le commerce du pays. Il oppose également les différentes conditions féminines. Il cite le proverbe arabe : " Quand la femme a vu l'hôte, elle ne veut plus de son mari ", et observe que toute la politique conjugale de ce peuple est réglée sur ce précepte : " une maison d'Arabe est une prison à forte serrure, et fermée comme un coffre-fort. Le maître avare en a la clef ; il y renferme ensemble tous ses secrets, et nul ne sait ce qu'il possède, ni combien, ni quel en est le prix ". Au contraire, " les Juifs et les nègres permettent à leurs femmes de sortir sans voiles ", ce qui lui permet d'observer les Juives " grandes et bien faites, le port languissant, les bras gros et rouges ", et les négresses, qui arpentent les rues sans jamais broncher sous leur charge, et sur lesquelles il porte un jugement sans détour " elles ont beaucoup de gorge, le buste long, les reins énormes : la nature les a destinées à leurs doubles fonctions de nourrices et de bêtes de somme ".

Boufarik, symbole de l'Algérie française

A partir de ces observations sur les différentes populations de l'Algérie, Fromentin ne pouvait manquer non plus de réfléchir sur leur destin, et il lui arrive de s'interroger avec un certain scepticisme. Ainsi, à propos des deux villes si distinctes qu'il a vues à Alger, et des langues qu'on y parle, il note

" Ici, on parle toutes les langues de l'Europe ; là, on ne parle que la langue insociable de l'Orient. De l'une à l'autre, et comme à moitié chemin des deux villes, circule un idiome international et barbare, le sabir. Se comprend-on ? se comprendra-t-on jamais ? Je ne le crois pas... la paix est faite en apparence, mais à quel prix ? Durera telle ? et que produira-t-elle ? Grande question qui se débat en Algérie comme ailleurs, partout où l'Occident partage un pouce de territoire avec l'Orient ". Il pense que les Arabes demandent peu de chose, mais que, " par malheur, ce peu de chose, nous nous ne saurions le leur accorder : ils voudraient n'être pas gênés, coudoyés, surveillés, vivre à leur guise, faire en tout ce que faisaient leurs pères, posséder sans qu'on cadastre leurs terres, bâtir sans qu'on aligne leurs rues, naître sans qu'on les enregistre, grandir sans qu'on les vaccine, et mourir sans formalités ". Aussi se montre t-il parfois très pessimiste : ce que les Arabes détestent en nous, dit-il, " ce n'est pas notre administration, plus équitable que celle des Turcs, notre justice moins vénale, notre religion tolérante envers la leur ; ce n'est pas notre industrie, dont ils pourraient profiter ; ce n'est pas non plus l'autorité, car la force ne leur a jamais déplu ; ce qu'ils détestent, c'est notre voisignage, c'est-à-dire nous-mêmes, ce sont nos allures, nos costumes, notre caractère, notre génie. Ils redoutent jusqu'à nos bienfaits. "

On ne saurait cependant enfermer Fromentin dans un tel pessimisme, pas plus qu'on ne saurait prétendre, comme le firent les professionnels de l'anticolonialisme, qu'il était hostile ou indifférent, pour des raisons esthétiques, à la présence française en Algérie. Nous venons de voir au contraire qu'il s'y intéresse vivement ; quant à la sévérité de tel ou tel de ses jugements, elle doit être replacée dans le contexte de l'époque, où l'on n'avait pas encore inventé la " langue de bois ", et où l'on osait appeler un chat un chat. Il ne faut pas oublier non plus révolution de sa pensée au cours de ses différents voyages, alors qu'il constate les progrès de la civilisation française. Il est parfaitement conscient que l'Algérie vit une époque de transition avec les difficultés que cela entraîne, un " présent qui a besoin d'être excusé ", mais qui prépare un avenir dont il se dit, à plusieurs reprises, persuadé qu'il " effacera le passé ".


Fromentin03Fromentin

Nous avons vu dans cette étude de nombreux exemples de cette conviction. D'un voyage à l'autre, comment ne pas être sensible, notamment, à la francisation progressive d'Alger et de ses environs ? Ainsi, revoyant la Mitidja au cours de son second séjour, il se souvient qu'elle " fut, avec la Sicile, le grenier d'abondance des Romains ", et il ajoute qu'" elle sera nôtre quand elle aura ses légions de laboureurs ". Et quel témoignage que celui de Boufarik ! Relisons encore les lignes qu'y consacre Fromentin, qui avait justement discerné dans ce village comme le symbole de l'Algérie française : " J'ai revu Boufarick en pleine prospérité. Plus de malades, plus de fiévreux... Imagine à présent un verger normand, planté de peupliers, de trembles et de saules, soigné, fertile, abondant en fruits, rempli d'odeurs d'étable et d'activité champêtre, la vraie campagne et de vrais campagnards. Le passé de ce petit pays en exploitation définitive de sa richesse, nous n'y pensons plus. Nous oublions qu'il a fallu, pour se l'approprier, dix années de guerre avec les Arabes et vingt années de lutte avec un climat beaucoup plus meurtrier que la guerre. Le voyageur s'en souvient seulement en passant près des cimetières, ou quand il s'arrête à Beni-Méred, au pied de la colonne du sergent Blandan. La véritable histoire de la colonie est, ici comme partout, déposée dans ses sépultures ".

Et c'est plutôt, hélas, d'un excès d'optimisme dont il faudrait le taxer, quand il conclut : " Que d'héroïsme, mon ami (7), connus ou inconnus, presque tous oubliés déjà, et dont pas un cependant n'a été inutile! "

Georges-Pierre Hourant

Notes

(1) Th. Gautier, Salon de 1849.
(2) Sur l'œuvre picturale de Fromentin, lire, de Lucienne-Grâce Georges, " Eugène Fromentin, peintre et écrivain, poète du souvenir " (L'Algérianiste n° 41, mars 1988).
(3) Voir " Le Musée des Beaux-Arts d'Alger ", par Jean Alazard, directeur du Musée (Paris, Laurens 1930).
(4) L'ensemble de ces œuvres sont recueillies dans " Eugène Fromentin, Œuvres complètes ", Pléiade 1984.
(5) Notamment Th. Gautier. Lire à ce sujet " Théophile Gautier et l'Algérie ", article paru dans L'Algérianiste n° 42, juin 1988.
(6) On peut les lire par exemple dans " La Vie des Français en Algérie " , p. 99 à 103 (textes recueillis par A. Bonhoure, Collection " L'Algérie heureuse ", Laffont 1979).
(7) " Un été dans le Sahara " et " Une année dans le Sahel " sont composés de lettres (fictives) écrites, après les voyages de Fromentin, à son ami Armand du Mesnil.

Source principale

Eugène Fromentin, " Œuvres complètes " (Bibliothèque de la Pléiade).

In l'Algérianiste n° 52 de décembre 1990

Vous souhaitez participer ?

La plupart de nos articles sont issus de notre Revue trimestrielle l'Algérianiste, cependant le Centre de Documentation des Français d'Algérie et le réseau des associations du Cercle algérianiste enrichit en permanence ce fonds grâce à vos Dons & Legs, réactions et participations.