Imprimer

Trois peintres métamorphosés en écrivains par la magie du soleil algérien

Écrit par Gaston Palisser. Associe a la categorie Littérature sur l'Algérie

Trois peintres métamorphosés en écrivains par la magie du soleil algérien

Fromentin et Goncourt sont deux noms fort connus des Français, le premier étant le patronyme d'un peintre écrivain et le second celui de deux hommes de lettres qui avaient aussi tâté de la peinture à leurs débuts. Ce que l'on sait moins, c'est à la suite de Gaston Palisser dans quelles circonstances ces trois hommes se transformèrent en écrivains. Aussi allons-nous tenter de démonter le mécanisme de cette curieuse évolution artistique.


3 peintres 1Eugène Fromentin : Arabe badigeonnant sa maison, Alger
(1853, huile sur toile, 57x86cm, coll. Part.)

En France, depuis le XVIIe siècle, dans l'art comme dans la littérature, l'influence de l'Orient a toujours été importante, contrairement aux autres pays européens contemporains où ce mot mythique ne trouva jamais un tel écho. Particularité qui représentait, parmi bien d'autres, l'un des symptômes de la spiritualité française de l'époque. Jusqu'au XIXe siècle, Orient " intellectuel " n'a pas de limites bien franches. Chaque siècle a eu le sien, l'a interprété et représenté à sa façon.

L'Orient des intellectuels et des artistes est alors une contrée de rêve, légendaire et fantaisiste, baignant dans une lumière irréelle. Avec le XVIIIe siècle finissant, l'expédition d'Égypte insuffle une nouvelle vie au faux orientalisme français grâce aux images colorées qu'elle ramène avec elle. Puis, quelque vingt ans plus tard, la guerre d'indépendance grecque éveille l'intérêt des intellectuels envers ces antiques contrées du Levant méditerranéen.

Mais voilà qu'en 1830, la conquête de l'Algérie plonge soudainement la France dans l'exotisme, le pittoresque africain, et un nouvel Orient artistique va naître. La matérialité algérienne se présente alors comme un sujet aux variations infinies à l'imagination créatrice des peintres. Le spectacle de ses paysages si divers, grandioses ou désolés, noyés d'une lumière crue et permanente, de ses foules bigarrées, va déverser une importante quantité de traits originaux sur le mouvement orientaliste de l'époque. " Ce dernier, comme le remarque Fernand Braudel,..., en a été enrichi, transformé, élargi, et l'Algérie a exercé sur des générations d'artistes la même fascination que l'Italie aux époques antérieures. C'est en Algérie que l'on vient, au-delà de la vingtième année, chercher les leçons que l'on demandait autrefois aux ruines romaines et aux paysages italiens, le voyage d'Alger remplace le voyage d'Italie... ".

Ce " voyage d'Alger " attirera toute une pléiade d'artistes dont le plus célèbre, Delacroix, qui découvrira là le charme de l'exotisme et les ressources de la couleur orientale. Et il est indéniable que ses escales marocaines et algériennes ont exercé une influence décisive sur le destin de la peinture française. Ce choix de modèle esthétique, Eugène Fromentin le revendiquera, dès 1847, dans une lettre adressée à son père : " J'en ai aujourd'hui la certitude, écrivait-il, si j'avais le choix entre Rome et Alger, vu les besoins de ma peinture, je n'hésiterai pas une seconde : Alger! ".

Parmi les nombreux artistes qu'Alger, ce nouveau mirage d'Orient, devenu accessible attire à lui, trois jeunes peintres, venus là eux aussi en quête de visions inédites et d'impressions neuves, offrent la singulière particularité d'y avoir subi une métamorphose plus ou moins complète qui les a mués en écrivains : Eugène Fromentin et les frères Edmond et Jules de Goncourt. Trois talents représentant trois expériences algériennes, trois contacts de l'art français avec l'Algérie, également féconds, mais de manières fort différentes.

Le premier, Fromentin, est sans aucun doute l'orientaliste le plus célèbre après Delacroix. Artiste d'une originalité moins forte que ce dernier, Fromentin a, cependant, rapidement pressenti tout ce dont son art subtil et délicat pouvait bénéficier de l'apport algérien. Mais contrairement à Delacroix, il a toujours refusé la lumière éclatante comme la recherche systématique du bizarre. Incontestablement de l'école de 1830, Fromentin s'enthousiasme pour la mode de l'Orient qui, grâce à Delacroix, Descamps et Marilhat, soulevait alors l'engouement général. Et, en mars 1846, à vingt-six ans et à l'insu de sa famille qui s'y fût opposée, notre jeune artiste se rendait en Alger pour un séjour de quatre semaines...

Deux autres voyages dans ce pays de lumière allaient suivre ce premier, en 1847 et en 1852, bien plus prolongés et tous d'émerveillement esthétique pour le futur auteur de Dominique. Par trois fois, ce sera le même enthousiasme pour cette terre et les hommes qui la hantaient. Outre d'immortels souvenirs de joie et de beauté que le temps avivera en les transfigurant, il rapportera de ces séjours des sujets qui établiront sa gloire de peintre et la matière de deux livres : Un été dans le Sahara et Une année dans le Sahel. Deux chefs-d'oeuvre de description où, contrairement à la plupart des descripteurs modernes, il s'est attaché à rendre le sens intime des choses plutôt que leur relief extérieur, ce qui, chez un peintre, est une rare et remarquable vertu. Il s'était en outre forgé une langue très originale, très savante, classique pour les éléments dont elle se composait, et très moderne pourtant, par l'abondance et la variété des sentiments qu'elle exprimait.

Pourquoi cet artiste a-t-il éprouvé le besoin de compléter ses tableaux, d'en prolonger l'impact visuel par des mots? Avec sa franchise clairvoyante, avec sa sensibilité constamment en alerte et son désir de clarifier les choses, il s'en est expliqué lui-même dans la préface d' Un été dans le Sahara : " L'instrument que l'avais dans la main était si malhabile, écrira-t-il, que d'abord il me rebuta. Ni l'abondance, ni la vivacité, ni l'intimité de mes souvenirs ne s'accommodaient des pauvres moyens de les rendre dont je disposais. C'est alors que l'insuffisance de mon métier me conseilla comme expédient d'en chercher un autre, et que la difficulté de peindre avec le pinceau me fit essayer la plume ".


3 peintres 2Eugène Fromentin : Une rue à El-Aghouat 1859, (coll. Part).

Car si Fromentin restait fidèle à la peinture, sa vocation première, il n'en jaugeait pas moins ses possibilités artistiques à leur vraie valeur. Imprégné des lois de son art, tout de classicisme, il demeurait prudent devant le pittoresque éclatant que lui offrait le vieil Alger barbaresque qu'il découvrait peu à peu. Spectacle qu'il jugeait, précisément, trop expressif pour être pictural. Sa conversion à l'écriture fut progressivement amenée par une recherche de précision, de netteté dans des lettres destinées à des personnes amies, puis des innombrables notes dans lesquelles il tentait de cerner au plus près les causes de son enchantement artistique. Ainsi naquirent successivement ses deux livres qui parurent d'abord dans deux revues: La Revue de Paris et La Revue des deux Mondes. Et cette oeuvre écrite épaule, parachève, surpasse même, en quelque sorte, l'oeuvre peinte. Deux expressions complémentaires qui ont puissamment contribué à enrichir la connaissance de l'Algérie de l'époque dont elles demeurent toujours la parfaite illustration.

Quant aux Goncourt, leur séjour algérois devait produire chez eux une transformation plus déterminante, une inclination plus profonde. Et la similitude de leur évolution avec celle de Fromentin est révélatrice.

Les deux frères avaient débarqué à Alger le 7 novembre 1849, venus là pour un séjour d'un mois. Sept ans séparaient l'aîné, Edmond, du cadet, Jules, qui en avait alors vingt. Venus avec leur attirail de peintres, ils escomptaient de cette terre nouvelle une rénovation de leurs conceptions artistiques et ils ne furent pas déçus. Dès l'abord, le site qui s'offrait à leur vue depuis l'Hôtel de l'Europe où ils logeaient, les éblouit, lumineux tableau plus tard brossé d'une phrase, dans leur journal: " La Méditerranée immense et bleue, bornée tout là-bas par quelque chaînon détaché de l'Atlas et baignant dans une caressante lumière! ". Ils s'enthousiasmèrent ensuite du décor que découvraient leurs yeux : rues étroites, souvent en escaliers et dévalant la mer, parfois enjambées par des voûtes, ruelles qu'ils parcouraient à longueur de journée tout en prenant des notes sur leurs carnets. Essentiellement visuels, les voyageurs néophytes s'attachaient à décrire les silhouettes imprévues qui hantaient ces venelles, les couleurs bigarrées du spectacle permanent qui s'offrait à leur vue, s'efforçant de tracer avec la plume de vibrants petits tableaux. Ils s'en donnaient à coeur joie, ravis, éblouis, acharnés à traduire en noir et blanc, c'est-à-dire avec des mots, les vibrations lumineuses du ciel algérien.

Ces notes, pas très originales et, sans aucun doute, bien inférieures aux futures descriptions de Fromentin, assument cependant une grande importance dans le destin des Goncourt. Car grâce à elles, eux qui aimaient la peinture, se transformeront en écrivains! Leurs premières impressions de voyage, débordantes de juvénile enthousiasme, dont un ami était le destinataire, accompagnant de vives remarques jetées sur un album d'aquarelliste, avec " des mentions de repas et d'étapes ", allaient se métamorphoser en une série d'articles qu'une jeune revue littéraire, l'Éclair, publia en 1852, sous l'intitulé de Notes sur Alger. Et ces Notes au crayon, comme elles étaient sous-titrées, gardent bien leur éclat d'esquisses tracées à main levée dans les rues de l'Alger d'alors, matériaux bruts d'artistes originaux.

L'un d'eux, Edmond, précisera lui-même les causes de leur métamorphose en écrivains, en republiant les articles de l'Éclair, dans ses Pages retrouvées : " Ces notes écrites sur notre carnet de voyage d'aquarelliste, dit-il, ont pour elles l'intérêt d'être les premiers morceaux littéraires rédigés par nous devant la beauté et l'originalité de ce pays de soleil. Et j'ajoute que ce sont ces pauvres premières notes qui nous ont enlevés à la peinture et ont fait de nous des hommes de lettres... ".

On aimerait savoir quelles oeuvres les peintres qu'ils étaient alors, avaient ramenées de leur voyage africain. Elles sont rares et peu connues. Et cependant, ce sont leurs " pauvres premières notes " qui permettront aux deux jeunes peintres de couvrir leur véritable vocation. Et c'est ainsi que, le 10 décembre 1849, deux littérateurs néophytes reprenaient le bateau " pour la France.", comme on disait alors là-bas, encore tout éblouis de ce qu'ils venaient de découvrir.

Comme chez Eugène Fromentin, la révélation de la lumineuse féerie algérienne avait amené les Goncourt à changer leur fusil d'épaule, transmutant ainsi leur virtualité picturale en art littéraire. Et ce, pour le plus grand profit des lettres françaises.

Gaston Palisser

In l'Algérianiste n° 94 de juin 2001

Vous souhaitez participer ?

La plupart de nos articles sont issus de notre Revue trimestrielle l'Algérianiste, cependant le Centre de Documentation des Français d'Algérie et le réseau des associations du Cercle algérianiste enrichit en permanence ce fonds grâce à vos Dons & Legs, réactions et participations.