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Tocqueville et l'Algérie

Écrit par Georges-Pierre Hourant. Associe a la categorie Littérature sur l'Algérie

Tocqueville et l'Algérie

 

tocqueville


Le 7 mai 1841, de grand matin, alors que son bateau vient de franchir le cap Caxine, Alexis de Tocqueville découvre avec admiration le site d'Alger. Depuis la conquête, au trapèze de la partie arabe sont venues s'ajouter de belles rues à arcades bordées de maisons européennes, et il compare la ville vue de loin à une immense carrière de pierre blanche étincelante au soleil. Derrière, c'est le fond sombre des coteaux, c'est l'Algérie en état de choc depuis la guerre sainte proclamée en 1839 par Abd-el-Kader. Les troupes françaises sont assiégées dans les places fortes qu'elles occupent, et un coup sérieux a été porté aux premiers établissements des colons. Mais Louis-Philippe vient enfin de décider l'occupation totale de pays, et Bugeaud vient de retourner en Afrique pour réaliser ce nouveau programme avec le titre de gouverneur général.

Un éminent spécialiste
de la colonisation

C'est ce pays au cœur de l'actualité que Tocqueville, accompagné de son ami Gustave de Beaumont (1) visite pour la première fois, avant d'y retourner cinq ans plus tard. Cette fois-ci, il va le parcourir pendant un mois seulement, car il tombera malade et il devra écourter son voyage. Mais il aura le temps d'écrire des " Notes de voyage " (2), où l'on retrouve la finesse habituelle de sa pensée et l'exactitude de son observation. Ces qualités lui sont déjà reconnues en 1841. Car Tocqueville ne manque pas de talent; journaliste et écrivain, il est célèbre depuis la publication en 1835 de son livre "De la démocratie en Amérique", et, en décembre 1841, peu après son retour d'Algérie, il sera élu, à l'âge de 36 ans seulement, à l'Académie française. II ne manque pas non plus d'objectivité : légitimiste de cœur, il se fait l'annonciateur de la démocratie, et on le considère de nos jours comme le prophète de l'âge des masses. II fait de la jeune république américaine une analyse impartiale et lucide; apôtre du libéralisme, hostile à toute centralisation administrative, il fait figure de Montesquieu du XIVe siècle. De plus, à ces talents d'écrivain, s'ajoute une activité politique importante. Élu député de la Manche en 1839, il prend vite parti contre la Monarchie de Juillet, dont il désapprouve la timidité envers l'Angleterre, et cette opinion le classe à gauche à l'époque; mais la hauteur de ses vues et la noblesse de son caractère lui concilient tous les partis. Lui qui s'est acquis une sorte de spécialité des pays nouveaux et de la colonisation (3), il se montrera un député actif, particulièrement intéressé par la colonisation de l'Algérie.

L'Algérie, Tocqueville s'y était intéressé depuis longtemps, bien avant son entrée à la Chambre. Dès 1837, il a publié deux articles intitulés " Deux lettres sur l'Algérie " (4). II y manifeste une grande connaissance du fait algérien ; il a pris ses renseignements auprès d'amis comme Louis de Kergorlay le premier officier français débarqué à Sidi-Ferruch (5), ou peut-être le (futur) général Lamoricière (6). Il a même envisagé un moment l'achat de terres dans la Mitidja. Tocqueville, colon "en gants jaunes", exploitant un domaine en Algérie, pourquoi pas ? En tout cas, cela ne se fit pas et, pour l'instant, il se contente d'écrire. Dans ces deux articles, il approuve l'installation française, mais il déplore l'abolition brutale du régime turc, qui laisse les Arabes aux prises avec notre administration tatillonne : "Essayez, je vous prie, de vous figurer ces agiles et indomptables enfants du désert enlacés au milieu des mille formalités de notre bureaucratie". II dénonce le funeste traité de la Tafna (mai 1837), qui augmentait la puissance d'Abd-el-Kader, et il préconise le contrôle de l'ensemble du pays. II pense que les Kabyles peuvent être gagnés pacifiquement à notre civilisation; il pense même, à cette date, qu'Arabes et Français pourront, avec le temps, former un seul peuple, tout en notant l'obstacle de l'Islam, religion funeste à ses yeux (7 ).Remarquons donc surtout que, dès ses premières "Lettres sur l'Algérie ",Tocqueville se montre favorable à la conquête. II variera sur certains points, mais ne changera jamais sur ce point capital; il se posera seulement la question de savoir comment conserver l'Algérie, et il va, au fur et à mesure, développer un véritable traité de la colonisation composé d'un art militaire doublé d'un art de l'administration.

" Un pays délicieux, la Sicile
avec l'industrie de la France "

C'est pourquoi Tocqueville avait hâte d'aller voir l'Algérie de ses propres yeux. II prépare ce voyage en prenant des notes sur le Coran dont la lecture le renforce dans l'idée de la supériorité sociale du christianisme. Puis il lit avec attention des documents officiels comme le " Tableau de la situation des établissements français dans l'Algérie " ou les " Actes du gouvernement " ; il y trouve des preuves de l'arbitraire auquel sont soumis les colons, victimes, selon lui, de ces " généraux et administrateurs qui... saisissent avec délices l'occasion de satisfaire leurs passions dans un pays dont la situation exceptionnelle leur sert de prétexte ". Et c'est enfin le voyage tant attendu, et l'arrivée à Alger par cette belle matinée du mois de mai 1841.

Tout de suite, comme tant d'autres voyageurs venus de France à cette époque (8), Tocqueville est frappé par le prodigieux mélange de races et de costumes de la ville d'Alger et par l'activité fébrile qui y règne. La Casbah lui paraît " un immense terrier de renard, étroit, obscur, enfumé "; ailleurs, "les Français substituent de grandes rues à arcades aux petites ruelles tortueuses des Maures". II se rend à Kouba " par une route superbe, mais qu'on ne peut suivre plus de trois lieues sans se faire couper la tête. Pays délicieux, la Sicile avec l'industrie de la France". Des hauteurs de Kouba, il aperçoit la Mitidja, " magnifique plaine, mais pas une maison, pas un arbre, pas un homme ".

Les jours suivants, Tocqueville se rend à Oran ; la ville était alors entourée d'un fossé creusé par l'armée. Pourrait-on créer à Oran un port de commerce ? II pense que cette mesure serait agressive contre l'Espagne, dont l'amitié lui paraît nécessaire pour la question algérienne, " à cause du pied-à-terre qu'elle nous laisse à Mahon ; il ne faut pas qu'elle donne ou qu'elle laisse prendre cette île aux Anglais". II visite Mers-el-Kébir, qui lui semble, malgré le manque d'eau, un " superbe établissement" et Arzew: son enceinte abrite 200 hommes, mais au-delà des blockhaus, " on ne peut se promener sans risquer sa tête ". II regrette que l'on ait cédé à Abd-el-Kader le territoire de plusieurs tribus amies, contraintes, depuis, à se réfugier près d'Oran, et il note (l'histoire, hélas! se répètera) : " en Afrique, toutes nos alliances ont amené la destruction de ceux qui mettaient en nous leur confiance ".

Puis, c'est le retour à Alger, et Tocqueville va passer la fin du mois de mai à rendre visite à plusieurs personnalités. Mgr. Dupuch, évêque d'Alger (9), en qui il voit à la fois " du saint et du gascon ", lui raconte les circonstances d'un échange de prisonniers qu'il a opéré avec le bey de Miliana, et cela lui semble une " scène des Croisades ". M. Lepécheux, directeur de l'Instruction publique, critique devant lui les abus du pouvoir militaire, l'absence de représentation des civils, les décisions arbitraires prises à Paris. Par exemple, lui dit-il, on a créé, sans consulter personne sur place, un collège arabe " qui n'a pas encore et qui n'aura jamais un écolier, et dont l'établissement a fait un grand tort en faisant craindre aux Arabes qu'on s'empare de leurs enfants ". II recueille, non sans complaisance peut-être, des plaintes analogues dans la bouche de M. Henriot, procureur général, et de Mr. Fillon, président du tribunal ; le premier va jusqu'à lui dire: " on ne fera rien d'Alger; c'est un pays qu'il faut quitter au plus vite ", et le second: " ce qui m'étonne, ce n'est pas qu'on ne vienne pas, c'est qu'on reste ". D'autres sont heureusement moins pessimistes, tel ce propriétaire d'un champ de 30 hectares près de Kouba, planté en mûriers, en oliviers, en légumes, et où de la vigne, déjà, " croît avec une prodigieuse vigueur ".

Enfin, ses visites terminées, Tocqueville s'embarque le 27 mai pour Philippeville. Le 29 au matin, il fait escale à Bougie, qui était occupée depuis 1833. La cité lui semble très pittoresque, mais, là encore, pas question de s'éloigner de l'enceinte: " nous sommes renfermés là comme dans une guérite ". II y rencontre le capitaine de Saint-Sauveur, qui avait été librement choisi comme caïd par trois tribus arabes de la région de Constantine, et qui lui parle avec passion de son expérience: les Arabes, lui dit-il, forment " un peuple curieux et intelligent. Ils ont une vie très oisive. La culture des terres ne leur prend pas plus d'un mois. Le reste se passe en conversations qui aiguisent leur esprit ". Le 29 au soir, il fait escale à Djidjelli, occupée depuis 1839, qui n'est encore qu'une pauvre bourgade habitée par 800 Maures, mais où vient de se construire un " superbe hôpital ". Le commandant de la place, le lieutenant-colonel Picouleau, lui parle des Kabyles et Tocqueville s'interroge: " On se demande comment des peuples arrivés au premier degré de civilisation où sont les Kabyles n'ont pas été plus loin. Cela ne peut guère s'expliquer que par leur état de montagnards, leur voisinage des Arabes, leur religion, et surtout leur division en petites tribus ". Le 30 mai, il arrive à Philippeville, fondée en 1838 par le maréchal Vallée; il est frappé par "l'aspect américain" de la ville, son développement rapide: elle comprenait déjà 4000 habitants, et de nombreuses maisons étaient "jetées pêle-mêle sur les collines au milieu des ruines romaines ". En revanche, le déjeuner chez le commandant de la place, le colonel d'Alphonse, qui fait régner la terreur chez les Arabes, et traite tous les colons de " canailles ", lui fait émettre un jugement non moins péremptoire sur la " grossièreté et la violence naturelles au pouvoir militaire. Nous avons retrouvé ce sentiment imbécile dans tous les grades, et le général Bugeaud en est la personnification". Le 31, il part avec un convoi pour Constantine, mais on doit le ramener malade à Philippeville; à sa convalescence, il s'embarque pour la France et arrive à Toulon le 11 juin.

" La plus grande affaire du pays "

Dès le mois d'octobre 1841, Tocqueville écrit un "Travail sur l'Algérie", long mémoire qui n'est destiné qu'à lui-même, et où, tirant les enseignements de son voyage, il fixe avec beaucoup de clarté les grandes lignes de sa pensée sur l'Algérie. Confirmation d'abord de la nécessité de la présence française : " Je ne crois pas que la France puisse songer sérieusement à quitter l'Algérie. L'abandon qu'elle en ferait serait aux yeux du monde l'annonce certaine de sa décadence ". Ensuite, définition claire des buts à atteindre, qui peuvent se résumer par la formule: domination totale, colonisation partielle. II ne croit plus maintenant à l'assimilation des indigènes, et il pense au contraire que la fusion des deux peuples est "une chimère qu'on ne rêve que quand on n'a pas été sur les lieux ". La domination n'est donc pas une fin en soi : " je ne me fais point d'illusion sur la valeur de l'espèce de domination que la France peut fonder sur les Arabes. Je sais que nous ne créerons jamais là qu'un gouvernement souvent troublé et habituellement onéreux. " La domination n'est qu'un moyen pour arriver à la possession tranquille du littoral, et à la colonisation d'une partie du territoire, en particulier de la région d'Alger. Il faut donc d'une part détruire Abd-el-Kader, et d'autre part, donner aux Français le goût de venir en Algérie et la possibilité d'y réussir, en leur accordant la liberté de la presse, le droit électoral, et les garanties judiciaires qui leur manquent; il faut en un mot qu'ils aient sinon les mêmes droits politiques que dans la métropole, du moins les mêmes droits civils, en particulier la sécurité de la propriété. Nous retrouvons ici les critiques de Tocqueville, tant contre la politique de Bugeaud que contre le système de gouvernement en général, c'est-à-dire un gouverneur militaire tout puissant et une administration civile pléthorique, tracassière, et " misérablement anarchique " (10).

Par la suite, l'intérêt de Tocqueville pour l'Algérie ne se démentira pas. De 1842 à 1844, avec Beaumont, il participe activement à la commission extraparlementaire présidée par le duc Decazes afin d'étudier les problèmes de la colonisation algérienne, et il s'oppose aux projets de colonisation militaire de Bugeaud, ainsi qu'à tous les plans d'inspiration communautaire qui tendent à couvrir l'Algérie de phalanstères de toutes espèces, et qu'il juge utopiques, car il ne croit qu'à l'initiative individuelle. En juin 1846, à l'occasion d'un débat à la Chambre, il prononce un discours très important.

Depuis son voyage de 1841, la situation, grâce à Bugeaud, avait beaucoup évolué sur le plan militaire: Abd-el-Kader, après la prise de sa smala (1843), la défaite des Marocains à la bataille d'Isly (1844), et l'échec de l'insurrection de 1845, était traqué de tous côtés; de plus, Bugeaud avait commencé intervenir en Kabylie. Aussi Tocqueville lui rend hommage en constatant que, grâce à lui, "la guerre en Algérie est encore un embarras, mais n'est plus un péril ". Mais il renouvelle ses critiques contre ses méthodes d'administration : il n'a rien fait, dit-il, " pour parvenir au grand but que doit se proposer la France, l'établissement d'une société européenne en Afrique ". Pire encore depuis le début, la question d'Afrique, considérée par le gouvernement comme un objet secondaire, " n'a été dirigée par personne. Et il conclut en proposant comme remède la création pour l'Algérie d'un ministère spécial, confié à un homme politique, et en réclamant de tous un effort soutenu pour régler cette affaire qui est, à ses yeux, " la plus grande du pays, et qui est à la tête de tous les intérêts de la France dans le monde ". Pour lui, en tout cas, elle est un vif sujet de préoccupation, puisque, toujours en 1846, d'octobre à décembre, il retourne en Algérie avec trois collègues du Parlement: voyage semi-officiel effectué en compagnie d'un journaliste retrouvé à Alger, Bussière. Tocqueville ne nous a pas laissé ses impressions, mais Bussière nous les a fait connaître dans un long article publié quelques années plus tard (II), où il mêle de façon très vivante le récit de ce voyage avec des réflexions sur les différents systèmes de colonisation.

Les villages de colonisation
en 1846

D'abord dirigés par Bugeaud, (auquel l'auteur rend un vibrant hommage tout en regrettant avec humour ses préjugés hostiles contre les civils), les voyageurs, après avoir traversé à la hâte le village civil de Boufarik, s'attardent à Beni-Mered, colonie militaire objet de toute l'affection du maréchal, et combien ingrate pourtant, puisque les soldats venaient de demander la dissolution de la communauté Bugeaud "pour les punir ", venait de la leur accorder. Après Blida, ils s'engagent dans le "territoire mixte ", sans routes et sans villages; ils escaladent le "formidable " col de Mouzaïa, où ils rencontrent à leur grande stupeur deux Français seuls et à pied : réprimandes de Bugeaud pour leur imprudence, mais il est flatté quand même de ce témoignage involontaire sur la sécurité obtenue grâce à lui. A Médéa, bivouac chez le fidèle Bou-Alem, bachagha du Djendel, qui leur offre la dhiffa, puis à leur départ, une escorte de 150 cavaliers et une furieuse fantasia : le maréchal, d'abord diverti, finit par être étourdi, et voudrait bien l'abréger, mais "comment faire entendre cela à des Arabes?" A Miliana, au dîner, une députation de civils vient troubler la fête en réclamant une administration municipale et un juge de paix: "c'était blesser Achille au talon ", et Bugeaud les congédie avec humeur. Arrivés à Orléansville, les voyageurs sont accueillis par Saint-Arnaud, alors colonel, et Bugeaud, encore sous le coup de la colère, se plaint à lui : "sont-ils fous? ils ne peuvent rien faire sans nous, et les voilà qui veulent se séparer de nous ! " II est vrai pourtant qu'il y avait des abus: le soir même, assistant à une pièce de théâtre, Bussière est arrêté par un simple sergent qui le menace de " le mettre dedans ", s'il persiste à... prendre l'air à l'entracte ! Avec Tocqueville, il rit beaucoup de cette petite aventure : "je sais maintenant, lui dis-je, ce que c'est qu'un territoire mixte : c'est un territoire mêlé de sergents ".

Cependant, ils trouvent des prétextes pour se séparer du maréchal, et après avoir traversé sous la conduite de Canrobert le Dahra récemment soumis, ils embarquent à Ténès à destination d'Oran, où ils sont reçus par Lamoricière, puis ils retournent à Alger, dont ils visitent les environs ; deux jours plus tard, Tocqueville s'embarque pour Philippeville, d'où il regagnera la métropole. II aura pu, pendant son séjour, apprécier avec Bussière des villages de l'Algérois, dont l'évocation fait aussi l'intérêt de l'article. Tantôt villages en plein essor, comme Boufarik, " ce lieu maudit devenu un délicieux jardin ", Chéragas (454 habitants, un " très joli village entouré de plantations qui lui donnent un air de vie ", ou encore Montpensier, qui, grâce à ses vaches, " pourrait être appelé la laiterie de Blida ". Tantôt villages hélas ! encore insalubres, comme Zéralda, qui est " ce qu'il y a au monde de plus pauvre, de plus fiévreux, de plus cadavéreux ". Partout, les colons réclament " un clocher qui, comme ils le disaient, leur rappelât qu'ils sont des hommes et qu'ils ont un Dieu, ainsi qu'un coin de terre sainte qui pût distinguer leur sépulture de celle des bêtes sauvages dont ils sont entourés ", et le maire de Zéralda en est réduit à transporter le corps de son fils âgé de 10 ans jusqu'à la Trappe, pour que les moines l'enterrent dans leur cimetière. Partout, des exemples de courage, comme celui de ce nommé Porcher, de Baba-Hassen, qui, tout en arrachant le palmier nain, se nourrit pendant 3 mois avec des escargots et des racines que sa femme allait ramasser ou encore celui de ce Melchior Pausson, contraint de vendre jusqu'à ses instruments de culture, mais qui conserve toute sa dignité montrant aux voyageurs un mur perce de fenêtres, il leur désigne sa " maison ", et, dans un rouleau de bois de caroubier, il est fier de leur faire voir " l'arbre de son moulin ".

Ce voyage avait donc renforcé Tocqueville dans ses idées sur l'Algérie. Peu après son retour en France, en février 1847, il est nommé président et rapporteur d'une commission chargée d'examiner deux projets de loi, l'un relatif aux crédits extraordinaires destinés à l'Algérie, l'autre sur la création de camps agricoles suivant un nouveau projet de Bugeaud, qui, soutenu par Guizot, ne renonçait pas à son idée.

Comment faire venir
les Français en Algérie

C'est pour Tocqueville, fort de l'expérience de ses deux voyages, l'occasion d'exprimer son point de vue dans toute son ampleur. II l'expose en deux parties. Dans la première, il étudie la domination et le gouvernement des indigènes. Notre attitude, dit-il, doit être énergique, mais modérée et orientée vers le progrès. Il faut d'une part rester forts, éviter de faire douter de notre volonté de dominer, éviter les excès de bienveillance (il cite la construction de mosquées par priorité sur les églises, les bateaux mis à la disposition des pèlerins de La Mecque...). Mais il faut aussi éviter les abus, et il condamne notamment les spoliations de terres. Surtout, il faut montrer beaucoup de discernement dans l'application de nos lois: "les peuples civilisés oppriment souvent les peuples barbares par leur seul contact. C'est ainsi que, sans recourir à l'épée, les Européens de l'Amérique du Nord ont fini par pousser les Indiens hors de leur territoire. II faut veiller à ce qu'il n'en soit pas ainsi pour nous ". II ne faut donc pas suggérer aux indigènes nos mœurs et nos idées, mais les pousser dans le sens de leur civilisation : par exemple ne pas les forcer à venir dans nos écoles, mais les aider à relever les leurs. En résumé, une conduite éclairée à leur égard fera découvrir aux musulmans que notre pouvoir, "malgré son origine réprouvée, pourra leur être utile". Dans une deuxième partie, il étudie le gouvernement des Européens. L'objet final de la France doit être non pas la création d'une colonie proprement dite, mais l'extension de la France elle-même au-delà de la Méditerranée. Et quel est le secret pour faire venir les Européens dans un pays nouveau ? Faites qu'ils y rencontrent les institutions qu'ils trouvent chez eux... faites qu'on y soit aussi bien et s'il se peut mieux qu'en Europe... Tel est le secret... il n'y en a point d'autre ". II réclame donc des élections municipales et il fait rejeter tout crédit pour la colonisation militaire de Bugeaud. Et sa conclusion est particulièrement forte : " la domination paisible et la colonisation rapide de l'Algérie sont assurément les deux plus grands intérêts que la France ait aujourd'hui dans le monde. Notre prépondérance en Europe, l'ordre de nos concitoyens, notre honneur national, sont ici engagés de la matière la plus formidable ".

Pour éviter un échec, le gouvernement retira son projet, et Bugeaud donna sa démission. Puisqu'on ne lui permettait pas de coloniser le pays à sa guise (pas plus d'ailleurs que d'achever la conquête de la Kabylie), il se retirerait, et son départ précèdera de peu la Révolution de 1848. Tocqueville, de son côté, deviendra ministre des Affaires étrangères de la Seconde république; puis, retiré de la vie politique après le coup d'Etat de Napoléon III, il pourra encore, avant sa mort survenue en 1859, publier un second livre à grand succès, " l'Ancien régime et la Révolution ". Mais jusqu'à la fin, l'Algérie continuera à l'intéresser : il intervient à la Chambre lors du vote du budget de l'Algérie pour 1848, et il signale à cette occasion le cas du fils d'El-Arbi tombé dans l'oubli et la misère, alors que son père avait rendu service à nos armées lors du premier siège de Constantine : bel exemple d'ingratitude de la France (et qui ne restera pas le seul !). II réclame également le retour aux autorités musulmanes de la gestion des fondations pieuses attribuées bien à tort selon lui à l'administration française. Et en 1849 et 1850, il participera encore à une commission chargée d'examiner la préparation des lois promises à l'Algérie en insistant à nouveau sur la nécessité d'y créer une société civile: " point de loi signifie point d'habitants, point de société civile, point de colons, mais seulement des camps et une armée ".

Au total, on le voit, l'Algérie fut, à Tocqueville, une préoccupation majeure. II pensait que la Méditerranée était la " mer politique " par excellence, l'espace stratégique que la France se devait de contrôler pour pallier son affaiblissement sur le continent européen. II se demanda donc comment on peut arriver à installer en Algérie une population française, tout en gardant vis-à-vis des indigènes "tous les égards que la justice, l'humanité, notre intérêt et notre honneur nous obligent à conserver".

Parmi les solutions qu'il préconise, il en est sans doute qui peuvent, avec le recul, paraître discutables; mais n'oublions pas qu'il tenait compte avec pragmatisme des circonstances de son époque, une époque où la conquête n'était même pas achevée. Et retenons surtout les grands principes qu'il a énoncés et dans lesquels ses voyages sur place l'ont confirmé : importance de la colonisation civile, nécessité de garder l'Algérie. Alors que tant de voix devaient s'élever jusqu'à nos jours pour critiquer avec hargne les colons français d'Algérie, écoutons cet homme intègre, qui ne mâchait pas au besoin son indignation devant tel ou tel abus, leur rendre au contraire un ardent hommage: " Nulle part le cultivateur européen ne s'est mieux et plus aisément familiarisé avec l'abandon, avec la maladie, le dénuement et la mort, et n'a apporté une âme plus virile et pour ainsi dire plus guerrière dans les adversités et dans les périls de la vie civile " (12). Et, puisqu'on reconnaît souvent à Tocqueville des dons de prophétie, comment ne pas songer à l'avertissement qu'il donnait dès 1841, en évoquant l'hypothèse de l'abandon de l'Algérie dans les termes que nous avons déjà cités ? Écoutons-le à nouveau, cet homme dont la mesure habituelle ne rend que plus frappante la fermeté des lignes qu'il écrivait alors: " Je ne crois pas que la France puisse songer sérieusement à quitter l'Algérie. L'abandon qu'elle en ferait serait aux yeux du monde l'annonce certaine de sa décadence... Tout peuple qui lâche aisément ce qu'il a pris et se retire paisiblement de lui-même dans ses anciennes limites, proclame que les beaux temps de son histoire sont passés. Il entre visiblement dans la période de son déclin ".

Georges-Pierre Hourant

(1) Gustave de Beaumont, ami inséparable et parent de Tocqueville, magistrat comme lui, partit avec lui aux Etats-Unis, officiellement pour y étudier le système pénitentiaire. Quand il fut révoqué en 1833, Tocqueville démissionna par solidarité et ils s'inscrivirent tous deux au barreau.
(2) " Notes du voyage en Algérie de 1841 ".
(3) En 1833, dans ses réflexions sur le " Système pénitentiaire aux Etats-Unis et son application en France ", Tocqueville notait les obstacles qui se présentent selon lui pour la colonisation française: caractère des Français, " singulier mélange de penchants casaniers et d'ardeur aventurière, deux choses également mauvaises pour la colonisation " ; centralisme excessif, qu'il oppose à la souplesse du gouvernement anglais.
(4) Parues dans la " Presse de Seine-et-Oise " (juin et août 1837).
(5) Louis de Kergorlay reviendra cependant en France dès le mois d'août pour refus de serment au nouveau régime.
(6) II n'y a pas de preuve formelle d'une correspondance directe de Lamoricière avec Tocqueville avant 1837, mais il est probable que celui-ci a été l'un de ses informateurs.
(7) Tocqueville se montre très sévère vis-à-vis de l'Islam. II écrira plus tard à Gobineau : " II y a peu de religions aussi funestes aux hommes que celle de Mahomet .... Je la regarde relativement au paganisme lui-même comme une décadence plutôt que comme un progrès ".
(8) Ainsi Théophile Gantier en 1845. Voir " L'Algérianiste " n° 42.
(9) Mgr Dupuch, évêque d'Alger de 1838 à 1845, avait eu une entrevue en mai 1841 près de Boufarik avec le bey de Miliana, au sujet d'un échange de prisonniers.
(10) Sur " Bugeaud et le gouvernement de l'Algérie ", ainsi que sur les critiques que lui adresse Tocqueville, lire l'article de Louis Castel (" l'Algérianiste n° 40, décembre 1987).
(11) La Revue des Deux Mondes (1er novembre 1853).
(12) Rapport de 1847.

Sources principales

-Alexis de Tocqueville, oeuvres complètes (Gallimard), texte établi et annoté par André Jardin

Tome 3 : " Ecrits et discours politiques", 1ère partie (1962).
Tome 5 : " Voyages ", 2e partie (1957).

-A. Bussière : " Le maréchal Bugeaud et la colonisation de l'Algérie. Souvenirs et récits de la vie coloniale en Afrique ". (Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1853).

In l'Algérianiste n° 43 de septembre 1988

 

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