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Théophile Gautier et l'Algérie

Écrit par Georges-Pierre Hourant. Associe a la categorie Littérature sur l'Algérie

Théophile Gautier et l'Algérie

T Gautier1

Quels souvenirs garde-t-on en général de Théophile Gantier ? Grâce aux Lagarde et Michard de notre jeunesse, nous nous souvenons d'un extrémiste du romantisme, de ce jeune homme qui, pour effarer le bourgeois, faisait sensation à la bataille d'Hernani par ses cheveux longs et son gilet rouge. Nous nous souvenons aussi en général qu'il se convertit à la doctrine de " l'art pour l'art " et qu'il devint l'un des maîtres de l'Ecole Parnassienne, donnant lui-même l'exemple avec les petits poèmes impeccables de " Emaux et Camées ". Et pour le grand public, il est l'auteur de romans historiques comme " Le Roman de la Momie " ou surtout ce " Capitaine Fracasse " éblouissant de fantaisie où il fait revivre la France haute en couleurs du temps de Louis XIII.

En réalité, ses talents sont plus variés et son oeuvre est immense (1). Poète, romancier, dramaturge, critique littéraire, critique d'art, peintre, il fut aussi un journaliste et un grand voyageur, qui laissa de ses voyages d'intéressantes relations.

L'appel de l'Orient

Voyageur, Théophile Gantier visita bien des pays d'Europe, notamment l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne et l'Angleterre, et même la Russie; mais évidemment c'est l'Orient qui le fascinait le plus, l'Orient mis à la mode par les tableaux de Delacroix et par" Les Orientales " de Victor Hugo, l'Orient des romantiques que séduisaient les mers étincelantes et les populations pittoresques, les palmeraies et les ruines, les forêts d'oliviers et la fraîcheur des oasis. C'est donc avec enthousiasme qu'il visita la Grèce et Constantinople en 1852 et plus tard l'Egypte, lors de l'inauguration du canal de Suez en 1869.

Mais l'Algérie, que la récente conquête avait mise à la mode, offrait elle aussi les mirages et les couleurs de cet Orient mystérieux, et ceci à 48 heures à peine de Marseille. Th. Gantier rêvait depuis longtemps d'un voyage en Algérie, et il peut réaliser deux fois ce rêve, une première fois en 1845, et une seconde fois en 1862, à l'occasion de l'inauguration du chemin de fer de Blida.

Déjà, en visitant l'Espagne en 1840, l'Espagne mauresque à demi africaine, il pensait à l'Algérie. Entre Madrid et Tolède, il se demandait : " Ne dirait-on pas que l'on est en pleine Algérie et que Madrid est entourée d'une Mitidja peuplée de Bédouins ? " (2). Puis le célèbre éditeur Hetzel (qui publiera plus tard les romans de Jules Verne) lui propose d'aller en Algérie en lui faisant l'avance, pour ses frais de voyage, d'une somme remboursable sur les bénéfices de son futur récit. Enchanté, Th. Gantier écrivait avant son départ, non sans humour (et non sans quelque prémonition !)

" Nous croyons avoir conquis Alger, et c'est Alger qui nous a conquis... Pour peu que cela continue, dans quelque temps d'ici, la France sera mahométane, et nous verrons s'arrondir sur nos villes le dôme blanc des mosquées " (3). De son côté, Gérard de Nerval annonçait le départ de son ami dans des termes plus nuancés : " II va étudier et saisir dans ses aspects d'originalité locale cette seconde France conquise sur la barbarie et le désert " (4). Et pour l'originalité, il ne sera pas déçu, puisque, outre l'exotisme qu'il recherchait, il lui sera donné de participer à une expédition militaire en Kabylie, et d'assister à une invasion de sauterelles et même à une séance de convulsionnaires et à une danse des djinns

A son retour, Th. Gantier commença le livre promis, et Hetzel publiait les premières pages du " Voyage pittoresque en Algérie " qu'il présentait de façon prometteuse : " Ce livre doit accuser le contraste bizarre des mœurs de la vieille régence barbaresque avec les allures positives de la civilisation moderne " (5). Mais le livre fut interrompu ; Th. Gantier le compléta par des articles et l'ensemble fut publié beaucoup plus tard, en 1865, chez Michel Lévy sous le titre " Scènes d'Afrique " (6). Le livre reste donc inachevé, mais nous en devons à Madeleine Cottin une édition critique qui sous le titre d'origine rassemble tous les documents se rattachant à ce premier voyage en Algérie (7). Nous constatons que l'ensemble offre un intérêt documentaire et artistique de premier ordre.

De la place du Gouvernement aux montagnes de Kabylie.

Parti de Paris début juillet avec son ami le journaliste Noël Parfait, Th. Gantier s'embarque à Marseille le 15 et arrive à Alger le 17 ; de la mer, il peut déjà en admirer le site, même si la ville n'est encore à l'époque qu'une " tache blanchâtre découpée en trapèze", sur un fond de coteaux parsemés de maisons de campagne. Des canots s'approchent du bateau, montés par des Turcs, des nègres, des Maltais, des Mahonnais, " des canailles de tous les pays du monde " et, au débarcadère, " une foule de gredins bigarrés " se jette sur les voyageurs pour se charger de leurs malles. Th. Gautier s'installe d'abord à l'"Hôtel du Gouvernement"; de sa chambre, il peut voir la Place du même nom (8) et la Place Royale créée devant le palais d'hiver du gouverneur. II observe avec étonnement la Place du Gouvernement: " C'est le point de réunion de toute la ville, c'est là que se donnent tous les rendez-vous... Tout Alger passe forcément par là trois ou quatre fois par jour... II y a là des gens de tous les états et de tous les pays, militaires, colons, marins, négociants, aventuriers... un mélange incroyable d'uniformes, d'habits, de burnous, de cabans, de manteaux et de capes... une confusion d'idiomes à dérouter le plus habile polyglotte ". Et bien sûr, avec son parti pris d'orientaliste, il déplore " ces vilaines belles maisons en arcades dont le modèle se produit dans les rues Bab-Azoum et Bab-el-Oued ", à l'imitation de la rue de Rivoli à Paris. Bien sûr, il dit leur préférer la ville haute, son dédale inextricable de ruelles, ce labyrinthe africain où des raies tracées au pinceau sur les murailles servent defil d'Ariane. En la visitant, il est étonné par l'innombrable quantité de petits ânes chétifs et maltraités, par les minuscules boutiques où se tiennent des Arabes accroupis vendant des broderies ou des pastèques, ou même seulement une poignée de pois chiches, par les étaux des bouchers qui " ont quelque chose de féroce et de sanguinolent", par les négresses tenant sur leurs genoux des piles de galettes chaudes. Parvenu à la Casbah, devenue une caserne, il aperçoit, à travers un fouillis de verdure, une multitude de petits sentiers poussiéreux qui descendent vers la mer, des chameaux et des campements, des cuisines en plein vent " où de vieilles négresses à mamelles de harpie accommodent le couscoussou sacramentel ", et, plus loin, les faubourgs de Bab-Azoun et de Mustapha-Inférieur, qui s'étendent le long de " la courbe gracieuse du rivage ". Cependant, à quelques pas de là, " l'Europe vous reprend ", et, tout en maudissant la civilisation et les maisons à cinq étages, Th. Gautier déguste " rue de la Marine, chez un restaurateur nommé Giraud, un repas tout à fait semblable à celui que nous eussions pu faire sur la Canebière à Marseille ".

A Alger, Th. Gautier aura encore l'occasion d'assister d'une part à un bal indigène où il admire des femmes qui lui font penser à celles de Delacroix, et d'autre part... à une invasion de sauterelles qu'il trouve à juste titre particulièrement gênante (9) : "une canne manœuvrée en l'air au hasard en coupe toujours en deux quelques unes... elles se heurtaient à l'étourdie contre notre figure, le pli de notre chemise en était rempli ". II entend dire que les Arabes les mangent et qu'elles constituent un plat agréable, mais il avoue " n'avoir pas poussé l'héroïsme de la couleur locale jusqu'à constater" par lui-même la vérité de cette affirmation. Cependant, une agréable nouvelle l'attendait : le Maréchal Bugeaud qui, comme l'écrit " La France Algérienne " du 23 juillet, " ne désire rien tant que de voir les hommes et les choses de l'Algérie jugées de visu par les intelligences d'élite", répond favorablement à la demande de Th. Gautier et de son ami de participer à l'expédition qu'il entreprend en Kabylie contre des lieutenants d'Abd-el-Kader.

Le 23 juillet, ils s'embarquent donc pour la Kabylie et ils arrivent le 24 à Dellys, d'où ils repartiront le 4 août. Bugeaud met à leur disposition une tente, deux chevaux, et un soldat. Bien qu'il ne participe pas aux opérations militaires, Th. Gautier pénètre "dans des endroits où nul Européen n'a mis le nez " (10) et il restera impressionné par les cavaliers kabyles aux yeux d'aigle, par les villages entourés de palissades de cactus, par les montagnes et les vallées pleines de lauriers-roses et de mimosas.

Convulsionnaires et esprits malfaisants.

A peine de retour à Alger, il fit une excursion à Blida, et il est pris, comme le seront après lui tant d'écrivains et d'artistes, par le charme de cette petite ville ombragée par des bois d'orangers et " détachant ses terrasses blanches sur un fond de montagnes violettes ". Par contraste avec la douceur de ce séjour, il a le rare privilège, grâce à une lettre de recommandation du capitaine Bourbaki, chef du bureau arabe, d'assister, près de Blida, à une séance de convulsionnaires, les Aïssaoua, dont il fait un récit réaliste et frappant : devant le caïd des Beni-Khelil entouré de ses esclaves et de sa tribu, une trentaine de membres de cette congrégation commencent à prier sous la direction du mokkadem, ou officiant. Encouragés par les youyous des femmes et le rythme de plus en plus rapide des tambours, ils se balancent en hurlant, roulent à terre couverts de sueur et d'écume, se relèvent "par secousses galvaniques comme une grenouille morte, au choc de la pile de Volta ", entrent en transes et demandent à manger au mokkadem. Celui-ci leur apporte des crapauds, des scorpions, des serpents qu'ils dévorent vivants, en même temps que du verre pilé et des feuilles de cactus dont les épines leur traversent les joues; d'autres se frappent la poitrine jusqu'au sang ou se couchent sur des lits de braise. Et pour comble d'horreur, on traîne devant eux un mouton épouvanté sur lequel ils se précipitent et qu'ils déchiquètent à belles dents. Cette fois rassasié d'exotisme, Th. Gautier avoue que la tête lui tourne, qu'il a des vertiges et des nausées, et qu'il retrouve avec plaisir la route de Blida !

Mais les plaisirs de la découverte ne sont pas épuisés encore, et il prendra de nouveau le bateau, d'abord pour Oran, avec escales à Cherchell et Mostaganem, puis pour Philippeville, d'où il gagnera Constantine fin août. Fortement impressionné par le site de la ville et par sa physionomie orientale, il a la chance de trouver un guide en la personne d'un ami nommé Duclaux qui, sur ordre du gouvernement, construisait une maquette en liège de la ville et la connaissait pierre par pierre. Celui-ci l'emmène voir une danse des djinns, cérémonie incantatoire qui a pour but de chasser les djinns, ou esprits nocturnes (bien connus depuis le poème du même nom de Victor Hugo) hors des demeures victimes de leurs méfiances : quatre ou cinq jeunes filles, excitées par les chants de quelques vieilles "sorcières " arabes ou juives " hagardes et truculentes", dansent de plus en plus vite, haletantes au point de s'évanouir, jusqu'au départ supposé des esprits. Au retour, Th. Gautier, encore " ivre de ce spectacle vertigineux " perd de vue son compagnon dans les ruelles, et rencontre l'une des jeunes danseuses et sa sueur à qui il demande le chemin de son auberge, "L'Hôtel d'Europe". Mais celles-ci le reconduisent dans leur maison et Th. Gautier passera la nuit - en tout bien tout honneur - dans la chambre de l'hospitalière indigène.

Retour et nostalgie

Enfin, le 29 août, Th. Gautier s'embarque à Stora, et arrive à Marseille le 31, accompagné de son ami... et d'une petite lionne qu'on lui a donné à conduire en France. Son retour ne passe pas inaperçu : " il revint à Paris ", écrit Sainte-Beuve (11), "vêtu en Arabe, coiffé du fez, chargé du burnous, et, sur l'impériale de la diligence, tenant entre les jambes une jeune lionne ".

II est bien normal qu'après tant de péripéties, Th. Gautier ait gardé la nostalgie de l'Algérie: elle lui inspirera deux poèmes (" Le lion de l'Atlas ", " Le Bédouin et la mer ") et une tragédie " La Juive de Constantine ", jouée en 1846, et inspirée d'une histoire qui lui avait été racontée pendant son séjour dans cette ville. En 1850, il compose en collaboration avec le musicien Ernest Reyer, qu'il avait rencontré à Alger, la symphonie " Le Selam ", qui est une évocation musicale de leurs souvenirs algériens. En 1848, poussé par des difficultés financières dues à la révolution, il avait même rédigé une demande au Ministre de la guerre pour se fixer comme colon près de Philippeville, mais il y avait renoncé en retrouvant son métier de journaliste après l'élection de Louis Napoléon Bonaparte, le futur Napoléon III qui témoignera toujours de la bienveillance à son égard. Grâce à sa protection, Th. Gautier est engagé en 1855 au " Moniteur universel ", et c'est ce qui va lui permettre notamment de revoir l'Algérie, où ce journal l'envoie en août 1862 pour l'inauguration du premier chemin de fer en Algérie, qui joignait Alger à Blida (12).

Le chemin de fer d'Alger à Blida.

Dans le compte-rendu qu'il en fait pour "Le Moniteur" (13), Th. Gautier avoue qu'il avait, depuis son retour en France, " regretté cette vie étrange où la civilisation se mêle à la barbarie dans une proportion si pittoresque ; nous nous sommes rappelé ces belles nuits passées sous la tente, ces longues routes à cheval, ces excursions à la suite de notre vaillante armée jusqu'aux sommets lointains du Djurdjura. Plus d'une fois, nous avons refait, avec l'architecture du rêve, Constantine perchée sur son roc comme une aire d'aigle, Oran penchée sur son gouffre de verdure, maintenant comblé, et cette blanche Alger qui s'adosse à sa montagne les pieds et la tête baignant dans un éternel azur ". Et c'est avec chaleur que cet ancien détracteur du progrès fait le reportage de cette cérémonie : " Le soleil du 15 août 1862 se leva au bruit des salves d'artillerie qui annonçaient les solennités du jour. L'Algérie pour célébrer dignement avec toute la France la fête de l'Empereur, ajoutait au programme des réjouissances ordinaires, l'inauguration de son premier chemin de fer. Cette première ligne de rails qui réunit Alger à Blida n'est point longue: cinquante kilomètres; mais c'est le commencement d'un réseau qui va bientôt s'étendre de tous les côtés sur le territoire de notre belle colonie : c'est un avenir plein de promesses qui s'ouvre pour la France africaine ".

Civilisation et barbarie

On le voit, ce romantique fougueux s'était peu à peu converti à la civilisation. En fut-il d'ailleurs jamais l'ennemi ? La phrase, trop souvent citée hors de son contexte, " L'Algérie est un pays superbe où il n'y a que les Français de trop " (14) n'est qu'une de ces boutades dont il était coutumier. En réalité, ses outrances d'humoriste ne doivent pas nous masquer l'essentiel : Th. Gautier, où qu'il aille, se révèle un voyageur très moderne, très curieux. Le maréchal de Saint-Arnaud s'en était bien rendu compte, qui, débarquant à Constantinople en 1854, écrivait à son frère en France: " Si tu veux une description de Constantinople, prends Théophile Gautier ". De même, si nous voulons connaître l'Algérie de cette époque, prenons Th. Gautier : il s'intéresse à tout, aux paysages comme au peuple des rues, aux spectacles les plus étonnants comme à la vie quotidienne, aux danses les plus bizarres comme aux premiers chemins de fer.


Place Royale et Hôtel du Gouvernement à Alger en1845

Pour tous ces motifs, Th. Gautier est un témoin particulièrement précieux de ces premières années de l'Algérie française, " où la civilisation se mêlait à la barbarie dans une proportion si pittoresque ", et où la première, progressivement, l'emportait sur la seconde.

Georges-Pierre Hourant

(1) Sur l'importance de son œuvre, voir R. Jasinski, " situation de Th. Gautier " (Revue " Europe ", mai 1979).
(2) Th. Gautier, " Tra los montes " (1843).
(3) " La Presse ", 6 janvier 1845.
(4) " La Presse ", 7 juillet 1845.
(5) Hetzel, prospectus publicitaire (1846).
(6) " Scènes d'Afrique " : titre des 6 premiers chapitres du volume d'anthologie des voyages de Th. Gautier intitulé " Loin de Paris " (M. Lévy, 1865).
(7) Th. Gautier, " Voyage pittoresque en Algérie ", édité par Madeleine Cottin (Droz, 1973).
(8) La statue du duc d'Orléans, à laquelle il fait allusion dans son livre ne sera inaugurée que le 28 octobre 1845 ; elle fit d'abord face à la mer.
(9) Sur les sauterelles en Algérie, voir " l'Algérianiste ", n°27, 28, 29 (articles de P. Piguet) et n°31 (article de J. Moriaz ). " La France Algérienne " du 23 juillet 1845 fait état de cette invasion : " Les sauterelles ont encore reparu à Alger... et causé d'assez grands ravages... notamment aux beaux jardins de la pépinière centrale ".
(10) Lettre écrite d'Alger par Th. Gautier à ses parents, le 7 août 1845.
(11) Sainte-Beuve, " Nouveaux lundis ", tome 6 (1866).
(12) Sur ce sujet, lire dans "l'Algérianiste", numéro spécial 1977, l'article de Fernand Arnaudiès : " Inauguration du premier chemin de fer en Algérie ".
(13) " Le moniteur universel ", 24 août 1862.
(14) Lettre écrite d'Alger par Th. Gautier à ses parents, le 19 août 1845.

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