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Albert Camus, Jean Brune, dernier rendez-vous de l'amitié

Écrit par Frédéric Musso. Associe a la categorie Littérature sur l'Algérie

 

 

Albert Camus, Jean Brune

Dernier rendez-vous de l'amitié

par Frédéric MUSSO


musso1....deux heures à la brasserie des Facultés....

 

Frédéric Musso est né en 1941 à Alger. Ancien journaliste, romancier, essayiste, poète, il obtient le prix Roger Nimier en 1975 pour La déesse, le prix algérianiste en 1978 pour Martin est aux Afriques, le prix Louis Guillaume en 1983 pour Le point sur l’île et le prix RTL poésie en 1985 pour Dans les murs. Son dernier ouvrage paru aux éd. Gallimard en 2006 est Albert Camus ou la fatalité des natures.

 

 

En octobre 1959, Jean Brune, le directeur de La Dépêche Quotidienne qui sera bientôt chas­sé d'Algérie par les autorités françaises, et Albert Camus, passent deux heures à la terrasse de la brasserie des Facultés. Que peuvent se dire l'ancien camelot du roi, blédard arabisant et berbérisant, et l'enfant de Belcourt, l'ancien membre du parti communiste ? Ils se connaissent depuis le lycée. L'un va mourir dans moins de trois mois sur une route de France, l'autre, l'aî­né d'un an, va vivre l'exil « quelque part en Europe ». Que peuvent-ils se dire au moment où le destin de l'Algérie bascule ? À l'exception de quelques soudures et ajouts aisément repérables, les propos de l'un et de l'autre sont tirés de leurs ouvrages respectifs.

 

- Aïe Albert, cette petite caille qui fait danser le trottoir !

- Tu parles comme un Espagnol !

- Comme à Bab-el-Oued sur la place des Trois-Horloges, dont deux sont règle sur le méridien de Greenwich et la troisième sur vent d'est...

- Une chiquette. Je les aime comme ça, fraîches, le cheveu qui danse, les jambes nues, le regard vainqueur de celles qu'on ne séduit pas avec un poème. Elles sont moins nombreuses qu'avant. Ou alors c'est moi qui vieillis. Dans un pro­cès que j'intentais à l'histoire, j'oubliais le principal accusé: le temps.

- Tout a changé, ici. Alger est devenue une ville internationale. Les pétroliers, les espions, les hommes d'affaires qui s'agitent autour du Plan de Constantine. Ce que je croyais alourdi d'un grand secret qui est le souvenir des premiers émerveillements de l'enfance devient transparent, d’une cruelle légèreté... Nous vivons des temps funestes.

- funeste, qui donc emploie encore ce mot ? Funeste, même dans Caligula je n'ai pas osé. J'en avais envie dans la scène où il joue au crochet radiophonique avec les poètes. Il fallait bien que l'un d'eux le lâchât, ce putain de mot si beau dans Racine ou dans Corneille. Je n'ai pas pu... Jean, tout cela me fait peur. Il y a trois ans, quand je suis venu lancer un Appel à la trêve civile, je croyais encore que l'Algérie pouvait rester associée à la France, que les hommes de bonne volonté pouvaient influer sur son destin. Et puis j'ai compris. Ce n'était plus le temps des machines à écrire mais celui des mitraillettes. Je ne suis déjà plus chez moi parmi les Pieds-Noirs qui me considèrent comme un traître et les autres, les humanistes de Paris, me condamnent parce que je ne prends pas partie pour le FLN. Cette gauche dont je fais partie, malgré moi, malgré elle... Je n'aime pas l'Algérie à la façon d'un militaire ou d'un colon. Mais est-ce que je peux l'aimer autrement qu'en Français? Je l'aime comme un Français qui aime les Arabes, et veut qu'ils soient chez eux en Algérie, sans pour cela s'y sentir lui-même un étranger.

musso2Albert Camus

musso3Jean Brune

 

- Depuis que De Gaulle a parlé d'autodétermination et de cessez-le-feu, depuis qu'il a prononcé le mot de sécession, il ne reste plus qu'à nous défendre. C'est une guerre qu'on va mener contre les Français d’Algérie. Elle a commencé quelques jours après ton Appel à la trêve civile, quand Guy Mollet, le président du Conseil des ministres, a été reçu à coups de tomates. La France a ri. Cette brusque intrusion des tomates dans la politique ressemblait à une histoire méditérrannéene. Ce jour-là, il bruinait sur la ville blanche. La foule avait déferlé contre les barrages de gardes que les imperméables luisants comme les armures, les casques, les bretelles de l'équipement, les armes, sculptaient sous la pluie comme des bas-reliefs de charbon et de suie. Dans le ciel, tournaient des hélicoptères suspendus à un bruit de moulin mécanique...

- Tout n'est pas joué. Quand j'habitais ici, je patientais toujours dans l'hiver parce que je savais qu'en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amendiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m'émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année pourtant, elle persistait juste ce qu'il fallait pour préparer le fruit. Devant l'énormité de la partie engagée, qu'on n'oublie pas en tout cas la force de caractère. Je ne parle pas de celle qui s'accompagne sur les estrades électorales de froncements de sourcils et de menaces. Mais de celle qui résiste à tous les vents de la mer par la vertu de la blancheur et de la sève. C'est elle qui, dans l'hiver du monde, préparera le fruit...

- Ce qui nous attend n'est pas la promesse d'une floraison. L'éternel retour de Nietzsche

- comme tu l'as aimé celui-là !

- ne nous restituera rien de ce que nous aurons été. L'arrachement sera unique. Il ressemblera à ce que tu dénonçais dans L'Homme révolté. La révolution, la totalité qui n'est pas l'unité... Tu l'as écrit: « La révolte, aux prises avec l'Histoire, ajoute qu'au lieu de tuer et mou­rir pour produire l'être que nous ne sommes pas, nous avons à vivre et faire vivre pour créer ce que nous sommes ». La révolte aujourd'hui, c'est de résister aux pièges du général et à la veulerie des Français de France qui pensent que l'Algérie, cela commence à bien faire. Voici que l'Occident se met à croire à une sorte de fatalité des événements que les hommes ne pourraient que subir. En somme, au moment où l'Orient cesse d'être fataliste, l'Occident le devient.

- Je sais que les grandes tragédies de l'histoire fascinent souvent les hommes par leurs visages horribles. Ils restent alors immobiles devant elles sans pou­voir se décider à rien, qu'à attendre. Ils attendent, et la Gorgone, un jour, les dévore.

Des passants reconnaissent Albert Camus. Ils vont leur chemin avec un discret détournement de tête. Une femme sourit; son sourire rencontre le sourire de l'homme illustre.

- Garçon, dit Jean Brune, remettez-nous ça, deux anisettes Cristal.

- Et la kémia.

Albert Camus regarde l'échappée sur la rue Michelet, les ficus dont le vert a pâli. Il va bientôt faire nuit. Le ciel s'arrondit au-dessus du cœur d'Alger.

- Il y a des jours où le monde ment, des jours où il dit vrai. Il dit vrai ce soir -et avec quelle insistante et triste beauté. Même au cœur de la ville, on éprouve cette angoisse du soir. Le cœur se serre, comme si cette angoisse n'était pas seu­lement celle du coucher du soleil. En Grèce, le coucher du soleil se dit « fin du règne du soleil ». C'est à la fin d'un règne que j'ai le sentiment d'assister. Nous allons vers une nuit de sang. Regarde ces hommes et ces femmes qui rentrent chez eux, qui opposent leur souci quotidien à l'ébranlement du monde. Leur vie dans l'épaisseur et la chaleur de l'amitié, de la famille. Le corps au centre et ses vertus - et sa profonde tristesse dès qu'il dépérit - vie sans horizon que l'im­médiat, que le cercle charnel. Fiers de leur virilité, de la capacité de boire ou de manger, de leur force et de leur courage. Vulnérables. Attachés à l'Algérie comme des arapèdes. Ma mère ne veut pas quitter Belcourt. Comme je la com­prends, bien que cela m'effraie. Quand elle vient en France, elle regarde par la fenêtre et trouve qu'il n'y a pas d'Arabes. Je ne crois plus que De Gaulle veuille une Algérie fraternelle. Il a pris le parti des cyniques, des boutiquiers.

- Il ne veut plus de l'Algérie qui l'a porté sur le Forum. Il a renié mai 1958. Il a rejoint la cohorte des pragmatiques. Il est curieux de noter que presque tous ceux qui, en France, prétendent faire profession d'amour - les croyants qui pen­sent avoir reçu du Christ la révélation de la fraternité et les athées qui croient l'avoir héritée de la Révolution - n'ont eu que dédain et brocards pour les fra­ternisations de mai qui, à travers toute l'Algérie, ont jeté des millions d'hommes les uns vers les autres. Il a pris le parti de l'Islam. Il va laisser l'Algérie à sa fascination de l'Orient. Car jamais le Maghreb n'a cessé de regar­der vers l'Orient et d'y choisir ses héros; et jamais les Etats qu'il a bâtis sur ces fondations n'ont duré au-delà d'une ou deux générations. Tout s'est toujours passé comme si le Maghreb était trop loin de la lumière qui le fascine, comme s'il était un fruit trop lourd au bout d'une branche trop longue et trop fragile ; mais aussi comme si nul ne pouvait venir à bout de son irréductible turbulen­ce et comme s'il ne pouvait pas résister lui-même à l'étrange appel du nihilis­me qui le tourmente depuis l'aurore des âges.

- Francis Ponge, que j'ai connu à Lyon, pendant l'occupation, a passé deux mois ici après la guerre. Il a écrit cette phrase belle et terrible, bien dans sa manière : « Terre extraordinairement fertile. Continent arrondi, jeune, encore tout plein, tout capable d'événements géologiques assez théâtraux ». Le théâtral, nous le pressen­tons bien sous la forme de la tragédie. Du sang, du sang... Le sang des inno­cents, le sang des Roumis, le sang des infidèles, des chrétiens.

- Les Arabes nous appellent les Roumis, les Romains. La véritable traduction de chrétien est le mot « Naçrani »... Nazaréen. Ils ne s'y trompent pas. Ce n'est pas tout à fait la même chose. Il est curieux de noter que la marée arabe, sub­mergeant l'Occident depuis l'Indus jusqu'à Cordoue, nous a laissé un éblouis­sant héritage à Damas et à Grenade; mais rien ou presque rien en Afrique et le même désert qu'aux premiers jours en Arabie. A d'apparents caprices aussi étonnants, il faut qu'il y ait une raison. La raison c'est qu'à Damas et à Cordoue l'Islam s'est greffé aux vieux troncs perse et andalou pour pousser de nouveaux rameaux.

- Nous sommes en état de siège et je ne peux pas consentir à la haine, à la vio­lence et au meurtre. Je ne peux pas consentir à ce désespoir. Tu sais bien que l'Algérie fraternelle, nous, écrivains, nous l'avons rendue sensible, vivante, le contraire d'une utopie : Roblès, Amrouche, Jules Roy, Mammeri, et jusqu'au petit Sénac... Cela doit bien être possible avec des épiciers, des paysans, des cordonniers, des instituteurs, des pêcheurs, des bergers !

- Albert, nous sommes passés dans un monde où il faudra ressembler à ton Sisyphe quand il redescend vers la vallée dans laquelle son tourment de pierre a déjà roulé et d'où « les petites voix émerveillées de la terre s'élèvent ». Je sous­cris au bonheur de Sisyphe, mais contrairement à toi, je ne crois pas qu'il soit l'austère cortège de la descente. Il est au contraire la récompense de l'exté­nuante remontée, retour vers les sommets pour retrouver l'éclat d'une lumière perdue dans les bancs de brouillards des vallées. Et la symbolique de l'ascen­sion et de la chute épouse effectivement la difficulté des révisions et la facilité des dégradations. Les premières exigent un sacrifice démesuré et les secondes s'accomplissent tout naturellement, à l'insu des hommes, par le simple effet de l'érosion des jours. Hissé sur la crête, le roc brille, irradiant mille scintillements de gemme. Mais, cessant d'être soutenu par toutes les forces mobilisées, il roule vers les gouffres où il s'éteint. Et, rendus aux confusions des pénombres, les hommes se reprennent à rêver aux éblouissements entrevus. Sisyphe leur montre l'ascèse des reconquêtes. Il s'arrache au « monde inférieur » et remon­te, arc-bouté sur ses propres misères. Et il est heureux. Il retourne au rendez-vous d'une vérité, achetée au prix de la peine et purifiée dans la lumière des hautes terres...

- Comme tu y vas, Jean ! Ton Sisyphe devient un mystique de la maintenance.

- De la civilisation.

- Un maquisard en Kabylie pourrait tenir le même discours.

- Non. La puissance du mythe est telle que je ne peux le réduire à l'éloge de l'ef­fort et de la discipline. Les marins qui se rasent chaque jour à bord, les pêcheurs qui ravaudent leurs filets après chaque sortie, les cuisiniers qui briquent leur piano, les bouchers qui raclent leurs billots ne sont pas des Sisyphe. Le maqui­sard kabyle fait sa guerre sainte, comme un communiste qui rêve de grand soir et de libération de l'homme. Ce n'est pas un résistant, mais un travailleur du totalitaire. Il invente une terreur pour son Algérie future qui deviendra invi­vable. Ce n'est pas « les cinquante bougnoules à l'Assemblée » que craignait De Gaulle avec l'intégration qui modifieront le paysage français. Nul ne peut dire ce que sera l'avenir, mais l'expérience historique appelle à se souvenir que les grands bouleversements, les grandes aventures ont toujours été le fait de foules, parfois misérables, embrasées par une ferveur. Ni les croisés sur la route de Jérusalem, ni les compagnons de Jeanne à Orléans, ni les soldats de Bonaparte ne couraient à la conquête d'un confort médiocre. Prenons garde que les foules sans chaussures du tiers-monde ne campent pas un jour dans les plaines d'Europe comme les sans-culottes de Bonaparte ont campé dans la plai­ne du Pô et finalement s'y sont habillés, comme le raconte Stendhal...

- Arrête, tu portes la « schkoumoune » !

- La « schkoumoune », l'excommunication, ce sont les Français d'Algérie qui la subissent. On commence par les peindre en forme de monstres parce que le rôle va être rendu vacant par la canonisation des écorcheurs et parce qu'on espère ainsi vider leurs protestations et leur plainte d'un dangereux pouvoir d'émo­tion. Nouvelle stratégie. On change d'ennemis, l'armée recevra l'ordre de se retourner contre les Français d'Afrique. Et comme les rebelles couchaient des morts entre les foules algériennes et les soldats missionnaires qui les appelaient au banquet de la fraternité, le dieu qui trône à Paris dans une Olympe de super­cherie et de mensonge, exigera que soient couchés d'autres morts entre l'armée et les Français d'Afrique afin que soit désamorcée la force explosive incluse dans l'alliance des soldats inquiets d'être acculés au parjure et les foules civiles anxieuses d'être chassées des terres de soleil.

- Tu comprends comment cela peut être difficile pour moi. Il y a tout ce que j'af­firme depuis vingt ans. L'effort le plus épuisant de ma vie a été de juguler ma propre nature pour la faire servir à mes plus grands desseins. De loin en loin seulement, j'y réussissais. Et puis il y a cette putain de fatalité des natures qui me pousse vers les miens, dans ton camp... Il est évident que je ne peux pas prendre parti pour le FLN.

- Pourquoi ne parles-tu pas du haut de ton prix Nobel ?

- J'ai pris trop de coups. Le plus important pour moi, maintenant, c'est d'écrire. Tu sais bien ce qu'on a pu me balancer: Camus fini, Camus n'a plus rien à dire, etc. J'ai encore des choses à dire, une œuvre à poursuivre. Je sais qu'on m'at­tend au tournant, qu'on ne me pardonnera rien.

- L'Algérie ?

- Jusqu'à l'os. Je n'aime pas parler de ce que je suis en train d'écrire, mais là... Alger, oui, et l'histoire d'un homme qui me ressemble comme un frère. Le Premier homme. La famille. Autobiographie à peine déguisée. Les sensations les plus exactes. Fidélité à la lumière, aux instants, aux racines. Un homme tout entier. J'en ai détruit des pages et des pages. Ça avance lentement. À vrai dire,

je n'ai écrit que le tiers de mon œuvre. Il me reste tant à faire. Cette manie depuis le lycée de faire des plans, de programmer, parfois je me dis que c'est obscène... Ce sera mon premier vrai roman. Et toi?

- L'Algérie, le combat de tous les jours. L'Algérie que nous sommes en train de perdre, le bled, les colons, l'armée, les rebelles, le Djurdjura, les Berbères fous de l'héroïsme arabe, celui qui massacra leurs ancêtres, le Maghreb. Alger, les bombes posées par des jeunes filles belles et désirables, qui rêvent d'un monde sans voile... L'Algérie lourde de son passé. Une tragédie menée en séquences plus ou moins longues, qui se résout, d'une certaine façon, en unité de temps et de lieu. Tu sais, ta Peste est un modèle. Mon colonel est un peu ton Rieux, le médecin qui lutte pied à pied... Je montre comment les gens de la montagne subissent la terreur des maquis, la propagande des Oulémas qui leur parlent d'un Islam glorieux, de la haine des Naçrins, les Nazaréens, les chrétiens, de l'amour qui fait qu'un Kabyle gérant de ferme va donner une nuit à son patron français le fusil que les rebelles lui ont confié pour le tuer et lui interdit désor­mais de lui ouvrir sa porte, même s'il le supplie... La cruauté, l'horreur quoti­dienne, l'espoir. Une grosse machine où je dirai tout de notre passion pour la terre natale dont on ne veut pas qu'elle soit notre patrie.

- L'as-tu déjà nommée?

- Cette haine qui ressemble à l'amour.

- C'est un beau titre. Puissant. Quand tu auras fini ton livre, envoie-le moi.

- J'en ai au moins pour un an... Tu pars quand?

- Demain.

Une main se lève :

- Remettez-nous ça...

Frédéric MUSSO

 

In « l’Algérianiste » n°121

 

 

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