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Camus ou la fidélité

Écrit par Christian Lapeyre. Associe a la categorie Ecrivains algérianistes


« J'ai aimé avec passion cette terre où je suis né. J'y ai puisé tout ce que je suis. Bien que j'aie connu et partagé les misères qui ne lui manquait pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l'énergie et de la création ».
                                    
                                 Albert Camus
Actuelles III, Chroniques algérienne


Marie Viton, " Albert Camus "
(extrait de l'Algérie de Camus, José Lenzini, Edisud).


Camus n'a jamais été aussi présent. En effet, livres, articles de presse, émissions télévisées continuent d'être consacrés à notre prix Nobel, sans doute parce que pour « empêcher que le monde se défasse », comme il disait dans son Discours de Suède en 1957, nous avons besoin, aujourd'hui plus que jamais, de voix comme la sienne. Une voix fraternelle avec son exigence de vérité et de justice, une voix qu'on n'aurait pas pu faire taire au moment de l'exode des Français d'Algérie au milieu de l'indifférence (pour ne pas dire de l'hostilité) quasi générale d'une France en vacances.

Malheureusement, par un de ces coups du sort dont l'histoire n'est pas avare, cette voix était réduite au silence le 4 janvier 1960 dans un accident dont l'absurdité a valeur de symbole. « Trop jeune » dira sa mère en apprenant sa mort. Trop jeune et trop tôt, beaucoup trop tôt pour les Français d'Algérie à qui il voua une fidéli­té sans faille. Oui, cette voix nous a cruelle­ment manqué.

Cet attachement à sa communauté ne fut cependant pas toujours perçu par tous ses compatriotes d'Algérie.
 
Réputé « libéral », incompris, il fut souvent soupçonné et critiqué, lui que déchirait le sort de sa terre natale. Ce malentendu (1), cette incompréhension peuvent être aisé­ment dissipés si on accepte de se pencher sur sa vie, son action et son œuvre. À l'instar de Jonas, personnage d'une des nouvelles de son recueil L'exil et le royaume, il fut à la fois « solitaire » parce qu'isolé en métropole et mal compris d'une partie de sa communauté et « solidaire » parce qu'il fut toujours, avec obstination, du côté des siens. Il mit en pratique bien avant qu'il ne fût édicté par André Rossfelder, ce désormais fameux onzième commandement « Tu seras fidèle aux tiens surtout quand la nation les oublie ou les dif­fame » (2).

Cette constance dans la fidélité, cet acharnement à plaider pour le droit des Français d'Algérie à demeurer sur leur terre natale lui valurent critiques et reproches de la part de ceux qui, à l'image de Sartre, professaient « qu'abattre un Européen [d'Algérie], c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé». Il en souffrit incontestablement mais ne céda jamais sur la justice qu'il réclamait pour les siens qu'il considérait comme « des autochtones à part entière ».

Camus ne fit donc jamais mystère de son appartenance. Il suffit de rappeler ce qu'il déclara en 1957 à l'ambassadeur de Suède venu lui annoncer que le prix Nobel venait de lui être attribué : « Vous avez voulu distinguer mon pays d'abord, et ensuite le Français d'Algérie que je suis... ». Il autorisait ainsi chacun des siens à partager l'honneur qui lui était fait. N'écrivait-il pas en outre, dans les annexes du Premier homme: « Ce qu'ils n'aimaient pas en lui, c'était l'Algérien » (comprendre le Français d'Algérie)? Cette simple phrase nous donne sans doute une des clés essentielles de son attitude. Il se sentait « étranger » dans ce milieu intellectuel parisien qui ne connaissait, ni ne comprenait la complexité de la réalité algérienne. Et lorsqu'on lui demanda en 1959 s'il n'était pas temps de mettre fin au silence qu'il s'était imposé et de s'exprimer sur l'idée d'un réfé­rendum lancé par le général De Gaulle, il n'hésita pas et répondit : « Oui. S'il y a un référendum sur l'affaire algérienne, je ferai campagne contre l'indépendance dans la presse algérienne » (3).

Mais c'est bien entendu dans son œuvre que nous trouverons les témoignages les plus éloquents de sa passion pour sa terre natale et de son indéfectible sym­pathie pour les siens. La place nous manque ici pour faire défiler tous les pas­sages des œuvres où éclate « l'algérianisme » de Camus et, en tout état de cause, il ne saurait être question d'envisager une étude exhaustive. Quelques exemples illustreront néanmoins cette constante de l'attitude et de la sensibili­té d'Albert Camus.

Relevons en préambule cette remarque qu'il fit, au cours d'une interview, à propos de L'Étranger: « Naturellement, vous pouvez comprendre Meursault, mais un Algérien entrera plus aisément et plus profondément dans sa compréhension. Les hommes de là-bas vivent comme mon héros ». On ne saurait mieux souligner l'importance que Camus accorde au peuple de cette Méditerranée, mer des civilisations. Si on veut bien se pencher sur L'Étranger dont personne ne niera l'universalité, on trouvera de multiples exemples de cette singularité, apanage des Français d'Algérie. Ainsi quand Marie Cardona, la maîtresse de Meursault, demande à ce dernier à quoi ressemble Paris, il lui répond: « Paris, c'est sale, il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche ». Jugement lapi­daire qui correspond aux impressions de Camus lorsqu'il découvrit Paris, un univers étranger.

Au procès de Meursault, comparaissant pour meurtre, le président demande à Céleste, l'ami restaurateur de Meursault, cité comme témoin « ce qu'il pensait de moi et il a répondu que j'étais un homme » et le juge lui demandant « ce qu 'il enten­dait par là, il a déclaré que tout le monde savait ce que ça voulait dire ». Manifestement le juge (né probablement de l'autre côté de la Méditerranée) ne comprend pas ce que « ça veut dire ». Comment ne pas voir dans cette scène un symbole de l'incompréhension entre deux cultures? Ne faut-il pas pour se comprendre une véritable complicité dans le langage? Ne peut-on dire par ailleurs que Meursault préfigure le Français d'Algérie incompris et condamné, Meursault qui, au cours de son procès a « une stupide envie de pleurer » parce qu'il sentait « Combien il était détesté par ces gens-là » ?

Camus se glisse ainsi sans effort dans la peau d'un Français d'Algérie qui voit, ressent et aime les paysages et les êtres qui l'entourent. Toute son œuvre expri­me cette sensibilité.

Mais c'est incontestablement dans Le premier homme que la passion de Camus pour l'Algérie se manifeste avec le plus de force. Œuvre magnifique et essen­tielle, elle est malheureusement inachevée. On découvrit le manuscrit dans la serviette qu'il avait avec lui le 4 janvier lors de l'accident où il trouva la mort. Bien qu'orphelins de l'œuvre complète que nous espérions, il nous reste cet admirable témoignage d'un homme qui écrivait déjà dans ses Carnets (1945-1948) : « // est temps de dire ce que j'ai de plus profond ».

Jacques Cormery - en réalité Camus lui-même part à la recherche de ses ori­gines, ce que Jean-Louis Saint-Ygnan (4) appel les « racines obscures ». Il se penche sur les traces de son père tué à la guerre de 1914 et sur celles de sa famille. C'est alors que, dans cette quête, son enfance, sa vie et celle des siens vont défiler en d'émouvantes évocations d'Alger (l'école à Belcourt, le lycée Bugeaud et le trajet en tram, les parties de foot­ball, la chaleur, la mer en récompense). La figure christique de la mère, le mythe du père emporté dans un cataclysme incompréhensible, mort pour une France qu'il ne connaissait  pas (« Quand mon père fut appelé sous les drapeaux, il, il ne connaissait pas la France. Il la vit et fut tué »), ce retour aux sources constitue le cœur de  cette œuvre qui est au fond l'histoire de tous ceux qu'on appelle « les Pieds-Noirs ». On trouve en effet dans ce livre au ton juste et poignant, l'authentique portrait d'un Français d'Algérie et, paradoxalement, le caractère nettement autobiographique de l'œuvre renforce cette impression d'être soi-même impliqué dans le récit, d'en être en quelque sorte le sujet et d'avoir le droit de se dire « Le premier homme, c'est moi». Plongeant en lui-même, Camus fait revivre un passé qu'il sait partager avec ses compatriotes nés sur le même sol.

Fidélité à son passé, à ses racines, aux siens, attachement passionné à des hommes, à une vie, à une terre, un passage étonnant et significatif l'illustre à merveille. Jacques Cormery (Camus) se rend à Mondovi dans la ferme où il est né, le fermier lui raconte que son père, chassé de ses terres près du barrage à la frontière tunisienne, réinstallé et à nouveau menacé, a vidé les cuves où se trouve le produit des vendanges qu'il vient de terminer puis, trois jours durant, va arracher toutes ses vignes pied par pied. Au jeune capitaine métropolitain, chargé de l'ordre d'évacuation, le vieux colon (« Ceux qu'on insulte à Paris», dit son fils) déclare : «  Jeune homme, puisque ce que nous avons fait ici est un crime, il faut l'effacer ». Scène frappante que Camus relate sans commentaire, ni condam­nation. Un geste de désespoir et de colère qui se suffit à lui-même. Le lecteur actuel soumis à l'atmosphère ambiante de repentance à sens unique jugera. Notre intention ici n'est pas de faire parler un mort mais on peut affirmer, sans grand risque de se tromper, que Camus ne serait resté ni inactif, ni muet devant l'évolution de la situation en Algérie et face au drame vécu par ses compa­triotes voués à l'exil. Il aurait été difficile d'étouffer sa voix devant la faillite d'une politique qui transformait en bouc émissaire une communauté à laquel­le il était charnellement attaché et dont il pressentait déjà le sort injuste lorsqu'il écrivait dans ses « Chroniques algériennes (5) : « Si certains Français considèrent que, par ses entreprises coloniales, la France (et elle seule, au milieu de nations saintes et pures) est en état de péché historique, ils n 'ont pas à désigner les Français d'Algérie comme victimes expiatoires (« Crevez, nous l'avons bien mérité! »), ils doivent s'offrir eux-mêmes à l'expiation ». On méditera aussi sur cet extrait du même ouvra­ge : « Les gouvernements successifs de la métropole appuyés sur la confortable indifférence de la presse et de l'opinion publique, secondés par la complaisance des législateurs sont les premiers et les vrais responsables du désastre actuel. Ils sont plus coupables en tout cas que ces centaines de milliers de travailleurs français qui sur­vivent en Algérie avec des salaires de misère qui, trois fois en trente ans, ont pris les armes pour venir au secours de la métropole et qui se voient récompensés aujourd'hui par le mépris des secourus ».

Phrases cinglantes, on le voit, d'un homme qui sou­haitait un tout autre destin pour sa terre natale et qui n'avait pas choisi la voie la plus facile dans le drame algérien.

Camus, qui écrivait de l'Algérie, « Je puis bien dire au moins qu’elle est ma vraie patrie et qu’en n’importe quel lieu du monde, je reconnais ses fils et mes frère à ce rire d'amitié qui me prend devant eux », nous laisse une œuvre qu'il faut lire et relire sans cesse. Elle nous aide à comprendre qui nous sommes et à méditer sur ce que les temps contraires ont fait de nous. C'est sur les rivages de la Méditerranée, en Grèce, qu'est née la Tragédie. Peut-être était-il vain pour nous d’espérer y échapper, peut-être la lumière trop crue de nos paysages a-t-elle aveuglé tous ceux qui ont été mêlés aux convulsions d'une Histoire cruelle. Camus, lui-même pressentait-il cette issue lorsqu'il écrivait à la fin du Premier homme: « lui comme une lame solitaire et toujours vibrante desti­née à être brisée d'un coup et à jamais » ?

Son destin personne et celui de ses compatriotes apparaissent comme marqués du même sceau de l’absurde et de l'injustice. Dans le souvenir sans cesse rappelé du monde perdu, chacun d'entre nous est accompagné par la présence fra­ternelle d'Albert Camus. C'est pourquoi il ne sera jamais pour nous un écrivain comme les autres. Son message (un mot qu'il n'aurait peut-être pas aimé) nous dit la misère, la douleur, l'amour, l'amitié, l'honneur, la droiture et la fidélité. Il nous dit l'Algérie, ses hommes, ses paysages, son ciel et sa lumière. Il nous dit la terre dans laquelle nous ne dormirons pas, ni lui, ni nous de notre dernier sommeil. Il avait pourtant écrit dans Retour à Tipasa(6) « Mais peut-être un jour, quand nous serons prêts à mourir d'épuisement et d'ignorance, pourrai-je renoncer à nos tombeaux criards, pour aller m'étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre une dernière fois ce que je sais ».

Christian Lapeyre   

1- Titre d’une de ses pièces de théâtre.
2 - Rossfelder (André), Le onzième commandement, Gallimard, 2000.
3 - Réponse à Jean Bloch-Michel, citée dans Albert Camus, d'Herbert Lottman, Le Seuil.
4 - Saint-Ygnan (Jean-Louis), Le premier homme ou le chant profond d'Albert Camus, éd. Feuga.
5 - Camus (Albert), Chroniques algériennes, Gallimard, 1958.
6 – In, l’Eté, Gallimard

In « l’Algérianiste » n° 119

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