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Une lecture du roman inachevé d'Albert Camus « Le premier homme »

Écrit par Evelyne Joyaux. Associe a la categorie Ecrivains algérianistes

 


C'est en 1994 que les Éditions Gallimard ont publié le manuscrit d'Albert Camus Le premier homme, soit 34 ans après la disparition de l'écrivain. L'information donnée par la presse et la télévision fut d'abord considérée comme un événement plus sans doute que ne l'aurait été la découverte d'un roman inédit d'Alexandre Dumas ou d'Émile Zola. Ceci parce que l'auteur, d'abord journaliste, puis connu comme philosophe engagé dans le débat idéologique et politique depuis 1940, se trouve, de ce fait, relié, même après sa mort survenue en 1960, aux divers courants qui agitent l'opinion publique. C'est pourquoi, aujourd'hui encore, l'oeuvre d'Albert Camus concerne davantage de personnes qu'elle ne compte de véritables lecteurs.

Un manuscrit déconcertant

Comme on pouvait s'y attendre, l'édition du livre fut un grand succès de librairie, mais elle suscita assez peu de controverses, du moins perceptibles par le grand public. Ceci peut paraître surprenant alors qu'il s'agit là de l'œvre ultime d'un auteur qui en avait tant provoquées auparavant, et même de plus en plus à mesure que « le drame algérien » générait davantage de passions qui ne sont toujours pas éteintes.

À la sortie de l'ouvrage, les proches d'Albert Camus, comme Jean Daniel, exprimèrent leur émotion à la lecture de ce roman inachevé, car ils y reconnaissaient, dirent-ils, l'Algérie et les sensations de leur enfance. Au cours d'émissions culturelles de radio ou de télévision, les critiques littéraires développèrent souvent un parallèle entre Le premier homme et les romans sociaux du XIXe siècle qui peignaient le petit peuple de Paris comme Albert Camus s'attachait à celui d'Alger dans ce dernier livre. Depuis, des analyses plus récentes proposent d'aborder l'ouvrage en distinguant « deux niveaux de lecture ».

Ces différentes approches sont intéressantes et révélatrices. En effet, tout se passe comme si le contenu du manuscrit, si lourd de la vie quotidienne d'une famille pauvre d'Algérie, déconcertait les spécialistes camusiens. Certains s'en tiennent à l'autobiographie. II conduit les autres à traiter l'ouvrage en chicane littéraire à franchir pour retrouver, en amont, les voies familières de l'abstraction et du débat philosophique ancien sur lequel Le premier homme, pourtant postérieur, semble sans influence. Les premiers et les seconds pouvant arguer des limites d'une oeuvre inachevée et de la nécessaire prudence dont doit faire preuve celui qui la commente, pour expliquer leur réserve et le souffle court de leur analyse.

L'art et l'histoire

L'action se situe de façon certaine entre 1954 et 1959, pendant « les Événements » , sans qu'il soit possible de préciser tout à fait le moment. Le héros, Jacques Cormery, homme de quarante ans, à l'aise jusque-là dans sa vie en métropole, traverse un moment de crise qui le pousse à partir pour Alger où il est né et où vit toujours sa famille.

Le premier homme est un roman. Comme tel, il restitue ce que l'historien de l'Algérie française élague aujourd'hui: les jours des hommes dans le soleil et l'ombre de la terre, cette part K obscure » des êtres qui s'est forgée dans la succession des générations et au contact de ce pays; irréductible à la seule analyse, elle détermine les relations aux autres, à la famille, au travail, à la patrie, à la mort. Le hasard, dans lequel la tragédie a sa part, a voulu que ce dernier ouvrage d'Albert Camus, écrit en 1959, soit publié il y a peu, donc dans un moment assez largement postérieur à celui de sa rédaction. Notre époque, nous dit-on, bénéficie désormais, en ce qui concerne l'Algérie Française, de ce recul dans le temps, revendiqué par les historiens comme permettant seul,« l'organisation rationnelle du champ de la mémoire collective du groupe » (2)Ainsi coexistent le pays natal d'avant l'exil et l'Algérie théorique, l'un et l'autre rendus accessibles par les mots. Écrire c'est agir, c'est agir sur le lecteur. L'artiste et l'historien ont en commun d'exprimer une tension entre ce qu'ils explorent et ce qu'ils projettent. Pourtant, lorsqu'il s'agit de rendre compte du passé, l'incompatibilité entre les deux est généralement considérée comme totale. Cependant, avant de l'assimiler complètement à la séparation qui se veut étanche, en France, entre littérature et sciences, et de conclure à la nécessité pour le romancier de s'effacer devant l'historien, rappelons la mise en garde de Pierre Chaunu « l'histoire en vérité s'écrit toujours au présent. Son objectivité est relative aux soucis du corps social. II est puéril et dangereux de l'ignorer » (3).

Réalité et reconstruction historique

Chacune des pages de l'ouvrage décourage le commentaire de celui qui a connu la réalité à laquelle renvoie Le premier homme. « C'était cela, exactement cela! » pense le lecteur né en Algérie, pour qui les scènes s'assemblent, lui restituant sa jeunesse passée et son pays perdu.

Cette unité du monde qui nous est rendue, constitue également un point fixe par rapport aux reconstructions successives. Pour exemple, les Français d'Algérie, généralement et durablement mal considérés par l'opinion publique, font l'objet de multiples enquêtes sociologiques relayées par la presse. Aujourd'hui, la culpabilité qu'on leur attribuait hier, s'allège en proportion des souffrances imposées par leur déracinement, plus souvent évoquées que par le passé. Changement d'éclairage, qui se déplace vers l'Exode et ses conséquences douloureuses, plus que d'analyse. En effet, dans le même temps, et avec la disparition des témoins, la pensée rationnelle s'affranchit de plus en plus commodément de la réalité de l'Algérie. Les chercheurs se déclarent avides de vérité objective concernant la colonisation, mais rares sont ceux qui remettent en cause le système de pensée antérieur, dans lequel ils trouvent d'ailleurs leurs références, et qui fut élaboré, souvent contre les faits, par des intellectuels militants, selon un processus bien décrit par George Orwell dans l'ouvrage 1984: « Un intellectuel du parti sait dans quel sens ses souvenirs doivent être modifiés II sait, par conséquent, qu'il joue avec la réalité, mais par l'exercice de la double pensée, il se persuade que la réalité n'est pas violée. Le processus doit être conscient, autrement il ne pouvait être réalisé avec une précision suffisante, mais il doit aussi être inconscient. Sinon il apporterait avec lui une impression de falsification et, partant, de culpabilité ».(4)

Par exemple, l'expression « Algérie Française » qui correspondait à la réalité historique, politique, et au vécu de l'époque, disparaît progressivement des études au profit de « Algérie coloniale ». C'est un signe révélateur de ce que, dès les prémisses, la recherche se place, même sans en avoir conscience, dans l'alignement du système de pensée orthodoxe. Elle nie de ce fait une autre approche de l'histoire qui intégrerait « ce germe d'inconnu » (5) dont parlait E. F. Gautier au début du XXe siècle, lorsqu'il évoquait la naissance, en Algérie, de quelque chose de neuf, de fragile, d'imparfait mais prometteur et qui prospéra suffisamment pour que Jacques Soustelle puisse parler de la fin de l'Algérie française comme d'un ethnocide. Plus grave, pour l'avenir surtout, la recherche n'intègre pas les analyses qui n'allaient pas dans « le sens de Histoire » mais qui ouvraient, dès cette époque, sur des perspectives internationales, pour ne pas dire planétaires dont le présent permettrait de vérifier la pertinence. En 1957 Denis de Rougemont n'écrivait-il pas à propos de la condamnation de la France par l' O.N.U: « L'Amérique saura-t-elle comprendre que le drame algérien l'intéresse vitalement, étant celui de l'aventure occidentale tout entière? Et les autres pays de l'Europe verront-ils que la France n'est ici que leur avant-garde exposée ».(6)

Une autobiographie proustienne

Un professeur de lettres rappelle sans cesse à ses élèves de ne pas confonde dans un roman l'auteur, le narrateur et tel ou tel de ses personnages. Il ne faut donc pas confondre Albert Camus et Jacques Cormery: le « héros » dont nous découvrons la vie et l'enfance. Pourtant les circonstances particulières qui accompagnent la rédaction et la parution du livre méritent que l'on s'attarde sur ce point. En effet, le manuscrit inachevé a été trouvé dans la voiture accidentée d'Albert Camus, le 4 janvier 1960. Sa fille, Catherine Camus, à qui nous devons l'initiative de sa publication, note en préface que l'écriture est « rapide, jamais retravaillée».

La rédaction apparaissant spontanée, instinctive, pleine de l'enfance, la tentation est grande de considérer un tel texte comme une confidence quasi involontaire. D'ailleurs l'action se situe dans le cadre même où l'écrivain a vécu, et nous pouvons identifier la plupart des personnages comme ayant leur modèle dans son entourage. De plus il arrive à l'auteur, qui n'a pu corriger son texte, d'employer « Camus » à la place de Cormery, ou de nommer l'instituteur M. Germain du nom de son maître d'école.

Pour autant, aucun critique ne se donnerait le ridicule de confondre Le premier homme avec l'épanchement propre aux écrivains novices. Écrivain novice, en 1959, Albert Camus ne l'était plus depuis longtemps. Alors, faudrait-il relier ces pages si pleines de détails domestiques et de descriptions de la vie quotidienne du petit peuple d'Algérie, à ce fléchissement des convictions, à ce recul de la pensée devant l'affectivité que les anciens compagnons de route d'Albert Camus, hommes engagés et plutôt favorables dans l'ensemble à l'indépendance de l'Algérie, croient déceler chez l'écrivain après le Prix Nobel, et qu'ils attribuent aux circonstances ? En effet, il n'est pas rare que ceux-ci expriment des réticences sur les écrits postérieurs à 1957. Ainsi Jean Pélegri considère l'Appel à la trêve civile comme « le sommet » pour Albert Camus « Après, dit-il au cours d'un entretien, on comprend moins! ». Après il voit une sorte de démission de l'écrivain. « Est-ce une crainte de remettre en couse toute sa carrière... tout d'un coup il cossait sa courbe, il cassait son destin! ». Un historien algérien intervenant dans ce même film réalisé par Jean Daniel, regrette qu'Albert Camus ait « basculé du côté de ses viscères plutôt que du côté de son intelligence »; le mot est_significatif. Albert Camus viscéralement attaché à sa terre et refusant de la perdre, aurait fini par avoir des faiblesses pour l'injustice coloniale qu'il avait contribué à dénoncer.

Un tel jugement émanant de spécialistes de l'œuvre ou de proches de l'écrivain et concernant l'époque où Le premier homme est rédigé, mérite que nous nous y arrêtions.


Aux sources du roman

Le projet du roman dont la rédaction est vraisemblablement entreprise au cours de l'année 1959, habite néanmoins Albert Camus depuis sa jeunesse. Dans la préface qu'il rédige vingt ans après avoir écrit L'Envers et l'Endroit pour une réédition tardive de cette œuvre, l'auteur affirme:

« Simplement, le jour où l'équilibre s'établira entre ce que je suis et ce que je dis, ce jour-là peut-être... je pourrai bâtir l'œuvre dont je rêve. Ce que j'ai voulu dire ici, c'est qu'elle ressemblera à L'Envers et l'Endroit d'une façon ou de l'autre, et qu'elle parlera d'une certaine forme d'amour... Rien ne m'empêche en tout cas de rêver que j'y réussirai, d'imaginer que je mettrai ou centre de cette oeuvre, l'admirable silence d'une mère et l'effort d'un homme pour retrouver une justice ou un amour qui équilibre ce silence » (7). Le thème de l'ouvrage existe donc depuis 1934, il fallait attendre, nous confie Albert Camus, de se sentir prêt à l'écrire, c'est-à-dire d'être capable de maîtriser l'alliance du fond et de la forme.

« En art tout vient en même temps ou rien ne vient» . Ainsi la création du roman intervient après de longues années d'écriture, et dépend d'une double postulation comme ce fut le cas pour Marcel Proust. L'auteur trouve dans la recherche du temps perdu la matière et la règle de l'œuvre qu'il lui faut écrire. Chacun d'eux, à travers les portraits des êtres rencontrés, des sensations retrouvées, semble, en revenant en arrière, vouloir « se rapprocher de son propre centre » pour donner un sens à son avenir. C'est encore à la préface de L'Envers et l'Endroit que nous empruntons la citation suivante: « Chaque artiste garde au fond une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu'il est et ce qu'il dit... Pour moi, je sais que ma source est dans L'Envers et l'Endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j'ai longtemps vécu... » (8)

Il est à noter que centre et source occupent une seule et même place. Dans Le premier homme, cette découverte existe au bout d'une véritable enquête menée par Jacques Cormery: où était l'origine battait donc le cour


Trouver les règles d'action...

Albert Camus donne à Jacques Cormery, un homme de quarante, sa propre silhouette de séducteur en gabardine, avec l'ironie que l'on trouve fréquemment dans son œuvre. Mais dès le début du roman, au cours d'une visite purement formelle au cimetière de Saint-Brieuc, devant la tombe de son père, la prise de conscience brutale et quasi-physique de la mort retire son sens à sa vie et désintègre ce personnage sûr de lui. « Mais dans le vertige étrange où il était en ce moment, cette statue que tout homme finit par ériger et durcir au feu des années pour s'y couleret attendre l'effritement dernier, se fendillait rapidement, s'effritait déjà ». La quête de soi est issue, comme c'est souvent le cas chez Albert Camus de instant initial où Jacques Cormery découvre brutalement qu'il ne sait plus où il est dans un monde sans insistance. Il a besoin de la solidité des choses telle qu'il la ressentait enfant, de son accord avec elles, mais où cela le mènera-t-il? « Constater l'absurdité de la vie ne peut être une fin, mais seulement un commencement... Ce n'est pas ce qui intéresse mais les conséquences et les règles d'action qu'on en tire ». Ces lignes consacrées par Albert Camus au roman La Nausée de Jean-Paul Sartre, peuvent s'appliquer à l'ouvrage qui nous occupe. Effet, à partir de cet instant, Jacques Cormery se met en mouvement. Il ne cessera plus de voyager, d'abord de la métropole vers l'Algérie mais ensuite, sur cette terre retrouvée, l'espace et le temps se confondront.

Remarquons qu'avant son départ pour Alger, il rend visite à son vieux maître Malan (J.G. précise Camus et nous savons qu'il s'agit de jean Grenier). Conversation étrange que l'écrivain prévoit de supprimer après l'avoir écrite, indique une note du manuscrit. Le rôle de ce philosophe auprès de Jacques est contemporain d'une époque révolue: celle d'avant la dislocation de ses certitudes. Le héros constate que, par une coïncidence remarquable, ce père de substitution, vit là où son père biologique est enterré. Jacques laisse derrière lui le premier pour chercher le second, il s'écarte de son ancienne vie en métropole et prend le bateau pour Alger. « je reconnais maintenant que tout m'abandonne, que j'ai besoin que quelqu'un me montre la voie et me donne blâme ou louange, non selon le pouvoir mais selon l'autorité, j'ai besoin de mon père ». La coupure est franche.

« C'était ainsi chaque fois qu'il quittait Paris pour l'Afrique, une jubilation sourde, le cœur s'élargissant, la satisfaction de qui vient de réussir une bonne évasion et qui rit en pensant ô la tête de ses gardiens »

Comme le plongeur quitte son point d'appui pour surgir dans un autre élément nous entrons alors dans un autre espace et dans une autre durée. La révolte qui fut souvent revendiquée au XXe siècle comme moteur de la pensée, aboutit bien souvent chez les intellectuels français à un refus du réel, et à la seule remise en cause des formes esthétiques connues, comme ce fut le cas pour le daddisme, le cubisme ou le nouveau roman. Dans Le premier homme, le héros d'Albert Camus s'enfonce au contraire dans l'épaisseur de la réalité pour s'étayer à sa résistance comme lorsqu'il était enfant, pour y retrouver une façon d'être au monde, c'est-à-dire l'unité première. En ce sens la démarche littéraire de l'auteur accompagne l'évasion de Jacques.


Un gros poids d'objets

« II faudrait que le livre pèse un gros poids d'objets et de chair... ». Cette note qui figure au bas de la page 101 indique nettement l'intention d'Albert Camus, qui s'impose par ailleurs au fil des pages.


Alger. Le Jardin d’ Essai vu depuis la terrasse du musée des Beaux-arts ( Coll. particuliére)


Embarqué en juillet pour Alger, Jacques Cormery reconnaît le malaise qu'il éprouve sous le soleil d'après-midi, devant les passagers assoupis dans des transatlantiques. Cette sensation porte un nom venu de l'enfance: « A benidor ».C' est une sentence de sa grand-mère qui l'emprisonnait pour la sieste entre son vieux corps endormi et le mur de la chambre. Le présent fait lever les images de Belcourt, la rue vide, pétrifiée de chaleur derrière les persiennes, puis le bonheur de l'évasion et la fraîche récompense des orteils pataugeant dans la fontaine de la rue Prévost-Paradol. À partir de là, la mémoire dévide aisément, pour l'écrivain, l'odeur des caves ou% il jouait avec ses camarades, le goût des tramousses et des pois chiches sur des éventaires assiégés par les mouches, les jeux dont il détaille longuement les règles, celles de la canette vinga et des noyaux d'abricots, les virées au Jardin d'Essai et la guerre à Galoufa, terreur des chiens errants et cible des enfants vengeurs...

II faut deux pleines pages à Albert Camus pour nous conduire du prénom retrouvé de l'oncle Michel au traditionnel pique-nique de Pâques, dans la forêt de Sidi-Ferruch, et à la marche de l'enfant dans la mer. Tout y est: l'odeur et l'œil à longs cils des chevaux qui tirent le tramway, le mouvement de la croupe des bêtes observé par les enfants chargés dans la carriole, les mounas transportées dans des panières à linge, la recette des oreillettes... Les souvenirs s'enchaînent, appellent la lumière et les parfums; la mémoire progresse en pays connu, amplifie son champ, réussit une trouée dans le temps. Un grand pan de passé s'ouvre et restitue, avec les réjouissances rituelles et les sensations retrouvées, la mystérieuse alliance avec le monde. « Il ne faisait jamais assez chaud pour se baigner mais toujours assez pour marcher pieds nus dans les premières vagues, pendant que les autres faisaient la sieste et que la lumière qui s'adoucissait imperceptiblement rendait les espaces du ciel encore plus vastes, si vastes que l'enfant sentait des larmes monter en lui en même temps qu'un grand cri de joie de gratitude envers l'adorable vie ».

Pour autant, l'enfance retrouvée ne lui accorde pas ce qu'il est venu chercher, même s'il en savoure les dons II est de retour en Algérie car il besoin d'être renseigné, nous a-t-il dit, par celui qui lui a donné la vie et lui a légué la mort, personnellement : son vrai père qui l'a affrontée, cette mort, face à face à la guerre de 1914, dans la pleine force de la jeunesse. Le vieux philosophe Malan, l'homme qui avait la connaissance et que Jacques a laissé derrière lui en métropole, nous a semblé bien embarrassé de ses propres faiblesses et de ses doutes, bien cynique aussi pour transmettre un secours qu'il aurait reçu de son savoir. II n'apparaît pas moins démuni que son ancien élève.


Le silence et l'oubli

En arrivant à Alger Jacques Cormery entreprend de découvrir ce que fut l'existence de son père Henri. Interrogée, sa mère à demi-infirme, lui dit peu de chose de ce mari mort pour la France. Le héros se rend à Mondovi, dans la ferme où lui même est né, juste avant la mobilisation de 1914, mais Henri Cormery n'y a pas laissé non plus beaucoup de souvenirs. Personne n'extrait de sa propre mémoire un de ces portraits de père brillant, héroïque ou fantaisiste à qui ressembler. Au contraire chacun des témoignages qui se rapportent à « ce Français.. pas causant... au visage fermé, aux yeux clairs et attentifs» que le lecteur connaît lui, depuis le premier chapitre, repousse Henri dans la foule des anonymes. C'est un de ces émigrants qui étaient arrivés par vagues en Algérie et dont les histoires si semblables se superposent et se confondent pour n'en faire plus qu'une. Leur temps est uniforme et sans repères, si bien que Jacques se représente Henri Cormery, né sans doute aux environs de 1885, parmi les colons de 1848 qui ont créé le village. Les dates n'ont pas de signification, sur les tombes non plus où les noms s'effacent. Sa vie dans le bled algérien en 1913 répète celle des autres émigrants. Ils sont morts par dizaines chaque jour, cinquante ans plus tôt, sans rien laisser d'eux-mêmes, dans les marécages, la puanteur et la promiscuité des tentes, pendant que, faute de médicaments, les médecins militaires faisaient danser les autres autour du feu pour évacuer la fièvre. «Car c'était bien cela que son père avait en commun avec les hommes du Labrador, les Mahonnais du Sahel, les Alsaciens des Hauts-Plateaux, avec cette île immense entre le sable et la mer... cela c'est-à-dire l'anonymat au niveau du sang, du courage, du travail, de l'instinct, à la fois cruel et compatissant... Oui comme ils étaient morts, comme ils mourraient encore ! Silencieux et détournés de tout, comme était mort son père dans une incompréhensible tragédie loin de sa patrie de chair, après une vie tout entière involontaire.., une vie qui s'était construite autour de lui, malgré lui jusqu'à ce que la guerre le tue et l'enterre... rendu ô l'immense oubli qui était la patrie des hommes de sa race... ».

Remarquons que si, depuis 1962, les Français d'Algérie ont multiplié les études sur ces convois de Parisiens pour en faire un peu notre « Exodus », une telle recherche aux archives n'était pas fréquente au moment où Albert Camus écrivait son livre, époque où les intellectuels, et l'opinion publique à leur suite, chargeaient les colons du poids du péché colonial qu'ils dénonçaient.


Une vie « anonyme et involontaire » happée par l'Histoire, c'est cela que découvre Jacques à la recherche d'Henri Cormery sur la terre d'Algérie. Une histoire aussi impitoyable que cette terre est magnifique: envers contre endroit, vie et mort, sous un soleil de plomb et dans une nuit totale, sans l'apaisement des demi-teintes propres aux vieilles civilisations. Retourner en Algérie c'est se mettre entre les mâchoires de l'Absurde qu'il voulait dépasser! La lumière plein les yeux et la mort qui vous colle aux talons, comme votre ombre.


Dans les mâchoires de l'absurde

L'Absurde naît de la contradiction entre la force de la vie et l'existence de la mort. Elle ne s'impose à Jacques nulle part autant qu'en Algérie. Dans Le premier homme, la mort n'est pas évoquée mais bien représentée et un grand nombre de fois. L'auteur consacre deux pages au sacrifice d'une poule que la grand-mère tue pour le dîner, exécution à laquelle assiste l'enfant qui ne s'est pas dérobé, contrairement à son frère aîné. « Et Jacques se redressa. Il se referma sur l'angoisse, sur cette peur panique qui l'avait pris devant la nuit et l'épouvantable mort, trouvant dans l'orgueil, et dans l'orgueil seulement, une volonté de courage qui finit par lui servir de courage ».Il ne fuit pas. Le réalisme de la scène, le bruit de la lame sur le cartilage, la couleur du sang sur l'assiette blanche, viennent chercher le lecteur là où il s'abrite de sa peur, derrière les évocations pudiques et les périphrases.


Albert Camus l’écrivain
( Coll. particulière)

Pour Jacques, la mémoire terriblement précise sort la mort de l'abstraction parisienne et lui rend son caractère algérien de brutale nécessité physique et d'arrachement à la beauté du monde. Ce face à face du jeune garçon avec elle préfigure toutes les autres: le barbier arabe, rendu fou par la chaleur, a coupé la gorge de son client, la femme du colon assassinée a eu les seins tranchés... C'est pourtant cette réalité-là, regardée en pleine lumière, qui a dicté sa conduite à son père et lui a donné sa véritable et sa seule prise sur l'Histoire.


Un homme ça s'empêche

Un entretien avec sa mère rappelle à Jacques qu'en 1905, au cours d'une garde à la frontière marocaine, son père avait retrouvé deux jeunes soldats assassinés. Henri Cormery les a découverts égorgés et émasculés. Hors de lui, sa révolte ne cédait pas de terrain devant les raisons historiques que l'on pouvait présenter à décharge des agresseurs puisqu'ils étaient chez eux... « Un homme ne fait pas ça... Non un homme ça s'empêche. Voiler ce qu'est un homme, ou sinon... Et puis il s'était calmé: Moi, avait-il dit d'une voix sourde, je suis pauvre, je sors de l'orphelinat, on me met cet habit. On me traîne à la guerre, mais je m'empêche II y a des Français qui ne s'empêchent pas, avait dit Lévesque. Alors, eux non plus ce ne sont pas des hommes. Et soudain il cria: Sale race! Quelle race! Tous, tous.. ».

Henri Cormery orphelin, émigrant, mobilisé, connaît le poids écrasant de l'Histoire mais c'est pourtant à elle qu'il prend sa part de liberté. C'est à travers elle qu'il se construit: par ce qu'il accepte de lui donner, jusqu'à sa vie à la guerre de 1914, et par ce qu'il lui a refusé, car tout n'est pas permis au nom de la marche de l'Histoire. Voilà sans doute tout l'héritage que Jacques a reçu de son père. Mais nous pouvons retrouver le fil de cette constante chez Albert Camus dans ses œuvres anciennes.

Dix ans avant Le premier homme, dans la pièce « Les justes », les terroristes s'opposaient sur le prix à payer pour permettre l'avènement d'un royaume de justice d'où tout despotisme serait banni. Pour Kaliayev et Dora, mourir pour l'idée en lançant la bombe contre le tyran ou en acceptant de monter sur l'échafaud « c'est la seule façon d'être ù la hauteur de l'idée » , mais ils refusent de sacrifier l'innocent, alors que pour Stépan la révolution justifie tout. « Et si l'humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfantssoient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ? demande Dora. Oui s'il le faut, et jusqu'à ce qu'il comprenne, moi aussi j'aime le peuple » répond Stépan. (9)

Pour Stépan l'Histoire est devenue une divinité. Pour la servir, le révolutionnaire accepte que tous soient sacrifiés au nom de l'amour. Placé au-dessus de la vie, l'Absolu de justice annonce donc un despotisme plus terrible encore que celui que le révolutionnaire veut détruire.

Avant Henri Cormery, Dora et Kaliayev construisaient déjà eux mêmes par ce qu'ils acceptaient de donner à l'Histoire et parc e qu'ils lui refusaient. L'amour et le respect de la vie comme valeur première, vécus dans le monde et à travers les autres, restaient le point d'ancrage et le garde-fou de ces êtres engagés. Mais dans « Les justes » Camus place tout de même le lecteur du côté de ceux qui font l'histoire: révolutionnaires ou homme d'État. Dans Le premier homme c'est la vie sacrifiée, c'est-à-dire le poids de chair, la somme d'amour et de souffrances des anonymes et des innocents, qui occupe progressivement tout le champ, dressée face à la révolution qui s'en affranchit, elle, totalement.


La justice et l'innocent

Dès le début du roman, le héros se trouve à son tour confronté à l'Histoire. Lors de son arrivée à Alger, Jacques est dans l'appartement de sa mère quand une bombe explose à deux pas de là, dans un arrêt de bus. Nous avons fait la connaissance de Lucie dans le chapitre prologue du livre qui la décrit au moment où elle va donner naissance à Jacques. C'est une véritable scène pour le film qui n'a jamais été tourné sur les émigrants d'Algérie. Le couple constitué par Henri et Lucie Cormery semble venir de nulle part, dans l'immensité et sous les nuages gonflés de pluie qui courent d'Ouest en Est. Bien avant Sergio Léone, Albert Camus restitue la force du monde, celle de la solitude et la peur qu'ensemble elles génèrent, par l'utilisation du gros plan sur un détail dérisoire et par le jeu des contrastes. Tout commence par une roue ferrée de carriole qui broie les cailloux d'un chemin, entré la mer de sable et les flots de la Méditerranée. La jeune femme qui ressent les premières douleurs frappe par « l'air d'absence et de douce distraction, comme en portent perpétuellement certains innocents » .

Lucie, frappée très tôt par la maladie, est à peu près sourde, de ce fait elle parle peu. Veuve en 1914 avec deux enfants, sa faiblesse l'a placée sous l'autorité de sa propre mère qui, depuis, conduit la famille d'une poigne de fer. Lorsque son fils arrive à Alger, elle vit terrifiée par les attentats et les bombes, mais douce et résignée comme elle le fut toujours car « convaincue que la vie tout entière était faite d'un malheur contre lequel on ne pouvait rien et qu'on pouvait seulement endurer ». Dans les notes qui suivent la partie rédigée, Albert Camus écrit encore:

« Maman comme un Muichkine ignorant. Elle ne connaît pas la vie du Christ, sinon sur la croix. Et qui pourtant en est plus près ? » Entre ces deux citations l'amour de Jacques pour sa mère et son impuissance à la rejoindre font éclore l'innocence dans le roman: l'innocence, non le concept ou sa représentation. Et la création d'Albert Camus est prodigieuse.

Le plan du roman, qui se trouve en annexe à la partie rédigée, indique qu'il s'agissait d'un triptyque dont la troisième partie devait avoir pour titre: « La mère » . Mais Lucie Cormery apparaît dès le début en contre-chant au temps et à l'Histoire dans lesquels son fils est engagé. La famille est pauvre et, comme tout le petit peuple auquel elle appartient, elle est soumise à la loi de la nécessité. On y travaille dur, on y respecte un code d'honneur intransigeant, on y partage les mêmes préjugés. Pour le reste, on se bat avec les armes dont on dispose pour survivre. La grand-mère sait mentir pour trouver du travail à son petit-fils et adapter la morale aux exigences du moment... Ils sont pauvres et courageux mais ils ne sont pas saints pour autant. Lucie est d'une autre espèce. Dès le plus jeune âge, Jacques observe dans l'ombre, et le cœur serré par l'amour et par l'angoisse, cette femme immobile, silencieuse, au regard perdu. Elle est inaccessible dans sa solitude et son malheur sans révolte, à cet enfant si bien accordé à la beauté du monde.

Puis viennent pour lui les années d'école, les livres, les examens brillamment réussis, la bourse d'études qui éloignent l'adolescent de son quartier, de son île de pauvreté.

Le manuscrit, tel qu'il nous est parvenu, ne nous renseigne pas vraiment sur les activités de Jacques Cormery adulte, mais nous savons que c'est un intellectuel engagé dans les débats de son époque et le narrateur s'attarde aux transformations qui ont accompagné cette entrée dans la vie. Ainsi il nous montre le jeune homme conscient de la honte basse qu'il a ressentie à la distribution des prix du lycée, parce que sa grand-mère porte le fichu des vieilles espagnoles. Mais l'aîeule n'étant pas exempte de vanité, leurs sentiments médiocres et si bien partagés, y compris dans le petit peuple, s'équilibrent. Par contre, les failles qu'ouvrent chez Jacques le succès, les échecs, l'ambition déçue ou comblée, ne sont équilibrées par aucune ombre nouvelle sur cette âme immuable, chez cet être souffrant et préservé qu'est Lucie Cormery. Cette innocence de chair, cette innocence incarnée: « sa mère est le Christ> (le verbe est en italique dans les notes en annexe du roman) que Jacques adulte retrouve sans fêlure, à laquelle il adhère de tout son amour, et l'Algérie reconnue par les sens, le renvoient à la part de lui-même demeurée intacte. Lucie et l'alliance renouée avec la terre natale lui ont fait mesurer le chemin parcouru depuis l'innocence de l'enfance. En lui désignant la source de son unité première au sein du monde elles l'ont conduit à sa vérité hors de laquelle il ne peut prétendre accéder à rien. Sa vérité tient à ses choix mais aussi à ce « feu noir » enfoui en lui, à « cette lueur sourde, on ne soit d'où venue mais où plongent « ces racines obscures et emmêlées qui le rattachaient à cette terre splendide et effrayante... »

Cette part de l'être est accessible à l'artiste mais les sciences humaines l'ignorent, la rejettent ou la dédaignent car elle résiste à leur analyse. Or la science refuse de reconnaître une importance, ou même une existence, à ce qui lui échappe.

Albert Camus disait reconnaître un Français d'Algérie au grand rire qui le prenait en le rencontrant. Cette communauté d'âme, (et l'accent qui la désignait), était suffisamment perceptible pour le séparer de ses pairs: les intellectuels parisiens (qui n'aimaient pas l'Algérien en lui, remarquait l'écrivain).

Elle tirait sa force de ce lien qui relie mystérieusement l'homme à sa terre et aux autres, à tous ceux dont l'enfance avait aussi reçu ce sol en partage. Elle disparaîtra avec le dernier Pied- Noir. Le premier homme en gardera la trace.


Entre ma mère et la justice

On se souvient qu'Albert Camus avait fait rugir les intellectuels en déclarant à un journaliste qu'il les aimait toutes les deux, mais qu'il préférerait sa mère à la justice s'il avait à choisir. Dans Le premier homme, ce choix n'a même plus de sens. Pour Jacques Cormery comme pour Albert Camus, il n'y a pas de vérité révélée, pas plus religieuse qu'historique, il n'y a rien qui puisse justifier l'homme lorsque celui-ci nie la vie, l'amour et la beauté qu'elle offre. Ce qui a poussé Jacques à quitter son île de pauvreté pour s'engager dans l'Histoire le sépare aussi de la révolution. II aime sa mère, cette femme sans âge et de tous les temps, son visage d'agonisante est celui de tous les innocents lorsque la bombe du terroriste explose. Si la marche de l'Histoire peut permettre au terroriste de tuer Lucie, ainsi que l'amour qu'elle donne et qu'elle inspire, pour établir un paradis ultérieur, alors cette histoire, qui est passée du côté de la mort, ne peut contenir la justice et dans ce paradis la terreur régnera. Au XXe siècle, en justifiant une fois l'acte du terroriste au nom d'un absolu dont l'Occident est en quête, on a justifié d'avance toutes les terreurs que l'homme imposera aux autres pour faire triompher Dieu ou l'Idée: de la bombe dans un arrêt de bus, à la destruction des tours de Manhattan. Albert Camus écrit son roman qui s'inscrit dans la suite de L'Homme révolté, alors que le général De Gaulle annonce l'Autodétermination en automne 1959. Cette fracture de l'histoire était redoutée par l'écrivain qui la considérait comme le début d'un immense malheur pour les deux rives de la Méditerranée, et plus tard pour l'Europe (l0).La portée du livre, par la place qu'il fait à la vie des anonymes, n'en est que plus grande. C'est l'affirmation que la justice ne peut être que celle des hommes vivants, qu'elle s'enracine dans leurs jours, dans le monde et dans l'amour. Parce que c'est une exigence pour la vie, il lui faut réformer le présent pour préparer l'avenir et non arracher la page pour la réécrire et recommencer l'histoire selon son idée. La Justice ne peut être en niant ce qui existe. Albert Camus n'affirmait-il pas que le désir d' « absolue pureté » coïncidait, pour une nation, avec sa mort historique.


Evelyne Joyaux-Brédy


1-CAMUS Albert, Le premier homme, Éditions Gallimard.
2-CHAUNU Pierre, L'Histoire dans tousses états, Éditions Perrin, p. 102.
3-Ibid - p. 117.
4-ORWELL George, 1984, Éditions Folio, p. 304.
5-GRUTIER E.E, L'Algérie et la Métropole, Éditions Payot,1920.
6-ROUGEMONT Denis (de), Preuves, n° sept. 1957, p. 55.
7-CAMUS Albert, L'Envers et l'Endroit, Éditions La Pléiade, p. 12.
8-CAMUS Albert, L'Envers et l'Endroit Éditions La Pléiade, p. 13
9-CAMUS Albert, Les justes, Éditions La Pléiade, p. 336.
10-CAMUS Albert, Chroniques algériennes, Éditions La Pléiade, p. 900.

In : extrait de l’Algérianiste n°100 de décembre 2002

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