Imprimer

Une approche de Louis Bertrand

Écrit par Paul Mangion. Associe a la categorie Ecrivains algérianistes

Il ne saurait être question, dans une simple chronique, de présenter une étude complète et fournie sur Louis Bertrand et son oeuvre, qui est considérable. Une telle étude, véritable thèse de doctorat, eût nécessité beaucoup de temps, beaucoup de recherche si longues et difficiles. D'autant plus difficiles que les écrits de Louis Bertrand sont presque introuvables à l'heure actuelle.

On n'en doit que plus de gratitude à M. le général Bonhoure et à M. Pierre Lâffont d'avoir inscrit en tête de leur collection " L'Algérie heureuse " Le premier ouvrage de Louis Bertrand sur notre peuple : Le sang des races, ainsi que, à la suite, Pépète et Balthazare, le troisième.

On se contentera donc, aujourd'hui, d'une " Approche de Louis Bertrand" évoquant, d'une part, l'homme tel que l'ont décrit ceux qui l'ont connu différentes périodes de sa vise, donnant, d'autre part, une certaine idée des trois romans qui nous intéressent au premier chef, en tant qu' " algérianistes " : Le sang des races, La Cinna., Pépète le Bien-Aimé.

I - LES JEUNES ANNÉES

C'est à Spincourt, sur l'Othain, dans le département de la Meuse, à 30 kilomètres au nord-est de Verdun, dans la Lorraine de Mademoiselle de Jessincourt, un de ses meilleurs romans, que naquit Louis Bertrand, le 20 mars 1886.. Son père, Ferdinand Nicolas Bertrand, est né à Conflans Jarny (Meurthe-et-Moselle), vers 1834-1835. En 1866, lors de la naissance de son fils, il avait une charge de greffier de justice de paix à Spincourt. Il avait servi aux Cuirassiers sous Napoléon III. Peut-être prit-il part aux combats de Reischoffen (6 août 1870), où la charge héroïque des Cuirassiers fit l'admiration de leurs adversaires, et de Rezonville,(16 août. 1870), où les Cuirassiers se distinguèrent aussi. Ce devait être un homme assez robuste et de haute taille. Quant à sa mère, Guilminot Emilie, Delphine, elle naquit à Briey, le 3 août 1833 et mourut vers 1890.

Louis Bertrand eut, peut-on dire, une enfance solitaire pour un garçon. Il n'eut pas de frère. Il n'eut qu'une sœur, prénommée Jane, née à Spincourt le 10 novembre 1868 .

Il quitta Spincourt à l'âge de six ans pour aller habiter avec ses parents à Briey. Cela explique peut-être qu'on ne trouve, dans son remarquable ouvrage intitulé La Lorraine, aucune allusion à Spincourt. D'ailleurs, évoquant son pays natal, il en parle sans indulgence, gardant un mauvais souvenir de la rigueur du climat et du caractère froid des habitants ; " il a raconté, nous dit M. Hoffmann, la terreur que lui inspiraient les oies hardies et cruelles dont les becs siffleurs menaçaient ses mollets, l'horreur visuelle que lui inspirait la boue... " De son enfance et de son pays natal, on peut dire que Louis Bertrand garda un assez mauvais souvenir.

Pourtant, vers la fin de sa vie, nous dit M. Pierre Lyautey, " il aimait souvent évoquer la chaîne brisée des côtes de Romagne et ce qu'il appelait la " suavité " des hauts de Meuse, qui étaient pour lui un promontoire allongé en forme d'abside de cathédrale. " Il était aussi animé, nous dit encore M. Pierre Lyautey, de cette certitude lorraine toujours triomphatrice des pires abattements. " " Grâce à cet instinct vital, ajoutait Louis Bertrand, je me sens invincible ! "

De toute façon, on aura l'occasion de le voir par la suite, lors de sa réception à l'Académie française, il resta toujours, au fond de son cœur, très attaché à son pays lorrain.

Après des études secondaires au lycée de Bar-le-Duc, puis de Nancy, c'est à Paris, au lycée Henri-IV (H-4, pour les anciens) qu'il prépara son entrée à l'Ecole normale supérieure. Ce jeune provincial, à la rue d'Ulm étouffe au milieu de ce qu'il appelle des " savantasses " dont il écrira un jour (dans le Figaro du 17 mai 1931) : " Ces intellectuels, ces universitaires, sont en proie à toutes les illusions naïves, sont hallucinés par toute la phraséologie creuse de nos vieux Quarante-Huitards : ils retardent d'un demi-siècle ! ".Toute sa vie, il restera allergique à ce qu'il nomme " l'esprit pet-de loup ", expression qu'il prononçait en prolongeant avec insistance le premier mot, laissant attendre drôlement les derniers, dans laquelle il englobait à la fois les vieux universitaires avec leurs préjugés et les critiques de son temps.

Homme du Nord, il professe d'abord au lycée d'Aix-en-Provence, en 1888-1889, Et là, il est littéralement subjugué par la Provence avec ses multiples ruines romaines o théâtre antique, arènes et tombeaux des Aliscans en Arles, antiques de Saint-Rémy, arc de triomphe et théâtre d'Orange ; ruines de Valsons, et, en même temps, par les gens du pays, dont la langue garde tant de saveur latine. Ce Lorrain tombe éperdument amoureux des rives méditerranéennes. Pour lui, la Montagne-Sainte-Victoire devient une nouvelle " Colline Inspirée ", et il est, de plus en plus, farouchement épris de latinité.

Mais, dans son existence professionnelle, c'est une autre histoire. A vrai dire, le métier d'enseignant était loin de lui convenir. Ce qui lui répugnait, ce n'était pas la classe en elle-même, où il se trouvait à l'aise, savait susciter l'intérêt et la sympathie des élèves. Jamais on ne put, d'ailleurs, lui contester les qualités de sa pédagogie. En revanche, ce qui l'insupportait, c'était le mécanisme de la vie scolaire, ainsi que les contraintes des horaires et des programmes, Aussi en prenait-il à son aise avec les règlements et instructions, ce qui, dans le fichier des inspecteurs généraux, lui valut des observations plutôt acerbes.

Agrégé en juin 1889, il étrenne son agrégation au lycée de Bourg-en Bresse. Premier exil, mais dépourvu de soleil et de ciel bleu. II y étouffe, dans un milieu " plus courtelinesque que balzacien ", Un exposé sur Zola, fort mal apprécié de ses chefs, lui valut une nouvelle mutation et, en 1891, il quitta la Franche-Comté pour Alger où il débuta comme c'était l'usage, à l'annexe (ou Petit lycée) de Ben-Aknoun.

II - EN ALGÉRIE

Sur le bateau qui l'emmenait à Alger, il rencontra un collègue, devenu ensuite écrivain, mais, malheureusement, tombé au purgatoire de la littérature : Emile Baummann,

Quand il débarqua à Alger, la trentaine lui avait donné une grande beauté physique. Brun, élancé, mais en même temps très solidement bâti, il avait une grande régularité de traits, un teint légèrement mat, et il portait une longue et soyeuse moustache. Des cils épais donnaient à ses eux un incomparable velouté. On eut dit un hidalgo sorti de la fameuse île " Les Lances " de Vélasquez. Il en avait conscience et accentuait ce type espagnol par la coupe discrètement andalouse de ses costumes. Il portait de larges " sombreros" rigides à larges bords, plats, noirs en hiver, gris en été. Une vaste cape, à collets rabattus, le préservait des grands froids. Ainsi se présentait, en ces années de fin de siècle, notre nouveau professeur au lycée d'Alger.

Tant qu'il enseigna à Ben-Aknoun, il habita, avec son vieux père, une des maisons juchées au dernier tournant de la rue Rovigo. On l'y trouvait perdu au milieu du désordre de son cabinet de travail, désordre pittoresque, peut-être même organisé. Des moulages antiques y voisinaient avec des castagnettes aux couleurs d'Aragon, des lampes romaines d'argile des coffrets de cuir à cigarettes blondes. Fauteuils et chaises étaient surchargés de livres ouverts aux meilleures pages. Sur le sol, des tasses acore à demi-pleines .d'un odorant café voisinaient avec une paire d'haltères et des feuilles manuscrites éparses à travers la pièce.

C'est là qu'il recevait quelques rares amis : Emile Baumann, Augustin Bernard, Charles de Galland, Stéphane Gsell, le grand historien, qui l'avait mis en contact avec toute l'antiquité nord-africaine.

Avec eux, il évoquait les antiques cités dont le nom, à peine latinisé, avait conservé des consonnances puniques : Cartemae, Iol, Césarée, Tipasa, qu'il avait visitée en 1894 et surnommée ensuite, dans un article de la Revue de Paris de janvier 1904 " le jardin de la mort ", Rusguniae, Igilgili, asicadae, Hippo Regius.

A son balcon, penché au-dessus de la cascade bruissante de la ville il trouvait soit l'activité familiale des autochtones, soit la virulence des des berbéro-latines. Pour lui, l'atrium des Romains persistait dans le patio des maisons mauresques. Dans chaque mosquée malékite, il retrouvait l'ordonnance des basiliques, et dans les bruits confus qui montaient de la ville, il percevait des appels sonores, ibériques, baléares, languedociens, iliotes et grecs, à travers le grand murmure musulman.

Très tôt, il passa le plus clair de ses loisirs à prendre contact avec les choses et les gens de cette terre africaine. Très vite, il connut tous les coins de la Casbah, El-Biar, le vieux port et son quartier de la Marine, Bab-el-Oued, se liant avec des dockers, des immigrants fraîchement arrivés, les patrons de cafés et de restaurants populaires, et même des souteneurs des tenanciers de maisons closes. On le voyait souvent attablé dans quelque bodéga en compagnie de Mahonnais ou de tumultueux Valenciens. Allait partout, mais se faisait partout respecter. D'ailleurs, il était de taille inspirer le respect, n'aurait pas toléré qu'on en manquât envers lui et vigueur d'athlète en imposait à tous.

Certain jour, à Alger, à l'époque de l'affaire Dreyfus, comme il tenait ce dernier pour innocent, il s'était pris de querelle avec un personnage d'opinion opposée, à la terrasse d'un café. Finalement, exaspéré, il avait soulevé de terre, sans effort apparent, une lourde table de fonte et de marbre qu'il brandit au-dessus de la tête de son adversaire terrorisé et celui-ci jugea plus sage de déguerpir sur-le-champ.

Il se sentait passionné par le mélange des races qui s'effectuait sous yeux dans cette Algérie qui l'avait tout de suite conquis. Cette époque était encore celle où les quartiers de la marine étaient peuplés de Napolitains, les talus du ravin Davin de Maltais éleveurs de chèvres, les hauts Télemly d'Alsaciens, Belcourt (altération de Belle-Cour), de Lyonnais, quartier des Victoires de Provençaux et Bab-el-Oued d'Espagnols faisant sentir le quartier du crépitement des castagnettes et des guitares.

C'est ainsi que, reprenant une expression de Flaubert dans Salammbô, Louis Bertrand avait pu écrire, au début de son premier roman, Le sang des races : " Il y avait là des hommes de toutes les nations : Piémontais, gens de Camargue, de Montélimar, Alsaciens, Auvergnats, Maltais, Napolitains, Mahonnais ! "

En octobre 1895, Bertrand est muté au Grand lycée (par la suite lycée Bugeaud). C'est probablement à cette époque qu'il quitte son perchoir des tournants Rovigo pour s'installer à La Consolation, sur la côte, après Saint-Eugène. On lui confia la classe de rhétorique A. Pour leur premier contact avec leur nouveau professeur, les jeunes élèves de cette classe furent fort surpris d'entendre cette profession de foi

" Messieurs, il est à présumer que la plupart d'entre vous sont appelés à vivre dans une Algérie qu'ils ignorent. Je considère comme un devoir de leur révéler ce que furent, jadis, les richesses spirituelles et matérielles de cette Afrique romaine qui exerça sur le monde, du III° au V° siècle, un si prodigieux rayonnement.

" Nous accorderons donc à certains auteurs anciens, Cicéron, Tite-Live ou Quintilien, une place nécessaire et suffisante. Nous prendrons dans Tacite et Suétone ce qui nous intéressera. Mais je vous appellerai à connaître l'histoire des grands princes numides avec Salluste, les contes merveilleux d'Apulée, la vie des cités mortes et celle des campagnes autrefois parsemées de temples et de villes, les envolées apologétiques des Tertullien, des Cyprien, des Lactance, l'extraordinaire et combative existence du grand saint Augustin de Thagaste à l'époque où, par centaines, le sol africain était couvert de basiliques. (...)

(...) Je n'ignore pas, ajouta-t-il, non sans impertinence, que mon enseignement s'écartera sensiblement des programmes de préparation au baccalauréat. J'estime que j'ai auprès de vous mieux à faire qu'à jouer le rôle d'entrepreneur de succès scolaires. Ceux d'entre vous qui tenaient essentiellement à trouver ici une boîte à bachot n'ont donc rien de mieux à faire qu'à passer dans la classe d'à côté. (...) Il en est temps encore ! "

Langage digne d'un " algérianiste " et qui permettrait de considérer Louis Bertrand comme le premier des " algérianistes ", puisque ces propos datent de 1895, donc bien avant la fondation, en 1924, à l'initiative de Jean Pomier, de la revue Afrique dont le premier numéro comporte la profession de foi des algérianistes : " Nous sommes Algériens et rien de ce qui est algérien ne nous est étranger. "

Pour en revenir à cette déclaration d'avant-programme de Louis Bertrand, après la première stupeur, elle déchaîne l'enthousiasme: De fait, cet enseignement peu orthodoxe devait être suivi avec passion par les jeunes rhétoriciens, d'autant plus qu'il arrivait à leur maître de leur prodiguer sa parole en plein air, dans les ruines de Tipasa, Lambèse ou Timgad.

Souvent, aux heures de récréation, sous les ficus clé la grande cour du lycée, les jeunes gens formaient deux équipes rivales pour des parties de barre disputées avec acharnement. Les uns criaient : " Deo Gratias ! ", ce qui était le cri des traditionnalistes, et les .autres : " Deo Laudes ! ", cri des disciples des deux Donat.

Bien entendu, une telle fantaisie pédagogique ne manqua pas de provoquer des protestations qui se firent très vite véhémentes. Il y eut d'abord celle du professeur de " la classe d'à côté ", qui n'appréciait pas la désinvolture de son collègue. Appuyé par nombre de ses collègues du lycée, il s'en plaignait amèrement au proviseur.

D'autre part, celui-ci reçut des réclamations signées de parents d'élèves qui s'élevaient contre les libertés fantaisistes que prenait ce jeune maître avec les programmes officiels.

Le proviseur convoqua donc Louis Bertrand et lui fit une série de fort sévères observations. Louis Bertrand, fier comme un pou d'Espagne, les reçut avec ses grands airs d'hidalgo. Des rappels à l'ordre, par écrit, pour qu'ils figurassent au dossier, lui furent copieusement adressés dans le meilleur style administratif. Louis Bertrand y répondait par des notes comparables à des banderilles posées par un torero confirmé.

Cette guérilla faisait la joie de l'inspecteur d'académie, M. Szinansky, et amusait prodigieusement le préfet d'Alger, M. Lutaud, qui était lui-même un lettré des plus fins.

III. - LE SANG DES RACES

En 1898, ayant rencontré au cours d'une promenade au Frais-Vallon, un charretier espagnol, il se lia d'amitié avec lui. Puis il l'accompagna au cours d'un de ses voyages dans le sud, jusqu'à Ain-Oussera, devenu par la suite Paul Cazelle, à 55 kilomètres au sud de Boghari, sur la route de Djelfa Laghouat, où il passa la nuit de Noël en compagnie de " rouliers " qui ", faisaient " la route du Sud. C'est de cette aventure que sortit, publié en 1899, son premier roman algérien, Le sang des races.

Dans cet ouvrage, Louis Bertrand évoque les randonnées de ces charretiers qui partaient d'une immense remise, " le Roulage ", située entre la rue Tancrède et les portes d'Isly. Randonnées rendues pénibles par le climat et par l'état des routes empierrées, ainsi que par la longueur des étapes.

Mais les figures centrales sont des Espagnols dont les familles habitent Bab-el-Oued. Ils se nomment Raphaël, le personnage principal, Ramon, Canete, la tia Pépa.

Il nous dépeint, dans leur milieu, tous ces gens chassés d'Espagne par les guerres civiles, mais, surtout, par la misère. Ils ont trouvé en Algérie un travail abondant qui leur permet de vivre et de manger à leur faim. " Tous, nous dit-il, rompent avec joie le jeûne ancestral. " Ils apportent avec eux " cette endurance à la peine des peuples et des races dont l'énergie a longtemps sommeillé. "

Ils arrivent par vagues successives, parfois par familles entières, par balancelles. Les nouveaux débarqués se présentent vêtus d'un pantalon collant, d'une blouse noire et, parfois, drapés dans leur " alhammar ", couverture de laine rouge à carreaux. Les femmes portent encore la mantille et, le dimanche, de larges robes évasées.

Les nouveaux venus, nécessairement, se nourrissent d'une manière très sobre, mangeant beaucoup de pommes de terre, ce qui leur vaut, de la part de ceux qui les ont précédés, le surnom de " pataouétés ", mangeurs de patates.

Les plus anciennement établis voient d'un mauvais oeil les vagues de leurs compatriotes qui suivent leurs traces, risquant de leur disputer leurs emplois ou d'en faire baisser la rémunération. " Ils ne peuvent pas rester chez eux, ces pataouètes d'Espagne. s'écrie Raphaël le charretier, en place de venir ici nous apporter leur misère et leurs poux ! "

Parfois, certains éprouvent le besoin de revoir leur pays d'origine Ils en reviennent déçus et Raphaël, de retour d'un voyage à Valence, atteste cette déception. " En voilà un pays de sauvages ", proclame-t-il.

Peu à peu, pourtant, ces " gens de toutes les nations " se mêlent par mariage et cela donne, au dire d'André Gide, qui séjourna alors à Alger, " une race nouvelle, orgueilleuse et hardie " qui, selon Camus, " a mis tous ses biens sur cette terre ". On comprend mieux alors le titre du roman : Le sang des races.

L'opinion publique, surtout dans les milieux bourgeois d'Alger, fit un accueil détestable. On se déclarait outré du langage très cru aux personnages du roman et aussi de la nature de ces personnages, issus du petit peuple algérois.

Louis Bertrand n'en avait cure. Bien plus, il lança aux puristes le honnissaient une manière de défi. Il voulut démontrer qu'il savait monde et qu'il ne prenait pas uniquement ses repas dans les gargote! dans les " posadas ".

Un certain soir, donc, les élégants d'Alger purent le voir attablé, impeccablement vêtu dans l'un des restaurants les plus renommés de la ville. Mais il avait invité à sa table un robuste et magnifique roulier habillé costume traditionnel des conducteurs de chariots : courte blouse noire à plis, taillote rouge, ample pantalon de velours sombre, bleu, serré à la cheville par de bonnes espadrilles. Inutile de dire que le scandale fit grand bruit. Mais Louis Bertrand s'en souciait comme d'une guigne ou de sa première culotte et il avait davantage souci de l'opinion des charretiers, pêcheurs et autres gueux qu'il avait dépeint dans son roman.

Au lendemain de la sortie du livre, il écrivait à Joachim Gasquet de ses anciens élèves d'Aix, devenu ensuite son ami : " Vous le dirais-je ? Ce qui m'a le plus touché, c'est la sympathie des braves gens dont j'ai écrit l'histoire. L'un d'eux, qui ne sait pas lire, m'a demandé la Revue de Paris (où Le sang des races avait paru par parties successives, avant d'être édité dans son texte complet), pour se la faire déchiffrer par une voisine qui est allée à l'école. Beaucoup ont lu les journaux d'Alger où mon roman était annoncé, me demandant quand il paraîtra et me promettant de l'acheter. Je voudrais pouvoir le leur donner à tous !

Je vous le répète, parce que je n'ai jamais eu d'émotion d'amour- propre plus enivrante, cette sympathie .des pauvres gens est ma meilleure récompense ! "

Le sang des races parait en 1899. En 1901, Bertrand donnera La Cinna et, en 1904, Pépète le Bien-Aimé, dont le titre initial était : Pépète et Balthazar.

Pourtant, les plaintes de certains parents, quant aux libertés prenait notre professeur vis-à-vis des instructions officielles, finirent arriver jusqu'au ministre de l'Instruction publique et Louis Bertrand reçu un jour la visite inopinée d'un inspecteur général. Celui-ci, accompagné du proviseur et du censeur, tous trois portant le haut-de-forme réglementaire, fit une irruption solennelle dans sa classe,

Cette visite se produisit au moment précis où l'élève Jacques Duroux de Rouiba, futur sénateur d'Alger, expliquait un texte de Sophonisbe. Il s'appliquait à déclamer au mieux les vers de Corneille pour satisfaire son maître. Ce dernier, alors qu'il était à la rue d'Ulm, avait suivi les coure diction de M. Got, de la Comédie française, et se montrait très exigeant sur la déclamation.

Le vieil inspecteur général interrompit net le jeune Jacques Dur " Sophonisbe ! déclara-t-il d'un ton grave. Mais n'est-ce pas Nicomède qui est inscrit au programme de rhétorique comme tragédie de Corneille

Louis Bertrand reconnut aisément qu'il avait placé à son programme l'étude de Nicomède.

" Mais, ajouta-t-il avec désinvolture, j'ai pensé que les élèves algériens s'intéressaient davantage à Sophonisbe. Pour Nicomède, ces messieurs sont pourvus d'une bonne édition critique. En outre, ils disposent de l'excellent manuel de littérature de M. René Doumic, qui les aide à prépare le bachot. ".

" C'est possible ! rétorqua l'inspecteur général, mais de telles initiatives sont regrettables. On ne peut admettre que chaque professeur de classe puisse modifier le programme de ses cours au gré de ses préférences personnelles en toute liberté ! Aujourd'hui, Sophonisbe, du Corneille de deuxième ordre ! Demain, ce sera peut-être Pertharite ! "

" En effet, pourquoi pas Pertharite ? interrompit Louis Bertrand. L'étude de Pertharite ne manque pas d'intérêt. C'est une pièce dont l'échec a conduit Corneille à comprendre qu'il est un âge où les vieux barbons, quel que soit leur passé, doivent, dans leur intérêt, s'enfermer dans le silence ! "

L'inspecteur général eut, d'abord un recul du menton, puis il jeta sur le professeur qui, très à l'aise dans cette discussion littéraire, souriait sans aucune gêne, un regard ambigu. Après quoi, sur un silence, il se retira dignement.

IV. - RETOUR EN FRANCE. - " LA CINNA "

Cette inspection, à quoi vinrent s'ajouter les clameurs d'une opinion publique de certains milieux algérois scandalisés par les fantaisies originales de Louis Bertrand, valut à ce dernier, à la rentrée suivante, une station au lycée de Montpellier, en 1901. Il y passa un très brillant doctorat-ès-lettres, mais, visiblement, supportait de plus en plus mal le harnais universitaire, n'attendant que l'occasion d'une nouvelle foucade pour s'évader de l'enseignement.

Cette occasion lui fut fournie à la fin d'un trimestre. Selon la coutume, vit alors arriver dans sa classe, pour la lecture commentée des résultats des compositions trimestrielles, M. le proviseur et M. le censeur, protocolairement vêtus de redingotes et coiffés de hauts-de-forme. Aussitôt, il se précipite au-devant d'eux et, d'un geste, leur interdit le seuil de sa porte

" Monsieur le Proviseur, déclara-t-il, le règlement de 1808 exige que le chef d'établissement, pour visiter les classes, soit vêtu d'un habit bleu barbeau et de souliers cirés à l'œuf. Je constate que vos souliers ne sont cirés à l'œuf et que votre vêtement n'est pas bleu barbeau. Je me vois donc contraint de vous dire que je ne pourrais vous recevoir dans ma classe si vous n'allez pas, d'abord, échanger votre tenue incorrecte contre tenue réglementaire. "

Après cette nouvelle incartade, il ne lui restait plus qu'à préparer son départ de l'Université. Après la transition d'un congé d'un an, pour convenances personnelles, il donna donc, à trente-cinq ans, sa démission pour vivre de sa plume, gardant, au fond du cœur, contre les " pets-de-loups ", une hargne farouche. Mais il était déjà presque célèbre et venait de publier La Cinna.

La Cinna est le nom d'une actrice que Louis Bertrand nous dit s'être produite à Alger dans les dernières années du siècle. Mais ce n'est pas ce personnage qui fait l'intérêt du livre. Ce qui y est prodigieusement dépeint, et l'atmosphère agitée d'Alger, à l'époque de ce que l'on a appelé les " troubles anti-Juifs de 1897-1898 ".

A l'origine de cette surexcitation de la population d'Alger, on doit reconnaître une cause purement économique. Quoi qu'on ait pu dire, ce ne fut pas le décret Crémieux, datant du 23 octobre 1870, qui avait accordé la citoyenneté française à tous les Juifs algériens, qui déchaîna les passions.

La cause profonde de ces excès fut, en fait, la mévente des vins algériens, amorcée en 1890, qui provoqua très vite un marasme profond. En outre, de la Métropole, où les remous de l'affaire Dreyfus perturbaient la France et la coupaient en deux clans farouchement affrontés, étaient arrivés des gens venus faire en Algérie une intense propagande antisémite. En particulier le journaliste Drumond, invité à Alger par Max Régis, devenu maire de la cité.

En décembre 1897 commencent les manifestations qui se multiplient jusqu'au jour de la grande émeute du 13 janvier 1898. Ce furent, bien entendu, les étudiants qui, en décembre 1897, ouvrirent la danse. L'agitation se propagea ensuite aux quartiers populeux, Bab El-Oued, Belcourt, attisée par un meneur que Bertrand nomme " Carmélo ", et qui s'appelait, en réalité, Mesquida. C'était un gros bonhomme à la chaîne de montre en or, doigts chargés de bagues, à la tête de qui se jetaient des femmes surexcitées.

La veille du 13 janvier 1898, la ville avait été mise en émoi par l'annonce d'une comète, ce qui paraissait plus ou moins présage de catastrophe à des méditerranéens superstitieux. D'où, le 13 janvier, pèlerinage massif à Notre-Dame-d'Afrique. En même temps, meeting monstre au champ de manœuvre dans un cirque.

Vers le milieu de l'après-midi, le cortège venu du cirque remonte la rue Michelet, puis descend vers la rue Bab-Azzoun où se trouvent de nombreux magasins juifs. II y est rejoint par les pèlerins de retour de NotreDame-d'Afrique. Et c'est alors, contre les magasins juifs et les malheureux israélites qui s'étaient risqués en ville, le défoulement de la violence, sans qu'il y ait mort d'homme, heureusement. Mais les israélites furent houspillés, malmenés, et leurs magasins saccagés et pillés, au cri de " En bas les Juifs ! "

C'est avec un sentiment mêlé de stupéfaction et d'effroi devant la plèbe déchaînée que Louis Bertrand assiste à ces scènes qu'il décrit dans La Cinna. Selon la forte expression d'Emile-Félix Gautier, " il avait vu Calliban en face ! "

Mais quand cessa toute cette agitation, ce furent les contribuables algériens qui, sous forme d'indemnisations versées par la municipalité et la colonie, en payèrent les frais et Louis Bertrand fait dire par un notable israélite de l'époque qu'il nomme M. Chaloum, président du Consistoire israélite, au préfet d'Alger " Les chrétiens auront beau crier et nous taper dessus, ce sont toujours eux qui paieront la casse ! "

C'est sous un aspect humoristique, évidemment, que Musette, dans son Cagayous, nous décrit une scène de pillage ce jour-là. Elle vaut la peine, à nos yeux, d'une petite parenthèse que nous pensons pouvoir présenter maintenant.

" Ce coup-là, le courage il avait venu à tous. Deux minutes, la rue Bab-Azzoun elle se tenait plus un magasin juif fermé. Et oilà qu'on se fout tout ce qu'on trouve à la figure, pour rigoler.

" En passant devant le magasin d'un Juif qui vend des habits et qu'on s'esquintait tout dedans, je me ois ce fant de sa mère d'Embrouilloun qu'il était venu gros comme un tonneau de sucre. Chaque fois qui se trouvait un patalon ou un paletot, y se l'enfilait par-dessus l'autre.

" - Ti as pas honte de voler ? (lui dit Cagayous).

" - Çui-là qui prend à les Juifs, y vole pas

" - Qui t'a dit ça ?

" - Jésous-Christ

" - Tu l'as entendu, toi ?

" - Mon père, il a entendu !

" - Ecoute, Embrouilloun ! Pisque ton père y se connaît à Jésous-Christ, dis-y qu'il y demande qui t'achète le costume neuf. Mais tu voles pas ! Autrement, moi je t'apporte à Bou-Matraque qui te fourre à la malle vec la ficelle dans les doigts ! "

On doit ajouter que nombre de musulmans participaient aux pillages et l'on vit même un Arabe s'en aller avec une redingote sur le bras et un gibus sur la tête.

L'autre centre d'intérêt du livre est la description, dans des pages splendides et pleines d'admiration, que l'auteur consacre à la cité antique de Tipasa, à 60 kilomètres d'Alger. Il y fit sa première visite en 1894, l'année même où Stéphane Gsell reprenait les éléments de sa thèse sur Tipasa dans une magistrale étude parue dans les Mélanges de l'Ecole française de Rome. Certes, il fut tout d'abord conquis par le site, où la couleur ocre des terres, contrastant avec la verdure des lentisques et l'argenté des panaches d'armoise, lui rappelait les roches rouges de l'Estérel. Dans un paysage aux lignes très pures, la cote découpée, avec ses falaises à pic, ses plages, ses coteaux couverts de pins, et que fermait à l'horizon la masse épaisse du Chénoua, une végétation luxuriante, constituait aux ruines un véritable écrin naturel.

Mais ce qui fit jaillir son enthousiasme, c'est la " romanité " des ruines et la " chrétienté " du lieu. Partout, dans les pierres éparses, il retrouve l'empreinte de Rome et les témoignages d'une fervente vie chrétienne.

Sa profonde connaissance des mœurs romaines et sa puissante imagination lui permettaient de reconstituer, mentalement, la vie exubérante de cette ville de 15.000 habitants du temps des Antonins et des Sévères, avant sa destruction par les Vandales vers 480 de notre ère.

Certes, put-il admirer, entre autres, le nymphée, vaste parterre d'eau dégagé par M. Trémaux ainsi que la basilique de Sainte-Salsa, découverte par Gsell et l'abbé Grandidier. Mais on peut présumer de ce qu'aurait été son exaltation s'il avait pu contempler l'amphithéâtre, les énormes dalles du décumanus, et les remparts de la ville, dont la porte de l'Est présentait un seuil usé par les charrois.

Mais à son époque, il y avait encore 3,50 m d'épaisseur de terre au-dessus de l'amphithéâtre et on y semait, tous les ans, un champ de fèves. Cet amphithéâtre ne devait être dégagé qu'en 1952, le decumanus, alors couvert de lentisques, le fut en 1949. Quant au mur d'enceinte et à ses portes, ils ne le furent qu'en 1954-1956.

Il n'est pas sans intérêt de comparer la vision de Louis Bertrand avec celle de Camus, exprimée dans ses Noces à Tipasa. Pour ce dernier, " la basilique de Sainte-Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres ". Il dit aussi : " Dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres et, perdant le poli imposé par l'homme, sont rentrées dans la nature. Pour le retour de ces filles prodigues, la nature a prodigué ses fleurs. Entre les dalles du " forum ", l'héliotrope pousse sa tête blanche et ronde, et les géraniums rouges versent leur sang sur ce qui fut maisons, temples et places publiques. "

En somme, si ce qui compte surtout aux yeux de Louis Bertrand, c'est le témoignage de l'effort humain, de l'œuvre de Rome et de la ferveur chrétienne, pour Camus, il trouve bon que ces traces soient effacées par la végétation, que reparaisse l'état naturel des lieux et que les pierres redeviennent minérales.

Ailleurs, Camus émet la même opinion sur Djemila qu'il nomme " une ville squelette ". " Des hommes, dit-il, des sociétés se sont succédé là ; des conquérants ont marqué ce pays avec leur civilisation de sous-officiers ; ils se faisaient une idée basse de la grandeur. Le miracle, c'est que les ruines de leurs civilisations soient la négation même de leur idéal ! "

Même acrimonie d'Albert Camus face à la ville d'Oran, telle qu'il la connut en 1936 : " Forcés de vivre devant un admirable paysage, les Oranais ont triomphé de cette redoutable épreuve en se couvrant de constructions bien laides. On s'attendait à une ville ouverte sur la mer, lavée, rafraîchie par la brise du soir - et on trouve une cité qui tourne le dos à la mer, qui s'est construite en tournant sur elle-même comme un escargot - sous un ciel dur, minéral ! "

 

 

 

Lettre manuscrite de Louis Bertrand à Henri Lavedan de l'Académie française,
en réponse au courrier de félicitations pour la parution de Pépète le Bien-Aimé,
en 1904. Bertrand alors à Nice, dans la villa " La Cinna " (nom de son précédent roman.)
(Collection Hervé Cadot)

 

V. - A PARIS -" PEPETE LE BIEN-AIMÉ "

Mais laissons là Albert Camus et sa philosophie de l'absurde et revenons bien vite à Louis Bertrand. C'est en 1904 qu'il publie le troisième de ses romans inspirés par la vie du petit peuple d'Alger, Pépète le Bien-Aimé.

Avec Pépète le Bien-Aimé, nous sommes en plein cœur de Bab-El-Oued. Le titre primitif, celui de la première édition, était : Pépète et Balthazar. Balthazar, le postillon d'Aumale, est l'ami fidèle de Pépète Ferrer, héros picaresque, presqu'une manière d'" hidalgo ".

Pêcheur de son métier, chez le patron Figueiras, Pépète apparaît, au début de l'histoire, comme perdu dans une effrayante tempête. Aussi sa mère, la " tia Cension ", monte-t-elle avec sa jeune voisine, Angèle Nicoux, à Notre-Dame-d'Afrique pour y brûler un cierge afin que la Vierge lui ramène son fils sain et sauf. Ses vœux sont exaucés et Pépète fait au quartier un triomphal retour.

Le voilà, par la suite, au bal masqué de l'avenue Malakof. La salle, éclairée à l'acétylène, est décorée de lanternes vénitiennes. Pépète y rencontre une bouchère, Mme Saillagousse, et son amie Santita. La bouchère s'éprend de Pépète et leurs amours connaissent maintes péripéties.

Quand Pépète la délaisse, Mme Saillagousse, avec son amie, va consulter " Ziza la Juive ", rue de la Mer-Rouge, entre la rue Médée et la rue El-Kinaï, dans la Casbah. Celle-ci lui prépare un cœur de mouton percé d'aiguilles pour ramener l'infidèle. On est toujours superstitieux autour de la Grande Bleue. A Bab-el-Oued, tout est mis en oeuvre pour conjurer la " chkoumoune " ; en fin de compte, Pépète épousera Angèle Nicoux, sa jeune voisine, et la noce se fera au bar Malakof.

Tout cela est conté avec une verve étincelante où ne manquent ni le mot cru, ni le détail réaliste. On y trouve des personnages campés sur le vif : la maigre Remédios, amoureuse déçue de Pépète, l'oncle de ce dernier, le " tio Sancreu ", Mme Ramos, une voisine, et bien d'autres encore.

Avec une étonnante chaleur de ton, Louis Bertrand ressuscite à nos yeux la vie intense de Bab-el-Oued, en des pages qui sont parfois, à la manière de Flaubert, d'une haute envolée.

Bien entendu, tout ce petit monde parle le langage du cru, où se mêlent de vieilles tournures boulevardières, d'antiques expressions de corps de garde, de l'espagnol, de l'arabe, du sabir, qui viennent fortement altérer le " français naturel ".

Travailleur infatigable, Louis Bertrand poursuit alors son étude sur " Saint-Augustin ", tout en continuant de rédiger ses mémoires sous le titre collectif, Une destinée. L'un des volumes de ces mémoires, Les routes du Sud, publié en 1936, nous rapporte tous les détails de sa randonnée avec les rouliers et sa joie éperdue devant la lumière saharienne. Mais il dépeint aussi toutes les petites misères quotidiennes et matérielles qu'imposait, vers 1895, à un fonctionnaire presque débutant et sans ressources personnelles, la modicité de son traitement.

Une autre partie, dite : Mes ambassades, évoque le périple qu'il effectua, en janvier 1907, en Afrique du Nord et en Orient. Cette partie des Mémoires, la sixième, contient une série de magnifiques tableaux : " Mirage oriental - La Grèce du soleil et des paysages - Les bains de Phalère - Jérusalem. " A Jérusalem, au couvent des Dominicains .du père Lagrange, il se convertit pleinement à la foi chrétienne.

Au début de sa tournée, Bertrand est repassé .par Tébessa, où il a revu l'arc de triomphe de Caracalla et un petit temple qui ressemble à la Maison Carrée de Nîmes. Il a retrouvé aussi, à la basilique de Théveste la vigueur du christianisme africain avant l'invasion arabe. Pour lui, ces basiliques africaines sont de véritables " maisons de Dieu " où il lui semble entendre saint Augustin, le " Grand africain ", prêcher et disputer contre les hérétiques.

Fin 1907, il finit par se fixer à Paris, à l'hôtel Fayot, à l'angle des rues de Tournon et Vaugirard, non loin du restaurant Fayot, alors rendez vous de la littérature et de la politique. En 1909, il s'installe au n° 183 de la rue de l'Université, dans un très petit appartement assez obscur, sauf le bureau. La salle à manger, qui donnait sur la cour, était tellement sombre qu'on devait, à midi, y allumer l'électricité.

II y était servi par un curieux personnage, d'origine espagnole ou maltaise, affreusement laid, ancien roulier, fort débrouillard et bon cuisinier. Cet homme, qui l'accompagna dans tous ses voyages, lui était entièrement dévoué, mais les bonnes du quartier le fuyaient comme la peste, car ses appétits charnels l'agitaient intensément et sans répit.

Les Pères Blancs de Carthage envoyaient tous les ans à Bertrand un vin blanc très sucré dont il était très fier, s'en régalant au dessert et en offrant à ses amis.

En pleine maturité, il avait gardé un esprit agressif qui frisait l'insolence. Chaque été, M. Fayard, son éditeur, l'invitait à sa maison de Campagne. A Mme Fayard, qui lui demandait un jour, le lendemain de son arrivée, s'il avait passé une bonne nuit, il ne put s'empêcher de répondre

" J'aurais certainement bien dormi, si " vos mouches " n'avaient pris .plaisir à me tourmenter ! "

En dehors de sa biographie de saint Augustin, publiée avec un énorme succès en 1913, il collabore à de nombreux journaux et périodiques le Figaro, la Presse, Candide, la Revue de Paris, le Soleil du Midi, où écrivaient, entre autres, Frédéric Mistral, Xavier Vallat, Emile Rippert, et il commence les recherches nécessaires pour une étude sur Louis XIV ; avec l'aide du jeune Pierre Gaxotte, qu'il a pris comme secrétaire pour lui procurer et lui grouper sa documentation.

En 1914, il revient en Algérie, plus exactement à Bône, où il assiste à l'inauguration de la statue de saint Augustin, devant la basilique d'Hippone.

VI. - ANTIBES - LES DERNIERES ANNÉES

Pendant ces années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, Louis Bertrand, ne pouvant plus supporter le froid et l'humidité de Paris en hiver, s'en allait sur la Côte d'Azur. Plus exactement, il se fixe à Amibes, ce qui lui permet de se rendre aisément à Nice. Dans la banlieue de cette ville, Mme Henri Germain (Madame " Crédit Lyonnais ") réunit en avril1899, dans son admirable villa " Orangini " , les plus ,grands noms de la politique et de l'esprit. Louis Bertrand y rencontre Léon Bourgeois, Gabriel Hanotaux et le jeune Paul Morand, Claude Farrère et Isidore de Lara, Paul Bourget et Marcel Prévost.

Une année, le temps étant précoce, il y faisait une chaleur étouffante. Il s'était alors habillé comme il avait coutume de le faire à Alger : large pantalon blanc, dit " flottard ", serré aux chevilles, maintenu par une large ceinture à fermeture de métal veston d'alpaga noir, cravate aux vives couleurs, en tête un chapeau de paille souple, un " panama >, entouré d'un ruban vert. Le pantalon avait de la peine à rester fermé, le veston était manifestement trop court. Il faut dire qu'alors il avait déjà passablement grossi. A cette époque, les hommes portaient encore, même en été, d'austères tenues classiques. La vêture de Louis Bertrand attirait donc des regards étonnés, ironiques et même scandalisés.

En 1922, nouveau passage à Alger où il est présenté, à l'Alhambra, à un public enthousiaste par M. Andaillon, son ancien condisciple de la rue d'Ulm, devenu recteur de l'Académie d'Alger.

Le 19 novembre 1925, parrainé par Paul Bourget et le maréchal Lyautey, il est reçu à l'Académie française, au fauteuil de Maurice Barrès. De celui-ci, il donne cette définition humoristique : " Un troubadour auvergnat qui s'est fait gendarme lorrain. "

Quoiqu'il eut été définitivement conquis par les pays de la Méditerranée, si fort était son attachement à sa terre natale que le mot " Lorraine " revient trente-sept fois dans son discours de réception et quarante-huit fois l'adjectif " lorrain ", Mais il devait aussi écrire plus tard, dans Candide du 14 août 1930 : " J'ai fait l'Algérie latine et française comme Barrés la Lorraine. "

En 1936, il vient au Québec, " le royaume qui ne doit pas mourir ", comme l'appelait son ami Baummann, y représenter l'Académie française.

Ceux qui avaient connu Louis Bertrand à la fin du siècle dernier, n'auraient pu le retrouver, sous son aspect physique, dans les dernières années de sa vie. Il était maintenant franchement obèse, envahi par l'emphisème. Ses joues étaient devenues flasques et son regard, ayant perdu sa vivacité, était comme amorti.

Jusqu'aux dernières semaines, il continua à écrire des articles, notamment dans Candide. C'est le 6 décembre 1941 qu'il s'éteignit à Antibes, dans sa villa " La Solle " quelques jours seulement après l'enterrement, à Vernénégue de son ami Émile Baummann, décédé le 24 novembre à La Seyne-sur-Mer.

Ce fut à Jean Tharaud, élu à l'Académie française au fauteuil de Louis Bertrand, qu'échut l'honneur, pour son discours de réception, le 12 décembre 1946, de faire l'éloge du disparu et de son oeuvre. Il souligna nettement son oeuvre de Français et d'Africain.

A ses yeux, dis Jean Tharaud, l'Algérie n'était pas un pays neuf, mais un héritage qui devait a enseigner aux générations suivantes les grandes leçons des générations mortes

Mais il insista plus particulièrement sur ses Mémoires, où tout est absolument véridique et qu'il considérait comme étant, peut-être, le chef d'œuvre de l'écrivain. Quant à son Louis XIV, Jean Tharaud y voyait, psychologiquement, ce qu'on avait écrit de mieux sur le roi. Il avait senti l'Islam comme peu de gens, avant lui, l'avaient compris et son patriotisme clairvoyant lui avait permis d'annoncer toutes les explosions qui se préparaient.

Outre ses principaux ouvrages : Louis XIV, Saint Augustin, et ses " romans algériens ", plusieurs voyages en Espagne lui avaient permis d'écrire L'Infante et Sainte Thérèse et sa Lorraine natale lui avait inspiré deux romans : Jean Perbal, une oeuvre autobiographique, et Mademoiselle de Jessincourt, dont nous avons déjà parlé.

Parmi ses nombreux articles dans des périodiques, nous n'omettrons pas de citer un texte sur l'Algérie, paru dans les Ecrits de Paris en 1871.

Mais pour nous, algérianistes, Louis Bertrand restera toujours un symbole, celui du regard attentif et affectueux, jeté par cet homme du Nord sur notre province d'Afrique, à une période bouillonnante de chaleur et de vie. Cette vie si originale, c'est celle qui palpite aussi dans le Cagayous de Musette, son contemporain. Et cette époque, Louis Bertrand l'a fortement marquée de son extraordinaire personnalité.

Depuis bien des années, l'écrivain et son oeuvre sont tombés, en France dans les brouillards de l'oubli. Ni les dictionnaires des auteurs, ni les dictionnaires des oeuvres, des lettres françaises, ne lui accordent une ligne ; seules les diverses éditions de Larousse lui consacrent une courte notice.

Pourtant, hors de cette indifférence générale du grand public, certains, qui avaient connu l'homme et avaient apprécié son oeuvre, lui demeurèrent fidèles.

Son ami Maurice Ricord, qui devait publier, en 1947, Terre de résurrection, lui consacra, en 1947 également, sous le titre Louis Bertrand l'Africain, un très intéressant ouvrage, où son oeuvre africaine était largement évoquée.

Plus récemment, l'abbé L.-A. Maugendre, docteur ès-lettres, a publié un remarquable ouvrage sur Louis Bertrand aux éditions Beauchesne, 117, rue de Rennes, Paris-6o, en 1971. Le Républicain lorrain de Metz en fit un compte rendu dans son numéro du 5 décembre 1971.

VII. - LA LORRAINE SE SOUVIENT

Mais déjà, en 1960, M. Beauguitte, député, ancien ministre, avait écrit au conseil municipal de Spincourt une lettre par laquelle il suggérait l'apposition d'une plaque commémorative sur la maison natale de Louis Bertrand. En sa séance du 15 octobre 1960, le conseil municipal, présidé par M. Emile Hoffmann, alors maire de Spincourt, fut unanime pour accepter cette heureuse initiative du député de la Meuse.

Malheureusement, cette maison natale de Louis Bertrand avait été détruite, incendiée par les Allemands le 26 août 1914. Elle avait été reconstruite, mais le nouveau propriétaire, qui avait, paraît-il, pris les académiciens en grippe, s'était opposé à ce que l'on place cette plaque sur maison. On décida alors de la fixer à l'extérieur du bureau de poste Spincourt, le bâtiment appartenant à la commune et jouxtant la maison natale de l'écrivain, à quelques mètres de ce qui avait été la chambre où naquit Louis Bertrand.

L'inauguration eut lieu le dimanche 20 mars 1966, centième anniversaire de sa naissance. M. Emile Hoffmann, alors maire de Spincourt, M. Pierre Lyautey, alors secrétaire de la Société des gens de lettres, M. Bauguitte, ancien ministre, député, firent l'éloge de l'homme et de son œuvre et le jeune Georges Claude lut un extrait de Jean Perbal.

Le compte rendu de la cérémonie, à laquelle de nombreux Lorrain avaient tenu à assister, parut dans le Républicain lorrain, avec plusieurs photos et de larges extraits des discours prononcés.

Le même journal, le 5 décembre 1971, à l'occasion du trentenaire sa mort, devait encore rappeler le souvenir du grand disparu, publiant une photo de Louis Bertrand dans la pleine forme de son âge, ainsi qu'une photo de la plaque commémorative, encadrée par des textes de circonstance

A l'ouvrage qu'il lui avait consacré, Maurice Ricord avait donné pour titre Louis Bertrand l'Africain. A nos yeux, ce titre, en sa concision, constitue le plus bel hommage qu'on ait pu rendre, tant à l'homme qu'à son oeuvre.

Paul Mangion

In l'Algérianiste n° 20 et 21 des 15 décembre 1982 et 15 mars 1983

Vous souhaitez participer ?

La plupart de nos articles sont issus de notre Revue trimestrielle l'Algérianiste, cependant le Centre de Documentation des Français d'Algérie et le réseau des associations du Cercle algérianiste enrichit en permanence ce fonds grâce à vos Dons & Legs, réactions et participations.