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Pataouète et Arabe

Écrit par Jean Monneret. Associe a la categorie Pataouète

PATAOUETE ET ARABE

Le pataouète a reçu un apport considérable des langues romanes que parlaient les immigrants venus s'installer en Algérie. On peut aussi se demander quelle influence ont exercé sur lui les langues locales. En l'occurrence et compte tenu de la faible implantation européenne en zone berbère, c'est bien sûr l'arabe dialectal qui retiendra notre attention. Nos recherches à ce sujet montrent que, contrairement aux idées reçues, son influence est loin d'être négligeable. Ainsi, le Dictionnaire du Pataouète*, qui recense un millier de mots et d'expressions diverses, attribue une étymologie arabe à plus de deux cents d'entre eux. Il serait donc inexact de croire, comme l'affirment à l'occasion certains de nos compatriotes, que l'arabe n'influait guère sur leur parler quotidien, mis à part quelques termes grossiers. En effet, il faut retenir que nombre de vocables étaient utilisés sans que le locuteur connaisse ou reconnaisse leur étymologie. Des mots comme barboucha pour dire barbouillé ou tchalèf pour dire mensonge ne révèlent leur origine qu'à des spécialistes familiarisés avec le maniement des dictionnaires idoines. Nombre de termes arabes étaient en outre déformés et, parfois, méconnaissables. Quand Cagayous S'écrie: " Saouna ! Qué riche ! " il utilise une exclamation dont le sens est obscur. Il faut du temps et de l'expérience pour retrouver la formule arabe " Sono Allah lsouna " Que la protection de Dieu nous recouvre !

Dans d'autres cas, on verra le locuteur pied-noir user d'un terme arabe comme baraka en oubliant précisément qu'il est arabe; mais il est aussi espagnol. Métamorphosé par un préfixe, on a alors malabaraka, terme pittoresque connu en Oranie où il avait le sens de poisse, déveine. Il faut aussi penser à des mots comme tramousse pour lupin et loubia pour haricot qui sont aussi castillans qu'arabes. Et l'on pourrait multiplier les exemples.

Une expression comme à la babala pour dire de travers vient de l'arabe : oâlo bab Allah, sur la porte de Dieu (c'est-à-dire comme il vous plaira) ; mais elle a transité par le catalan ou le napolitain alla babalà qui signifie de travers et a probablement la même origine. A ce stade, il devient hasardeux d'assigner une étymologie précise à un vocable.

Mais l'arbre ne doit pas cacher la forêt et l'on constate que l'Européen d'Afrique du Nord a surtout emprunté au dialecte local dans le domaine de la vie quotidienne et pratique. C'est donc tout naturellement que des termes de cuisine sont passés dans son langage familier. On n'en finirait pas de dénombrer les termes culinaires arabes que les Européens utilisaient couramment, signe qu'eux-mêmes avaient largement adopté les mets indigènes. De merguez à chorba en passant par couscous, maqroud, tajine, tchouktchouka, etc... la liste est impressionnante.

Bien sûr la vie quotidienne ne se limite pas au domaine, fût-il essentiel, de la nourriture. Ainsi, nul n'ignorait le sens du détestable bakchich et il ne faut pas oublier meztoute pour dire fauché, sloughi pour dire maigre ou dobza pour dire raclée. Que dire de locutions comme kif kif, soua soua, ouallou pour dire du pareil au même, impeccable, rien ? Elles étaient omniprésentes.

Il est vrai aussi que le champ des grossièretés et des allusions sexuelles en tout genre fournissait au pataouète un solide contingent de termes indigènes. Faut-il s'en étonner ? Naturellement non, car Européens et Arabo-berbères se côtoyaient à l'école, dans la rue, au travail. Quand des gens de cultures différentes, et particulièrement des enfants, s'empruntent des mots vulgaires, ils procèdent à une double opération : d'une part, ils malmènent un tabou, d'autre part, la langue étrangère leur fournit peu ou prou, et non sans ingénuité, un déguisement, un voile protecteur.

A tort ou à raison, le terme allogène paraît moins cru, moins brutal, plus pittoresque que la grossièreté native. Dire klawis ou zizas pour testicules et seins a pour l'européen un côté exotique, amusant qui en atténue la verdeur. C'est en somme une manière d'euphémisme.

Jean MONNERET

* Le Pataouète, Ed Gandini, Calvisson, 1992. Jeanne Duclos, Charles-André Massa, Jean Monneret, Yves Pleven. Collaboration Gabriel Conesa.

In l'Algérianiste n°76 de décembre 1996

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