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Bônané, une nouvelle inédite de Gilbert Espinal

Écrit par Gilbert Espinal. Associe a la categorie Pataouète

BÔNANÉ, une nouvelle inédite de Gilbert ESPINAL

 

On sonna, à la porte d’entrée.

- Va voir qui c'est ! ordonna la Grand'mère à la Golondrina; on peut pas êt' tranquille chez soi sans que les gens y viennent à te casser les bambans. Si c'est le facteur, les éboueurs ou les pompiers, t'y as trois billets de vingt francs sur le tiroir du porte-canne, un pour chacun; et si y font la trompa, pasqu' y trouvent que c’est pas assez, t'y as qu'à leur dire que cette année on est mazlot (1) et que les doublures elles se touchent. Si le facteur y te propose le calendrier, prends le mais pas vert, pasque le vert ça me porte la poisse et qu'en matière de poisse bastanté ténémos (2) avec toi que ni si quiéra (3) t’y es capab' de te trouver un travail !

La Golondrina s'arracha de la tripe qu’elle était en train de se confectionner au tricot et traina la savate jusqu’à la pièce voisine. On entendit des bruits de serrure : la principale et les deux targettes, celle du haut et celle du bas.

Deux minutes après la Golondrina revint près de sa mère et le visage décomposé, articula :

- Monmon, y a un homme qu’y te demande !

- A moi un homme ! s'écria la Grand’mère. Et qu'est-ce que tu veux que je fasse d’un homme a estas horas ! (4) T’y as pas demandé comme y s’appelle ?

-Y dit qu' y s’appelle Doudou, fit la Golondrina.

-Qué Doudou ni otcho quartos ! (5) protesta la Grand’mère. Moi de Doudou, je connais que ce malaraela de fils à Amparo et à son feignant de mari !

- Lui c’est! fit Doudou en faisant irruption dans la chambre et en serrant la vieille femme dans ses bras. Pos que je passais dans le Quartier et je me suis dit en moi-même : " et si j’allais leur faire la surprise à la Grand-mère et à la Golondrina pour leur souhaiter la bonne année. Je suis sûr que ça leur ferait plaisir pasque ça leur rappelerait le bon temps quand chaque premier Janvier j’allais leur dire dans le patio bônané, bon’santé, ouvr’moi ton port’monnaie. "

La Gran’mère et la Golondrina interloquées considérèrent le beau garçon qui se tenait devant elles : la quarantaine, gominé menu, vêtu d’un costume Prince de Galles un peu fatigué, chaussures vernies et cravate éclatante.

- La Golondrina elle m'a pas reconnu ! fit Doudou en riant.

- Je t'ai pris pour un agent du fisc, déclara la Golondrina,.

- C'est que je me suis mis de cuerpo présenté (6) expliqua Doudou. Pour une fois que je viens vous voir, autant que je soye à mon avantage ; mais je pensais pas que tu me prendrais pour un agent du fisc ! Vous avez peur du fisc ?

- Moi, j’ai peur de rien ! claironna la Grand'mère; mais c'est que depuis que le juge Jean-Pierre, il a découvert le pot aux roses, on se sent nulle part tranquille ! Tous on peut faire l'objet d'une perquisition. C'est devenu une hantise! Quand je pense à tous ces honnètes gens qu'il fout en taule, ça me témorise! Quel bon vent t'amène, Doudou ?

- Pos, je vous l'ai dit, recommença Doudou : la bônané, la bon'santé...

- Et le port’monnaie, reprit sévèrement la Grand'mère. Mais ta mère (elle est toujours de concièrge chez Lava-Thiva ?) elle m’avait dit que t'y étais babacoul et que tu roulais sur l’or, à vend' des cravates dans un parapluie dans le quartier latin ... Qui c'est qu’il achète des cravates de nos jours? se lamenta Doudou. J'ai eu un malde chien à épuiser le stock ; horosement que y avait les touristes! A-la-fin-d’à-la-fin, je me suis retrouvé avec le parapluie et une cravate; j’ai mis le premier en gage dans un bistrot contre un café crème et la deuxième autour du cou pour venir vous voir et là je suis.

- Combien t’v as d’enfants ? interrogea la Golondrina.

- Trois, répliqua Doudou. - Et de trois mères différentes ? demanda la Golondrina. - Voui! murmura Doudou d'un air contrit que démentait le pétillement de ses yeux. - Toi, t'y es pire que la Passionaria, établit la Grand'mère d'une voix grave. Elle, elle avait six enfants de six pères mais c'était une femme et son Parti lui interdisait de dire non : c’était sa faiblesse !

- J'ai pas pu me fixer, expliqua, Doudou. Chaque fois que je changeais de compagne, je croyais que c'était la bonne. La dernière, j’étais certain que c'était la femme de ma vioe et j’ai foncé. Elle avait tout pour elle. elle dansait la rumba au Crazy Horse; c'était une championne; comme moi je suis licencié es-tango, j’étais sur de ne pas me tromper. Je me suis dit : " C’est le bonheur assuré pour l’existence, nous sommes tous les deux au service de l’Art "

- Et pourquoi t’y es pas resté avec elle ?, s ‘inquiéta la Golondrina

- Au troisième mois elle me plaisait plus expliqua Doudou; c'est qu'à force de danser la rumba, elle avait le vent' comme un pain aux raisins !

- Qué staffa! (7) s'exclama la Grand'mère; voui que tu te dégoutes pour peu! Et tu l'y as fait un enfant malgrè tout ?

- Avec moi ça traine pas, déclara Doudou avec modestie ! je suis avec le Pape, contre les préservatifs.

- Et où c'est que t'y as mis tes loustics ?

- Les mères elles se les gardent.

- Pos ma fi’, soupira la Grand'mère, celles qu'elle sont tombées avec toi, elles n’ont pas gagné le grelot (8)

- Ma mère à moi, précisa Doudou, elle prend les trois un jour par semaine pour permettre aux mères d'aller faire leurs courses. - C’est toujours les parents qu'ils payent les pois-cassés, (9) philosopha la Grand' mère ; Et qu'est-ce que tu fais maintenant ?

- Je fais des affaires

- Quelles z’affaires ? demanda la Grand'mère.

- Je vends des z’autos d'occasion, justement, j'ai une Mercédès gris métallisé qu'elle vous z’irait comme un gant, commença Doudou...

- Tu te fous de ma gueule ! tonna la Grand'mère. A ma fi’ et à moi qu'on a que la retraite des vieux et l'allocation Tierce Personne ( pasque la Golondrina elle est falta de la cabeza) tu viens proposer une Mercédès, que ni seulement j'ai le permis de conduite !

- J'ai un copain chauffeur bénévole que pour mille balles, il vous transporte là où vous voulez !

- Et en plus, explosa la Grand'mère , tu veux que je m’en remette à un de ces trin-kisnaklis (10) de ton acabit qu'ils vivent de la crédulité populaire

- Je vous assure que c'est une affaire, assura Doudou : en bon état elle est et à un prix défiant toute concurrence !

-El barato salé caro (11) déclara la Grand'mère pour dire quelque chose. Avec tous les défauts que t'y as, ajouta-t-elle -que t'y as plus des défauts qu’une pelote!- tu devrais faire de la politique.

- Avec mon copain justement, çui-là que je vous propose comme conducteur, on a éssayé d’en faire, raconta Doudou. Quand Rocard il a parlé du bing-bang, séduits on était. On voulait rentrer dans son équipe. Déjà on se voyait députés. On avait mis au point une histoire de fausses factures pour quand on serait au pouvoir, tellement bien combinée que ni le juge Von Ruinebec il aurait pu la découvrir.

- Et alors? sauta la Grand'mère.

- Et alors quoi ? ricana le Doudou, est-ce ma faute à moi si le bing-bang au bout de huit jours il a fait teuf-teuf et plouf la semaine d’après ?

- Alors t’y es raide comme un passe-lacet, conclut la Grand’mère.

- Un passe-lacet à côté de moi il est souple comme une anguille , ironisa Doudou douloureusement.

- Mais ta mère, elle m’a pas dit un jour, s’étonna la Grand’mère, que tu faisais collection d’objets divers et variés et que t’y étais riche comme Crésus ?

- Collection je faisais de billets de 500 francs et de dollars, rétorqua Doudou, mais avec l’adversité hélas, tout casse, tout lasse et tout passe. Justement, déjà que vous voulez pas m’acheter la voiture, vous devriez m’avancer une partie de vos économies à que je les fasse fructifier. J’ai un tuyau pour le PMU.

- A combien tu crois qu’elles se montent mes économies ? ricana la Grand’mère.

- Je sais pas, hésita Doudou, mais ne me racontez pas, aouéla, que vous z’avez pas une motmora (12) ; déjà à Oran vous z’attachiez pas vos chiens avec des saucisses, alors ne me dites pas qu’ici, avec les rentes qu’elle vous assure la République ( que vous faites passer la Golondrina pour tonta (13) alors qu’elle est pas plus bête que la moyenne des français, tout ça pour toucher l’allocation Tierce Personne), ne me sites pas que vous z’avez pas deux ou trois mille francs entre les piles de draps dans vot’armoire…

- Ay! mon fils! explosa la Grand’mère, si j’aurais deux ou trois mille francs et le linge propre, c'est pas z’ici que je serais avec ma fi’ à se cailler les miches mais en train de faire du ski avec les Rotschild dans le Colorado!

- Eh ben! fit Doudou piteusement, vous renouez pas avec le passé, quand vous me donniez des z’étrennes à Oran. C’est pas que vous vous fendiez de la tête jusqu'au parterre mais au moins vous faisiez un geste.

- Oran c'était Oran, rétorqua la Grand'mère, et Paris c’est Paris. A Oran j’étais sénora. (14)

- Remarquez, l'interrompit Doudou, que vous me refiliez que cinquante centimes que j'avais même pas de quoi m’ach'ter un paquet de tchitchingomme (15), mais au moins, quand je vous souhaitais la bonne année vous z’aviez un bon mouvement.

- Ti vas pas comparaitre les centimes d'Oran avec les centimes à de Gaulle; là-bas, quand j’étais petite, avec vingt centimes tu pouvais t'offrir dix crèmes d’a deux ou quat’ d’a cinq. Ici ni pour faire prier un pauv' tu as. ! Quand je pense que ce grand pendu, après nous z’avoir dit qu’il nous z’avait compris, de cent fois il a réduit nos z’économies ! Tout ça pasqu’il pouvait pas voir les pieds noirs !

- Une fois, marmonna Doudou, je me souviens que vous m’aviez foutu un de ces trompassos (16) après m’avoir remis les cinquante centimes…

- Je m’en souviens aussi, clama la Grand’mère,mais pour que je te foutes une baf’, qu’est-ce que tu m’avais claironné en guise de remerciements ?

- Je m’en rappelle pas, fit Doudou d’une voix suave ; j’ai dû vous dire uneparole de gosse comme " Bonâné, bon’santé, la paille au nez pour toute l’année ".

- C’est que c’est pas au nez que tu le l’as mis la paille, salomène ! (17) tonna la Grand’mère. Regarde, ne me rappelle pas aujourd’hui ce souvenir pasque, si je te fous la calbot’ que tu mérites, ta tête elle se retourne de l’aut’coté et tu pourras plus avancer qu’à reculons.

Gilbert ESPINAL

 

1 - mazlot’, mot arabe : sans le sou.
2 - bastante tenemos. esp : nous en avons assez.
3 - ni si quiera. esp : ni seulement.
4 - à l’heure qu’il est, à l’âge que j’ai.
5 - esp. sale race
6 - habillé avec recherche. expression espagnole
7 - exclamation espagnole : Quelle tromperie !
8 - la Grand’mère veut dire : le gros lot.
9 - les pots cassé.
10 - fripons machinateurs.
11 - dicton espagnol : le bon marché revient cher.
12 - marmite ou coffre dans lequel on place ses économies avant d’enterrer le tout.
13 – idiote.
14 – une Dame.
15 – expression oranienne : chewing-gum.
16 – une baffe
17 – petit salop

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