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L'estatue de Commandeur

Écrit par Jean Brua. Associe a la categorie Humour

Que rabiaL'humeur de Dodièze


recueillie par Jean Brua

Le triste sort des statues et monuments d'Algérie,démontés et rapatriés en même temps que la présence française et plus d'un million de ceux qui l'incarnaient, émeut Dodièze. Celui-ci a de bonnes raisons de s'interroger sur le peu de cas qui a été fait, dans une métropole devenue la France tout court, de ces effigies autrefois familières, aujourd'hui dispersées, mises au rebut, oubliées. Mais cela ne l'empêche pas de songer à sa propre immortalité de « lion des brochettes ». Peut-on le reprocher à un personnage aussi « emblématique » du vieux Bab el Oued ?

 

L'estatue du Commandeur

DODIÈZE - T'sais pas ça qu'on m'a dit hier ?... Le petit-fils à Perpendiculano, qu'il est chauffeur-garducorps d'un sous-minisse, eh ben il a profité aouf un oyage officiel à Alger pour faire un tour à Saint-Ugène dessur la tombe de ses morts.

J.-B. - Pas possible ?

DODIÈZE - Sur la tombe de mes morts !

J.-B. - Vos morts ?.... Pas ceux du petit Perpendiculano ?

DODIÈZE - Tss... Arrête un peu le bourricot ! « Sur la tombe de mes morts », t'le sais bien que ça veut dire jurer la vérité qu' il est allé dessur la tombe de ses siens.

J.-B. - Je suis impardonnable. Mais dites-moi, on ne va pas refaire une visite de cimetière 1?

DODIÈZE - T'i'as pas honte à dire ça. Tu respettes plus à les morts, alors ? Juste le moment que là-bas, on leur a sarraqué 2 le monument ?

J.-B. - Si vous voulez parler de la disparition de la triple statue équestre, ça ne date pas d'hier. J'ai vu moi-même, en 92, le monument aux morts d'Alger réduit à son socle, avec pour seul ornement, deux poings de pierre brisant leurs chaînes... Vous saisissez l'allégorie ?

DODIÈZE (farceur) - Ça que j'ai saisi, c'est que si la légorie elle les a cassées les chaînes, ça m'éton pas qu'i se sont ensauvés les chevals, et les cavaliers avec. Qué du chemin qu'i z'ont dû faire depuis le temps : au moins jusqu'à Tamanrasset, diocane ! Je rigole, quâ même que j'ai la rabia. Mais alors, de tant des monuments qu'y'avait en Algérie, aousqu'elles sont passées toutes les estatues ?

J.-B. - Rapatriées, elles aussi, quand on a pu les soustraire au vandalisme.

DODIÈZE - Eh ben la soustraction, ça n'a dû faire une belle addition. Po, po, po ! Assaoir combien des milliers qu'y'en avait à déboulonner des cimitières, des places, des squares. Sans compter le oyage par terre et par mer, les grues, les camions. A'c tout ça qu'il a dépensé le gouvernement pour nous extransporter aussi nous autes, ça n'aurait fait des économies si on serait restés là-bas, nous et les estatues. Quâ même, penser que toute la gloire de l'Algérie française, pétrête on l'a revendue à la ferraille ! Et ça qui reste debout, qui gatz 3 i sait aousqu'on est allé le coucher ? T'le sais, toi que t'ies journalisse ?

J.-B. - Je crois savoir qu'un certain nombre d'entre elles ont été « recasées » dans des cours de garnison, dans des caves de musées ou dans les villes d'origine des personnages historiques qu'elles représentent. Pour en connaître le détail, il faut demander à Annie Reygasse et Théo Bruand, de la Chronique des chercheurs.

DODIÈZE - Bonne idée. Fais-moi penser de m'arrapeler. En attendant, là-bas, qui c'est-ce qu'i z'ont mis à la place, à part la légorie d'la boxe du monument aux morts d'Alger ?

J.-B. — Eh bien, l'émir Abd el Kader 4 a son effigie un peu partout, mais comme les chefs politiques et militaires de la révolution n'ont pas bénéficié de la même unanimité, il doit y avoir beaucoup de socles sans titulaire dans les grandes villes d'Algérie, et encore plus dans les villages. Vous postulez pour une place ?

DODIÈZE - Rigole, rigole. Et pourquoi que je l'aurais pas mon estatue ? Musette, le lécrivain des aventures à Cagayous, il avait bien sa sienne à Bablouette 5. Et Cagayous, pourtant, c'était un ouallioune que la bonne société elle s'ensauvait de lui. Au lieur que Dodièze, commerçant des brochettes avec gloire et honneur pendant pluss que cinquante ans, commandeur du Nitram Ifrikate 6, chef de claquecontreclaque du député Fernand 7, qui c'est qui lui lève pas le chapeau ! Même à Bablouette d'aujord'hui, tous i voudraient la oir mon estatue dessur la place qu'el-le a même plus ses Trois-Horloges pour donner l'heure.

J.-B. - C'est noté. Cette dernière volonté sera communiquée au représentant de la France à Alger. Si je suis encore là, je vous promets d'assister à la cérémonie...

DODIÈZE - Dernière volonté ? C'est pas pressé l'enterrement. Antantion, spèce de croque-mort que t'ies, si c'est pas moi que je vais mettre le costume-cravate en premier pour l'accompagner ton corbillard... Qu'est-ce tu croiques ? Pas besoin d'ha-biter chez Thaddo 8 ou à Saint-Ugène pour qu'on te fait l'estatue. D'ailleurs, t'le sais bien, ton copain l'esculpteur, comment qu'i s'appelle, déjà ?... Crétois. Un ancien du tournant Rovigo qu'il habite méteunant dessur une ligne droite à Pont-Saint-Azrine...

J.-B. - Pont-Saint-Esprit, dans le Gard.

DODIÈZE - Tu m'la coupes la parole par jalousie, pasque ça t'la coupe à toi que ce Crétois que j'ai dit i m'a taillé une papass 9 d'estatue que de Gaulle, à côté, même a'c le képi, i vient un petit nain. J'les ai envoyées les mesures à Bablouette pour qu'i préparent le socle en pierre de chez Jobert 10 et pétrête l'an prochain, inch'Allah, on se tape le oyage bateau et le couscous taïba 11 pour l'unauguration.
Jean Brua

Dodieze110 img 2
(Dessin-montage de l'auteur d'après un buis sculpté de Pierre Crétois)

Splications
1) (Voir chronique du n° 109 de L'Algérianiste),
2) Sarraquer : voler,
3) Qui gatz : va savoir qui,
4) Abd el Kader : à Alger, une statue géante de l'émir a été érigée à la place de celle... du maréchal Bugeaud,
5) Musette : Auguste Robinet, créateur de Cagayous, avait son monument place Dutertre à Bab el Oued,
6) Nitram Ifrikate : décoration imaginaire, dans La Parodie du Cid d'Edmond Brua,
7) Fernand : personnage de la P.d.C.),
8) Chez Thaddo : synonyme bônois de « mort et enterré »,
9) Papass : énorme,
10) Jobert : carrière de Bab el Oued,
11) Taïba : parfait, à point,
12) Zbouba : Bernique !

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