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Une ecole aux jours d’autrefois

Écrit par Claude Caussignac. Associe a la categorie Primaire

Vous me direz : l'école, on y est tous allés. C'est tuer le temps que d'en parler. Je vous répondrai tout de suite : dans votre école, étiez-vous gênés, assourdis je pourrais ajouter, par le clappement des cigognes ? Ce fait déjà vous assure étrange et lointaine contrée...
D'immenses eucalyptus parsèment le village. Sur une très haute fourche, de chacun s'entend, un nid, vaste amoncellement de grossières brindilles, et trois cigogneaux déjà grands attendent leur pitance, que les parents ramènent en norias incessantes. Lézards, grenouilles, sauterelles, serpents qu'ils découpent en segments, enfin, quoi, tout ce qui se mange. Et tout le monde de clapper avec ardeur et de clamer sa joie de vivre... à cette hauteur, et ce, bien loin des prédateurs. Pour les atteindre, il faut savoir grimper ; quant aux rapaces, ils se méfient, les cigognes ont bec acéré.
Qui dit cigognes à satiété entend chaleur carabinée, et chaumes abritant des bestioles. L'orge, le blé, déjà coupés, autrefois, courant juin, tout était terminé. Le village,à six lieues de Constantine, au sud-est, c'est Sigus. Sans doute quelques fermes isolées, de colons, mais surtout des fellah, possesseurs de petits lopins, qu'ils affleurent, l'automne, à l'araire... celui des Romains. S'il a plu lorsqu'il le fallait, pluie d'hiver, quelqu'autre au printemps, on récolte de quoi tenir jusqu'au moment où les épis de l'an nouveau veulent bien jaunir à leur tour...
Dans ce bled existe une école, depuis un bon nombre d'années, des lézardes, des vitres cassées, par où entrent les hirondelles. L'hiver, on obture au papier. La salle est grande, un gros poêle à bois, car souvent l'hiver il fait froid, un froid quand même d'Algérie. Un badigeon de temps en temps fait les murs assez acceptables, la chaux est d'un prix abordable.

La cour, un terrain vague, un berger y mène paître quelques biques aux longues cornes, toujours en train de s'affronter. Au milieu trône comme un roi un grand mûrier à l'ombre épaisse, « et touta » , au tronc rugueux mais sans ramures, où les chèvres ne montent pas. Du sol si aride déjà, elles contemplent, désabusées, le vert feuillage hors de portée...
Quant au logis de l'enseignant, mieux vaudrait ne point en parler ; deux ou trois chambres déplorables, dans l'une d'elles un potager, sous sa hotte, et avec un petit foyer, pour le charbon de bois. C'était la façon, à l'époque, de cuisiner. Nous sommes avant la guerre, de la France s'entend, la seconde, contre les Allemands. Et ma tante, tout juste débarquée, de Franche-Comté, vient donc d'y être bombardée, honneur et gloire aux enseignants !
Des états d'âme de l'impétrante, je ne voudrais ici parler : tant de jeunes, nouveaux débarqués dans un bled sans commodités, aucune pour se ravitailler, ne point se sentir isolé, au moins pouvoir parler sa langue, ont pu en leur temps en jaser. Mais ma tante, point si jeune en vérité, voulant regagner l'Algérie, regret de ses jeunes années, en avait été prévenue : deux ans dans un village arabe avant d'obtenir Constantine, le tableau noir et la cantine. Après elle pouvait espérer.
Sigus somme toute point éloigné du chef lieu, était de plus à lui relié et par trois cars indépendants : hélas, j'ai dit trois concurrents, passant un peu aux mêmes heures, se livrant course effrénée afin de rafler les clients ! Et ce n'était point sinécures, d'y faire un trajet croyez m'en. Il est vrai que dans les burnous, parmi teigneux et suppurants, on risquait autant le typhus, que de mourir par accident.
Quant à moi, j'étais à neuf ans, fin prêt à entrer en 6e. Le concours des bourses pour moi honorifique seulement, m'en ouvrait les portes bien grand. Mais j'allais parfois voir ma tante, lorsqu'à Constantine elle ne descendait pas, et trois semaines au mois de juin, après donc mon propre examen, je les ai passées dans sa classe, avec elle ; ainsi je suis bien au courant.
Trente-cinq élèves, surtout arabes, il se trouve que dans cette plaine ou plutôt sur ce Haut Plateau, les Berbères sont assez rares. Pourtant cinq ou six Chaouïa, les montagnards de l'Aurès, on ne sait comment venus là. Entre huit et seize ans, certains ayant deux têtes de plus que la maîtresse. Et deux petits Français, mais vivant à l'Arabe, les fils de quelque militaire encore bien jeune retraité, exploitant sa petite terre. Tous garçons : les filles n'allaient pas à l'école, en terre d'Islam, en ces temps. Et comment dévoiler des filles, pubères à ces âges avancés, avec ces vicieux forcenés ? Mais néanmoins ma tante, ne s'en laissait conter, élevée à l'allemande, elle savait les mater — avec justice et fermeté .
Ces élèves faisaient pour certains vingt kilomètres à pied, pour se rendre à l’école. Trois heures de marche, et autant le soir pour rentrer. L'Arabe avance comme il respire, à grand train et sans forcer.
A midi, sur place il fallait bien manger, un bout de kesra, la galette d'orge, c'était là tout le déjeuner. Au printemps, la réserve étant épuisée, souvent il ne leur restait rien. Ma tante, sur le poêle, mettait à bouillir des pois chiches, pour nourrir les plus affamés. Les fenêtres restant bien ouvertes, on pouvait ne pas s'affoler. De charité et de partage, l'église a voulu se mêler...
Ne soyez point étonnés de pareille nourriture. Bien souvent leur ordinaire n'est point davantage étoffé. Dans les ksour de Touggourt, de Biskra ou d'ailleurs, dans les régions pauvres, on vendait, ce dans la rue, et bouillies dans de grands chaudrons, des fèves, cuites à l'eau seulement. Une louche, pour un affamé, c'était un repas, et parfois même inabordable, malgré son coût peu élevé. Je vous parle d'un demi siècle...

J'ai appris là dans cette école, mes plus belles injures arabes, et quelques-unes chaouïa, en cachette de la Tata Que vouliez-vous donc qu'ils m'apprennent ? Sarrouels, burnous, habillés en tout à l'Arabe, ils respectaient maîtresse et savoir. Oh, une bonne moitié de cancres, mais deux ou trois grands préparant le certificat se chargeaient de les mettre au pas ! Ce certificat d'études ! A l'époque, il débouchait sur un métier, facteur, gendarme, cantonnier, et aussi agent de lycée, là où il faut des bacheliers, maintenant, je dois dire tristes bacheliers. On était aussi instructeur, dans l'enseignement des Indigènes, vous parlez, pour eux quelle veine, quant aux autres, ils feraient bergers.
Dans la cour, au milieu des étourdissants clappements des cigognes, je revois sous le grand mûrier, ma tante expliquant un problème à ces candidats absorbés, tout ouïe et tout oreille. De ces gars on eût pu espérer. Et le mûrier, bon prince, chargé d'énormes mûres confites à point, offrait là leur dessert à ces déshérités...
Ce certificat, objet de tant de convoitises, mon père le faisait passer, à Aîn-M'Lila à côté. Au jour fixé, tous de s'y rendre, bien astiqués.
Mes tantes de Lozère, anciennes institutrices, sermonnaient leur neveu, l’inspecteur. Pourquoi son rejeton en était-il privé, belle tare dans la famille? Et pour leur faire plaisir on m'y a présenté. II fallait douze ans révolus, j'étais en quatrième, bon, donc aucun problème. Mais j'ai pu me rendre compte du sérieux avec lequel tous ces petits bergers prenaient là cette épreuve, difficile, pour eux : passez donc le bac en arabe, voire simplement en anglais, et vous m'en direz des nouvelles ! Atmosphère de gravité, de raison et puis d'anxiété, pour les élus, joie délirante un petit tiers tout au plus. Ma tante à force de rabâcher, avait pas mal de succès, pour cela on la respectait...
Cela sentait bien bon la France, en ces temps... Personne ne la contestait !

Claude CAUSSIGNAC †

In : « l’Algérianiste » n°46

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