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Conseils aux jeunes éducateurs

Écrit par Georges Marçais. Associe a la categorie Primaire

Le devoir de connaissance

Une des qualités intellectuelles dont on doit le plus souhaiter qu'un jeune homme soit pourvu, c'est la curiosité d'esprit, la faculté de s'étonner, de se poser des questions au sujet des gens et des choses, de désirer les connaître et les comprendre. Cette curiosité d'esprit, ce désir de compréhension, ce sont là, sans doute, les conditions du progrès dans les sciences ; mais quelle utilité pratique ces qualités présentent, quel intérêt elles ajoutent à l'existence quotidienne, quand il s'agit d'hommes près de qui nous sommes appelés à vivre, d'une société qui nous entoure et à laquelle il faudra s'accommoder, de gens à qui l'on devra demander des services ou donner des ordres à bon escient ! Or, entre les musulmans de l'Afrique du Nord et nous, il y a des causes d'incompréhension et des motifs de défiance. Il y a la différence des races, et plus encore la différence des traditions et des coutumes ; il y a surtout la différence des langues. Voilà la barrière la plus haute, le mur le plus épais, celui qu'il faut tout d'abord abattre. Je sais bien que la tâche présente quelques difficultés, la langue qu'il s'agit d'acquérir, même la langue parlée, l'arabe de conversation, très différent de l'arabe des livres, cette langue dialectale ne s'apprend pas sans effort, il faut s'y faire l'oreille et le gosier. Mais dès les premiers résultats obtenus, combien on est payé de sa peine ! Les hommes que vous avez devant vous ne sont plus les mêmes et vous n'êtes plus le même à leurs yeux. Combien de fois m'est-il arrivé de voir les visages s'éclairer dès que j'avais prononcé les premiers mots arabes: ce beau souhait que l'on jette en passant auprès d'un chantier en action ou d'un travailleur isolé : « Que Dieu vous aide dans votre travail! ». Et s'il m'arrivait, au cours de mes études d'archéologie, de lire à haute voix devant eux une inscription sur le mur d'une mosquée ou l'épitaphe d'une tombe, la conquête était encore plus éclatante. La confiance était établie; on était prêt à me guider partout, à me rendre tous les petits services qui pouvaient faciliter ma tâche. La connaissance de la langue, c'est vraiment la clef des cœurs. J'estime que, même avec ceux qui comprennent le français, il n'est pas inutile de se servir, quand on peut, de quelques mots d'arabe. La compréhension réciproque en sera plus complète. Il convient d'ailleurs de remarquer qu'une connaissance parfaite de la langue est loin d'être nécessaire pour se risquer à parler. Les musulmans de l'Afrique du    Nord admettent très bien que l'on parle mal, et ils mettent beaucoup de bonne volonté à vous comprendre.


Mohamed Racim,
« portrait de Georges Marçais »


À l'acquisition de la langue, joignez l'initiation aux mœurs, aux croyances, à tout ce qui, devenu clair pour vous, donnera un sens aux gestes dont vous serez témoin, vous permettra l'accès près des âmes jusqu'alors indifférentes ou hostiles, à condition toutefois que vous pratiquiez ce que je considère comme le second de nos devoirs : le devoir de respect.

Le devoir de respect

II me semble d'ailleurs qu'ici la connaissance - notre premier devoir -est de nature à engendrer cette attitude de respect que je vous recommande. Il me semble qu'une étude quelque peu attentive de la religion et de l'histoire des musulmans, que des notions pas trop sommaires sur la richesse de leur littérature, sur la part qu'ils ont prise au progrès des sciences et sur la floraison magnifique de leur art, montreront qu'ils ont droit d'être fiers de leur passé. S'il est vrai que les Berbères arabisés ont été les légataires négligents de ce bel héritage, s'ils ont laissé éteindre le flambeau dont ils nous transmettaient la flamme, leurs descendants ont gardé le sentiment vague de leurs anciens titres de noblesse. De notre côté, le souvenir de ce qu'ils ont été bien avant nous, doit nous inciter à traiter avec déférence l'Islam qui a fait leur grandeur. Mépriser l'Islam, les mépriser eux-mêmes, serait faire preuve d'ignorance et d'incompréhension. Il est certes naturel d'avoir la fierté de sa race et de son pays, mais on ne doit pas s'en prévaloir pour dédaigner le reste du monde. Je connais peu de spectacles plus déplaisants et même des plus humiliants pour mon orgueil national, que celui que donne un homme grossier, arrivé par le dernier courrier de Marseille, traitant avec insolence un commerçant musulman qui vaut dix fois mieux que lui comme urbanité et bonne éducation. Un sot de ce genre peut, à lui seul, faire beaucoup de mal. Il met le musulman en défense et nous déconsidère à ses yeux. Il lui fait perdre de vue tous les bienfaits qu'il doit à la France, les soins qu'a reçus sa femme en couches, le vaccin qui a sauvé son fils, et le dévouement de l'instituteur qui l'élève. Et je ne souhaite pas, cela va sans dire, que l'on multiplie hors de propos les manifestations de déférence. Je sais ce qu'autorisé la camaraderie de l'école ou du terrain de sport; mais je souhaite que l'on évite les propos maladroits, notamment les plaisanteries sur ce que les musulmans considèrent comme important chez eux comme chez les autres: les croyances et les coutumes auxquelles la religion se mêle si intimement et qui leur tiennent tant au cœur. Je veux que les rapports entre égaux, étrangers l'un à l'autre par l'origine et par la foi, soient empreints du souci de ne pas blesser ce que l'autre respecte et a le droit de respecter, que les rapports entre chef et subordonnés ne donnent pas au subordonné, s'il est musulman, l'idée d'une infériorité congénitale et irrémédiable. Si l'on veut élever un homme à une dignité plus haute, il faut lui inspirer le sentiment que cette ascension est possible. En lui marquant de l'estime, en lui faisant confiance, on développera chez lui le sens de la responsabilité, sans aventurer soi-même une autorité qui doit être maintenue. En lui témoignant de l'intérêt, en exerçant sur lui une tutelle attentive et discrète, on peut l'attacher par des liens plus forts que ceux que crée la discipline. Mais ici nous abordons ce que je considérais comme le troisième de nos devoirs. C'est celui que nous nommerons la sympathie.

Le devoir de sympathie

On me dira que les deux mots ne vont guère ensemble. Je le reconnais sans peine. Chacun sait que la sympathie ne se commande pas. S'il existe des rivalités entre gens de même sang, s'il y a, au sein de la même famille, des incompatibilités d'humeur, qu'en sera-t-il entre des humanités si étrangères les unes aux autres ? Comment espérer que ces musulmans berbères et ces chrétiens lorrains ou bretons sentent s'établir entre eux ce fluide mystérieux qui, le temps et les circonstances aidant, peut en faire des amis dévoués, aimant à se trouver ensemble, prêts à se porter de l'aide si l'un ou l'autre est en danger ? Cet espoir n'est pourtant pas chimérique, et il serait aisé de le prouver par des faits. Je crois même que ce petit miracle est plus facile à réaliser pour des Français que pour d'autres, et que des Français ont plus besoin que d'autres de faire de ce rêve une réalité.
Nous sommes un peuple à la fois très individualiste et très sociable; nous sommes volontiers persuadés de notre supériorité, dédaigneux de ce qui n'est pas nous, et nous avons besoin de l'estime et de l'amitié des autres. En descendant du train dans un pays où il n'est jamais venu, un Français veut savoir si ces gens, qu'il méprise un peu, connaissent et admirent la France. Dans l'hôtel où il habite, il cherchera à donner de lui-même une idée avantageuse et à se faire des relations. Un Anglais à l'étranger ne souhaite pas qu'on l'aime et se contente de la bonne opinion qu'il a de lui-même et de l'Angleterre; un Français, tout aussi orgueilleux mais pas de la même façon, désire être aimé.

La colonisation française, dont il est de mode de médire, fut tout autre chose que l’asservissement d’un peuple par un autre peuple


Et cela sans doute est une faiblesse, mais cela est aussi un trait d'humanité et qui devient presque une vertu quand, au lieu du pays que l'on traverse en touriste et où l'on ne reviendra jamais, il s'agit du pays où l'on veut se fixer, s'acclimater, défricher une terre, bâtir une ferme, et fonder une œuvre durable. Ce besoin, qui est conforme à notre nature, devient de l'intérêt bien compris lorsque au lieu d'étrangers qui se passent fort bien de nous, il s'agit d'autochtones près de qui nous vivrons, dont nous pouvons améliorer l'existence et auxquels nous serons appelés à demander des services. Ces compagnons de travail, dont nous aurons à gagner le cœur, seront peut-être appelés à devenir des compagnons d'armes à l'heure du péril. On l'a vu plus d'une fois durant les deux dernières guerres. Est-il besoin d'évoquer le courage, l'allant, l'esprit de sacrifice, toutes ces vertus de gens de poudre que les musulmans de l'Afrique du Nord ont mises au service de la France qui les appelait à la défendre? Il y avait là sans doute de l'atavisme guerrier, peut-être le souvenir obscur d'un loyalisme enseigné à l'école, mais surtout l'attachement personnel de chaque homme au chef qui les commandait et qui marchait à leur tête. Si le tirailleur Mohammed ben Embarek s'est conduit en héros en Italie ou en Alsace, c'est qu'il a eu confiance dans ses officiers, dans ce jeune lieutenant qui fut pour lui comme un frère aîné, comme un père. Le mot n'est pas de moi. Les musulmans s'en servent volontiers; ils en abusent parfois; mais il correspond souvent à la réalité. Pour en souligner la justesse, pour caractériser l'attitude qui est proprement celle des officiers de nos régiments nord-africains, j'en appellerai au témoignage d'un Allemand. Voici ce qu'écrivait en 1938, Friedrich Sieburg, qui venait de vivre quelques semaines avec les chefs de nos postes sahariens :
« J'irai jusqu'à dire que l'on peut envier la France de posséder de pareils hommes... Leur tâche les oblige à être à tout moment dans les petites comme dans les grandes choses, des exemples, et à prouver aux indigènes que la France est juste et forte... Il n'est pas facile à un lieutenant ou à un jeune capitaine de démontrer ces principes par leur exemple, dans chaque geste de leur vie officielle et privée, mais ils sont aidés dans cette épreuve par un trait du caractère français: le goût de l'autorité paternelle se manifeste comme une vertu remarquable; il prête au commandement une nuance personnelle; il se traduit par une sollicitude patriarcale, par l'équité, par une influence souriante où entre toujours une part de sympathie ». Nous y voilà. C'est ce devoir de sympathie que nous souhaitons voir pratiquer à l'égard des musulmans, parce que la sympathie est dans les traditions de notre pays, parce qu'elle est, en dépit des menaces qui planent sur la France d'Outre-mer, une des conditions de sa cohésion et de sa durée. La colonisation française, dont il est de mode de médire, fut tout autre chose que l'asservissement d'un peuple par un autre peuple, ou l'expulsion méthodique de populations considérées comme gênantes;  elle fut, elle doit être encore un agrandissement de la patrie où non seulement les territoires, mais les hommes et leurs familles, trouvent place. Notre histoire coloniale, dont nous avons le droit d'être fiers, nous présenterait toute une galerie de belles figures de chefs profondément humains, qui semblaient moins soucieux d'annexer de nouvelles terres que de gagner des cœurs à la cause devenue commune. C'est Montcalm au Canada, Dupleix dans l'Inde, de Brazza au Congo, Lyautey au Maroc. Jeunes gens, ce qu'ont fait ces grands Français, ce que font tous les jours nos officiers de tirailleurs ou de spahis, chacun de vous, s'il est appelé à vivre, à travailler en pays d'Islam, peut le faire à sa façon, quelque modeste que soit la sphère d'action où le sort l'a placé. Chacun de vous doit se souvenir que, pour tout musulman qu'il rencontrera, il représente un peu la France et qu'il peut contribuer à la faire aimer. Or, faire aimer la France, c'est un moyen de la servir.


Georges Marçais en conversation avec un musulman dans la mosquée

Georges MARCAIS


Ce texte, paru dans le numéro du 27 septembre 1947 du Journal des Instituteurs d'Afrique du Nord, ainsi que son iconographie, nous ont été aimablement communiqués par M. Jacques Marçais, petit-fils de Georges Marçais. Nous remercions également M. Jean-Louis Saliba pour sa précieuse collaboration.

In : «  l’Algérianiste » n°116 de décembre 2006

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