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Réflexion et souvenirs sur le théâtre des Trois Baudets par Christian Vebel

Écrit par Christian Vebel. Associe a la categorie Théâtre et Cinéma

Réflexion et souvenirs sur le théâtre des Trois Baudets par Christian Vebel

Réflexion et souvenirs sur le théâtre des Trois Baudets par


Le bruit courait, dans le petit monde des chansonniers montmartrois, qu'il ne fallait jamais se hasarder sur une scène d'Afrique du nord, car le public n'y appréciait que les chanteurs à voix, les humoristes y étant reçus à coups de sifflet... (on ajoutait même avec des pets maltais !). J'ai été bien étonné de cette opinion quand nous nous sommes présen­tés, Georges Bernardet, Pierre-Jean Vaillard et moi, devant les spectateurs d'Alger. C'était le public le plus décontracté, le plus gai, le plus coopératif que puissent rencontrer des amuseurs.

Il y a des théâtres où l'on entre en scène avec méfiance, appréhension, un certain trac. Jouer chaque soir aux Trois Baudets de la rue Mogador était un travail, certes, car ce métier apparemment facile est semé d'embûches, mais nous nous y précipitions avec joie, comme à un rendez-vous d'amis. Il ne faudrait d'ailleurs pas croire que nous ne passions dans notre théâtre que trois heures, de neuf heures à minuit. La plupart du temps nous avions répétition l'après-midi, car en jouant un spectacle il fallait pen­dant plusieurs semaines préparer le suivant.

Bernardet, lui, s'occupant de l'adminis­tration, passait aussi la matinée dans son bureau. Il fallait en outre préparer les émissions de Radio-Algérie, les quotidiens « Propos pari­siens », ainsi que l'émission publique du dimanche, à la salle Pierre Bordes. Les Baudets travaillaient.. comme des bourricots !

Les coulisses, inaccessibles aux specta­teurs, constituaient notre royaume. Elles étaient très simples : une loge pour les hommes, une autre pour les femmes. Avec un minimum de 10 artistes, d'un pianiste (cher maître » Morisson!) et de deux machinistes, cela faisait pas mal de monde. Les coulisses étaient au dessous de la scène, à laquel­le on accédait par un escalier en colimaçon. Ce n'était pas toujours commode pour les changements de costumes, si nombreux dans la revue. L'escalier était gravi ou descendu avec une agilité prodi­gieuse. Jamais personne n'est tombé, que je sache. Cet escalier m'a pourtant joué deux mauvais tours. Dans une parodie de Carmen où j'avais très peu de temps pour m'habiller en soldat espagnol, je monte un soir si vite qu'en émergeant sur le plateau je cogne mon front dans un portant et mon arcade sourcilière se met à saigner. Je devais entrer en scène à la seconde. Donc, j'entre. J'avais précisément à la main un gracieux foulard, car la parodie voulait que ce militaire fut... un peu efféminé. J'appliquai donc le tissu sur mon front, et pendant toute la scène le public dût se demander pourquoi le foulard changeait de couleur : à la fin, il était entièrement teint en rouge. L'affaire se termina par deux points de suture. Une autre fois, toujours pressé, je grimpe l'esca­lier quatre à quatre et je vois mes partenaires qui étaient en scène me considérer avec stupeur puis me faire des signes que j'interpré­tai comme : « N' entre pas ! n'entre pas ! » j'avais simplement oublié de mettre mon pantalon.

 




La troupe de fond était consti­tuée par trois hommes (Les Trois Baudets) et trois femmes : Clairette May, Lucienne Vernay (natives d'Alger) et Geneviève Mesnil (née à Paris). A ces six per­sonnes s'ajoutaient d'autres artistes, selon les revues. Les plus importants furent : Georges Montiel, Roland Valade, Jacques Bedos, Marcos Bloch, Modest' et Ferdy, et même Georges Portal directeur de la troupe théâtrale de Radio-Algérie.

J'en reviens aux six élé­ments... « de base pour signaler que leur entente harmonieuse engendra trois mariages et quatre naissances. Christian Vebel épou­sa, à la mairie d'Alger, Geneviève Mesnil. Il leur naquit une fille. Georges Bernadet épousa Clairette May. Lucienne Vernay devint l'épouse de notre Impresa­rio Jacques Canetti, et lui donna un garçon et une fille. Quant à Pierre-Jean Vaillard, déjà marié, sa femme accoucha d'un garçon à la clinique Laverhnes.

Je n'entreprendrai pas de vous énumérer les spectateurs fidèles de la rue Mogador. Trois cents chaque soir pendant neuf ans, cela fait beaucoup. Certains venaient plusieurs fois voir la même revue. Beaucoup deve­naient des amis. Il y avait aussi des personnages pittoresques ou farfelus. Un certain Marius D., obsédé de mondanités, procla­mait à tout bout de champ - je suis un aristocrate, et ne parlait que de ses brillantes relations qui allaient (à l'entendre) du Prince de Ligne à la reine d'Angleterre. Un jeune homme (au demeurant bien sympathique) cherchait per­pétuellement à entrer au théâtre sans payer. Il disait à la caissière d'une voix un peu chuintante : « Ze vous assure, madame, que Zorge Bernardet m'avait promis deux places de lote gratuites... Il ne vous a rien dit ? ... Pourtant ze vous zure que nous avons dézeu­né ensemble hier, sez mes cou­sins Douïeb ». Etait-il ou n'était-il pas réellement parent de cette famille Douïeb, prépondérante à Alger ? Nous ne l'avons jamais su. Mais il en parlait tellement pour s'en recommander que nous l'avions surnommé : ~ Le cousin Douïeb Nous le soupçonnions de se faufiler un peu partout (sous l'égide prestigieuse de ses cousins Douïeb) et, un jour, il nous fit ingénument cette réflexion désa­busée : - Ze ne sais pas ce qui se passe en ce moment à Alzer... Cet hiver c'est sinistre : on n'invite plus !...

Paris avait un directeur d'Opéra parfumeur, Rouché. Alger en possédait un, pâtissier, ce qui n'était pas plus mal. Nous avions (gentiment) pris M. Portelli dans notre collimateur. J’avais écrit une chanson intitulée - Le Pâtissier à l’Opéra, où je disais notamment qu'il n'engageait que des chan­teurs « qu’il, aurait pu vendre dans sa pâtisserie. Ce qui était presque vrai puisqu'un de ses ténors s'appelait Gâteau. Enfin... plus exactement (à l'italienne) Gatto. Ma chanson amusait les algérois et je la chantais depuis deux bonnes semaines quand un soir je dis au public : • Vous voyez un peu la publicité que je fais à Portelli ! Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, il n'a même pas eu l'idée de m'envoyer le moindre croissant ! , Deux soirs plus tard, à la fin des applaudissements suivant la chanson du pâtissier, je devine un remue-ménage au fond de la salle : les ouvreuses introduisaient un blanc mitron qui traversa toute l'assistance pour me remettre en scène un superbe Saint-Honoré.

Après le spectacle, les artistes qui ont dîné légèrement ou même pas du tout, aiment souvent se détendre par un petit souper. Notre P. C. était « Le Ballon », café du haut de la rue Dumont d'Urville tenu par Alexandre. Nous y étions, par lui, reçus à bras ouverts et avec des acclama­tions fracassantes, car Alexandre avait une voix de stentor et un rire à briser les vitres du voisina­ge. Alexandre !... Une force de la nature, un personnage étonnant. Quand il venait au théâtre, nous le repérions immédiatement car ses éclats de rire entraînaient toute l'assistance. Une fois, campé un Tino Rossi plus que caricatural, qui parlait d'une voix de fausset, et dont toute la conversation se résumait à cette phrase : Avé la guitare... ». Pauvre cher Tino que j'ai si bien connu par la suite et qui était si gentil. Il aurait sûrement été le premier à rire de ce canular dont il faisait pourtant les frais. Mais dès qu'il eut vu cette scène - Alexandre-du-Ballon, il ne put jamais m'apercevoir sans aussitôt s'écrier : « Avé la guitare, et écla­ter de son rire homérique. Il avait ses têtes, Alexandre. Lorsqu'arri­vait une ou deux heures du matin et qu'il avait envie de fer­mer son restaurant si des clients se présentaient et qu'il soit bien décidé à ne pas les servir, nous assistions à une petite comédie.

- Peut-on souper ? disaient les impétrants.

- Attendez, messieurs-dames, répondait Alexandre en se tour­nant vers son fidèle barman. Ali !... Est-ce qu'il reste quelque chose ?

Ali regardait la cravate de son patron. Si Alexandre remuait dis­crètement la cravate de droite à gauche et de gauche à droite, Ali savait qu'il devait répondre:

- Oh ! Non, Msieur Alexandre ! Y a plus rien. Plus rien du tout !

Et Alexandre, d'un air navré, se tournait vers les arrivants :

- Non, messieurs-dames - Vous voyez - On n'a plus rien. D'ailleurs on allait fermer.

Là dessus, il commençait à tirer le rideau de fer.

Et nous autres... nous étions encore là vers trois heures du matin !

Alexandre s'est recyclé à Nice, où il s'occupe toujours de restau­ration, avec ses deux fils. Malgré les ans, il a toujours sa voix de tonnerre et son rire inimitable. Parfois, à Paris, décrochant mon téléphone, j'entends une voix qui tente de se déguiser, et me parle de choses invraisemblables. Je fais semblant de ne pas reconnaître Alexandre... Mais bientôt il rit... et je me retrouve au Ballon,!

Christian VEBEL


" Les propos parisiens", chaque soir sur Radio-Algérie
De gauche à droite, Christian Vebel, Pierre-Jean Vaillard et Georges Bernadet
(Collection de l'auteur)

 

In « l’Algérianiste » n° 55


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